CEDH, AFFAIRE UKRAINE c. RUSSIE (CRIMÉE), 2024, 001-234984 (2024)

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE UKRAINE c. RUSSIE (CRIMÉE)

(Requêtes nos 20958/14 et 38334/18)

ARRÊT

Art. 33 • Requête interétatique • Pratiques administratives adoptées par la Russie principalement en Crimée à l’origine de violations multiples de la Convention

Art. 2 (volets matériel et procédural) • Vie • Pratique administrative de disparitions forcées et de défaut d’enquête effective sur des allégations crédibles faisant état de cette pratique • Examen par la Cour du grief non limité aux personnes portées disparues • Article 2 applicable indépendamment de la libération de la plupart des personnes enlevées

Art. 3 (volets matériel et procédural) • Torture • Traitement inhumain et dégradant • Pratique administrative de mauvais traitements infligés à des soldats ukrainiens, à des personnes d’origine ethnique ukrainienne, à des Tatars de Crimée et à des journalistes • Pratique administrative de mauvais traitements infligés à des « prisonniers politiques ukrainiens » en Crimée et en Fédération de Russie et absence d’enquête effective • Conditions dégradantes de détention des « prisonniers politiques ukrainiens » au SIZO de Simferopol en Crimée • Problème systémique résultant de défaillances générales dans l’organisation et le fonctionnement du système pénitentiaire criméen

Art. 5 • Arrestation ou détention régulière • Pratique administrative de détentions non reconnues et en secret de soldats ukrainiens, de personnes d’origine ethnique ukrainienne, de Tatars de Crimée et de journalistes

Art. 5 • Art. 7 • Pratique administrative continue de privations de liberté, d’inculpations et/ou de condamnations irrégulières de « prisonniers politiques ukrainiens » fondée sur l’application de la loi russe en Crimée • Application rétroactive par les tribunaux de Crimée de manière imprévisible du droit pénal et extension des dispositions de droit pénal

Art. 6 • Tribunal établi par la loi • Application pleine et entière du droit russe en Crimée après son intégration à la Fédération de Russie, en violation de la Convention telle qu’interprétée à la lumière du droit international humanitaire • Remplacement général et intégral du droit ukrainien • Tribunaux criméens n’étant pas « établis par la loi »

Art. 8 • Vie privée • Pratique administrative empêchant les résidents permanents de Crimée de pouvoir effectivement renoncer à la nationalité russe

Art. 8 • Vie privée • Vie familiale • Domicile • Pratique administrative d’interventions et de perquisitions illégales et arbitraires dans des domiciles privés

Art. 8 • Vie familiale • Pratique administrative de transfèrements illégaux de détenus de Crimée vers des établissem*nts pénitentiaires situés en territoire russe

Art. 9 • Liberté de religion • Pratique administrative de harcèlement illégal de chefs religieux ne se réclamant pas de la foi orthodoxe russe, d’interventions arbitraires dans des lieux de culte et de confiscation de biens religieux • Absence de but légitime ou de justification

Art. 10 • Liberté d’expression • Pratique administrative consistant à réprimer illégalement les médias non russes, y compris en fermant les chaînes de télévision ukrainiennes et tatares • Pratique administrative non « nécessaire dans une société démocratique »

Art. 11 • Liberté de réunion pacifique • Liberté d’association • Pratique administrative consistant à interdire illégalement les rassemblements publics et les manifestations de soutien à l’Ukraine ou à la communauté tatare de Crimée ainsi qu’à intimider et à détenir arbitrairement des organisateurs de manifestations • Pratique administrative non « nécessaire dans une société démocratique »

Art. 10 • Art. 11 • Pratique administrative consistant à priver de liberté, inculper et/ou condamner irrégulièrement des « prisonniers politiques ukrainiens » pour avoir exercé leur liberté d’expression, de réunion pacifique ou d’association

Art. 1 P1 • Privation de biens • Pratique administrative d'expropriations illégales à grande échelle (nationalisation) de biens appartenant à des civils ou à des entreprises privées en Crimée, entraînant un transfert définitif de propriété sans indemnisation • Disproportion des privations contestées

Art. 2 P1 • Droit à l’instruction • Pratique administrative de bannissem*nt de la langue ukrainienne dans les écoles et de persécution des enfants ukrainophones à l'école • Déni de l’essence du droit à l’instruction

Art. 2 P4 • Pratique administrative de restrictions illégales de la liberté de circulation entre la Crimée et l'Ukraine continentale résultant de la transformation de facto par l'État défendeur de la ligne de démarcation administrative en frontière d'État entre la Fédération de Russie et l'Ukraine

Art. 14 (+ art. 8, 9, 10, 11 et art. 2 P4) • Discrimination • Absence de justification objective ou raisonnable à la différence de traitement visant les Tatars de Crimée

Art. 18 (+ art. 5, 6, 7, 8, 10 et 11) • Restrictions dans des buts non autorisés • Art. 18 non applicable en combinaison avec l’art. 7 puisque celui-ci n’est pas susceptible de dérogation (incompatible ratione materiae) • Art. 18 applicable en combinaison avec les art. 5, 6, 8, 10 et 11 • Pratique administrative de restrictions des droits et libertés des « prisonniers politiques ukrainiens » avec pour but inavoué prédominant de réprimer et de faire taire toute opposition politique • Politique gouvernementale continue, élaborée et défendue publiquement par d’éminents représentants d’importantes autorités russes, visant à étouffer toute opposition à la politique russe • Pratique tendant à ouvrir des poursuites en représailles, à instrumentaliser le droit pénal et à réprimer généralement l’opposition à la politique russe en Crimée

Article 38 • Manquement de l’État à son obligation de fournir toutes facilités nécessaires

Article 46 • Exécution de l’arrêt • Mesures individuelles • Obligation pour l’État défendeur de prendre des mesures, dès que possible, pour assurer le retour, en toute sécurité, des prisonniers en question transférés de la Crimée dans des établissem*nts pénitentiaires situés sur le territoire de la Fédération de Russie

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

25 juin 2024

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

TABLE DES MATIÈRES

LISTE DES ABRÉVIATIONS

PROCÉDURE

I. INTRODUCTION

II. PROCÉDURE SUR LA RECEVABILITÉ DEVANT LA GRANDE CHAMBRE CONCERNANT LA REQUÊTE NO 20958/14

III. PROCÉDURE SUR LA RECEVABILITÉ (CONCERNANT LA REQUÊTE NO 38334/18 ET LE GRIEF RELATIF AUX TRANSFÈREMENTS ALLÉGUÉS DE « CONDAMNÉS » VERS LE TERRITOIRE DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE) ET LE FOND DEVANT LA GRANDE CHAMBRE

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Requête no 20958/14

1. Les faits de la cause tels qu’exposés par le gouvernement requérant

a) Disparitions forcées et absence d’enquête effective (article 2 de la Convention)

b) Mauvais traitements et détention illégale (articles 3 et 5 de la Convention)

i. Conditions de détention et traitement en détention contraires à l’article 3 de la Convention

ii. Détention illégale contraire à l’article 5 de la Convention

c) Extension de l’application du droit russe en Crimée, excluant que les juridictions criméennes puissent passer pour « établies par la loi » au sens de l’article 6 de la Convention

d) Sur les violations alléguées de l’article 8 de la Convention

i. Impossibilité de renoncer à la nationalité russe, contraire à l’article 8 de la Convention

ii. Interventions arbitraires des autorités dans des lieux d’habitation privés

iii. Transfèrements forcés de condamnés

e) Harcèlement et intimidation de dirigeants religieux ne se conformant pas au culte orthodoxe russe, interventions arbitraires dans des lieux de culte et confiscation de biens religieux, en violation de l’article 9 de la Convention

f) Répression contre des médias non russes, en particulier des chaînes de télévision ukrainiennes et tatares, en violation de l’article 10 de la Convention

g) Interdiction de rassemblements publics et de manifestations, et intimidation et détention arbitraires d’organisateurs de ces événements, en violation du droit à la liberté de réunion pacifique (article 11 de la Convention)

h) Expropriation sans indemnisation de biens appartenant à des personnes civiles ou à des entreprises privées, en violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention

i) Bannissem*nt de la langue ukrainienne dans les écoles et persécution visant des écoliers ukrainophones, au mépris de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention

j) Restriction de la liberté de circulation entre la Crimée et l’Ukraine continentale résultant de la transformation de facto (par la Fédération de Russie) de la ligne de démarcation administrative en une frontière (séparant la Fédération de Russie et l’Ukraine), en violation de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention

k) Prise pour cibles des Tatars de Crimée, en violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention et avec l’article 2 du Protocole no 4
à la Convention

2. Les faits de la cause tels qu’exposés par le gouvernement défendeur

a) La thèse, défendue par le gouvernement défendeur, de l’inexistence d’une pratique administrative de violations des articles 2, 3 et 5 de la Convention

b) Les thèses de l’extension de la législation de la Fédération de Russie au territoire de la « République de Crimée » et de l’établissem*nt « par la loi » de tribunaux en Crimée, au sens de l’article 6 de la Convention

c) L’absence de violation de l’article 8 de la Convention en raison du caractère licite et raisonnable de l’imposition de la nationalité russe sur le territoire de la « République de Crimée » et l’existence d’une possibilité effective de renoncer à la nationalité de la Fédération de Russie

d) L’absence de violations de la liberté de pensée, de conscience et de religion à raison de perquisitions au sein de communautés religieuses, de confiscation de biens religieux et de persécutions visant des chefs religieux ne se réclamant pas de la foi orthodoxe russe

e) L’absence de toute restriction des activités des médias non russes sur le territoire de la « République de Crimée » (article 10 de la Convention)

f) La thèse, défendue par le gouvernement défendeur, de l’inexistence d’une pratique administrative d’interdiction des réunions et rassemblements publics et de détention déraisonnable des organisateurs d’événements publics (article 11 de la Convention)

g) Sur le respect des exigences de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention

h) L’absence de bannissem*nt de la langue ukrainienne et de persécution des élèves ukrainophones dans les écoles en Crimée contraires à l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention

i) Sur la conformité à l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention de l’établissem*nt d’une frontière d’État entre la « République de Crimée » et l’Ukraine

j) L’absence de pratique administrative contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention et avec l’article 2 du Protocole no 4 consistant à persécuter les Tatars de Crimée

B. Requête no 38334/18

1. Les faits de la cause tels qu’exposés par le gouvernement requérant

a) Persécution de Tatars de Crimée

i. « L’affaire du 26 février 2014 »

α) Akhtem Chiygoz

β) Mustafa Dehermendzhi

γ) Taliat Yunusov

δ) Eskender Nebiyev

ii. « L’affaire du 3 mai 2014 »

α) Edem Mustafaevich Osmanov

β) Tair Izetovich Smedlyaiev

iii. Ilmi Umerov

b) Persécution de militants d’Euromaïdan

i. Oleksandr Kostenko

ii. Andrii Kolomiyets

iii. Mykola Shyptur

c) Le « procès d’un militant » – Volodymyr Balukh

i. Procédure administrative et procédure pénale

α) Procédure administrative

β) Procédure pénale pour acquisition et possession illégales de munitions et d’explosifs

γ) Procédure pénale pour perturbation d’activités carcérales

ii. Défaut allégué de soins médicaux adéquats

iii. Procédure pénale ouverte par les autorités ukrainiennes

iv. Transfèrement vers l’Ukraine

d) « Affaires d’Internet »

i. Emil Minasov

ii. Ihor Movenko

α) Agression et plainte au pénal

β) Procédure administrative (affichage de symboles
nazis)

γ) Procédure pénale dirigée contre M. Movenko

iii. Ismail Ramazanov

iv. Yevhenii Karakashev

e) Affaires des « saboteurs ukrainiens »

i. Yevhen Panov

ii. Andriy Zakhtey

iii. Volodymyr Prysych

iv. Dmytro Dolgopolov et Ganna Sukhonosova

v. Oleksiy Bessarabov, Volodymyr Dudka et Dmytro Shtyblikov

vi. Hlib Shabliy et Oleksiy Stohniy

f) Persécution de musulmans

i. L’affaire des musulmans de Crimée à Bakhchisaray

ii. La nouvelle affaire des musulmans de Crimée à Bakhchisaray

α) MM. Syleyman Asanov, Tymur Ibragimov, Server Zekeryaev, Seyran Saliyev, Memet Belyalov et Ernest Ametov

β) MM. Mustafayev et Edem Smailov

iii. L’affaire des musulmans de Crimée à Yalta

α) MM. Emir-Usein Kuku, Muslim Aliev, Enver Bekirov et Vadym Siruk

β) MM. Arsen Dzheparov et Refat Alimov

iv. L’affaire des musulmans de Crimée à Sébastopol

α) Arrestations et procédures pénales

β) Le transfèrement des détenus après leur condamnation et le refus de les transférer en Ukraine

γ) La procédure pénale ouverte par les autorités
ukrainiennes

v. Nouvelle affaire à Sébastopol – Enver Seytosmanov

vi. Affaire à Simferopol

vii. Les affaires concernant Vedzhie Kashka – MM. Bekir Dehermendzhi, Asan Chapukh, Kazim Ametov, Kurtseit Abdullaiev et Ruslan Trubach

viii. L’affaire du Tablighi Jamaat

g) « L’affaire tchétchène » – Mykola (Nikolay) Karpyuk et
Stanislav Klykh

i. La genèse de la procédure pénale

ii. La détention provisoire de M. Karpyuk et les mauvais traitements subis par lui

iii. La détention provisoire de M. Klykh et les mauvais traitements subis par lui

iv. Les démarches entreprises par les autorités consulaires ukrainiennes pour obtenir des informations sur l’arrestation et la détention de MM. Karpyuk et Klykh et un droit d’accès consulaire à ces deux personnes

v. La condamnation de M. Karpyuk et de M. Klykh

vi. Le « traitement inhumain » et le défaut d’assistance médicale en prison après la condamnation

vii. Le transfèrement de M. Klykh et de M. Karpyuk en Ukraine pour l’exécution de leur peine

h) Les affaires du « Quatuor criméen »

i. Oleg Sentsov

ii. Oleksandr (Aleksandr) Kolchenko

iii. Hennadii Afanasiev

iv. Oleksiy (Aleksey) Cherniy

i) Les affaires du « Secteur droit »

i. Mykola Dadeu

ii. Oleksandr Shumkov

iii. Roman Ternovskyy

j) L’affaire du prétendu « criminel de guerre » –
Serhiy Lytvynov

i. La première procédure pénale (pour crimes de guerre)

ii. La seconde procédure pénale (vol aggravé)

k) L’affaire d’un journaliste – Roman Sushchenko

l) Les « affaires des espions »

i. Valentyn Vyhivskyi (Valentin Vygovsky)

ii. Yurii Soloshenko

iii. Viktor Shur

m) Les « affaires des supposés terroristes »

i. Oleksii Syzonovych

ii. Pavlo Hryb

2. Les faits de la cause tels qu’exposés par le gouvernement
défendeur

a) Transfèrement de prisonniers

b) « L’affaire du 26 février »

i. L’ouverture de la procédure

ii. « L’arrestation de Nariman Dzhelyal[ov], premier vice-président du Mejlis des Tatars de Crimée »

iii. L’arrestation de Mustafa Dehermendzhi

iv. L’arrestation d’E.E. Emirvaliev, un militant tatar
de Crimée

v. L’arrestation d’Ali Asanov

vi. Le procès

c) Les perquisitions effectuées, dans le cadre de l’enquête sur « l’affaire du 3 mai », au domicile de M. M. Asaba, un membre du Mejlis, et dans les locaux du Mejlis des Tatars de Crimée et de son journal Advet

d) L’affaire pénale dirigée contre Aleksandr (Oleksandr)
Kostenko

e) L’affaire pénale dirigée contre des militants ukrainiens en Crimée (« l’affaire Cherkasy »)

LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUES PERTINENTS

EN DROIT

I. OBSERVATIONS LIMINAIRES COMMUNES AUX DEUX REQUÊTES

A. Le champ d’examen de l’affaire

1. Le champ d’examen de l’affaire en tant qu’elle se rapporte à la requête no 20958/14

a) Champ d’examen matériel et temporel de l’affaire tel que délimité au stade de la recevabilité

b) Le champ d’examen de l’affaire au stade de l’examen au fond

2. Le champ d’examen de l’affaire en tant qu’elle se rapporte à la requête no 38334/18

a) Le contenu de la requête

b) Maintien des griefs

c) Objet de la requête

d) Étendue des griefs soulevés

B. L’approche en matière de preuve

1. Les principes généraux

2. L’approche adoptée en matière de preuve dans la présente affaire

C. Sur la juridiction

1. Les principes généraux

2. La juridiction au sens de l’article 1 relativement à la requête no 38334/18

a) Thèses des parties

i. La position du gouvernement russe

ii. La position du gouvernement ukrainien

b) Appréciation de la Cour

i. Les principes généraux

ii. Application en l’espèce des principes généraux

α) S’agissant des faits qui se seraient produits en Crimée

β) S’agissant des faits qui se seraient produits en « RPD » et en « RPL »

γ) S’agissant des faits qui se seraient produits au Bélarus

3. La compétence ratione temporis de la Cour

4. La compétence ratione materiae de la Cour

D. Sur le respect de l’article 38 de la Convention

E. Sur l’articulation entre les dispositions de la Convention et les règles du droit international humanitaire

1. Thèses des parties

2. Appréciation de la Cour

F. Sur la question générale de la « légalité » exigée par la Convention

1. Thèses des parties

2. Appréciation de la Cour

a) La jurisprudence existante

b) Considérations plaidant en faveur d’un traitement distinct de la présente espèce

G. Sur la notion de pratique administrative

II. REQUÊTE NO 20958/14

A. Sur la violation alléguée de l’article 2 de la Convention

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

b) Le gouvernement défendeur

2. Appréciation de la Cour

a) Les dispositions pertinentes du droit international

b) Principes généraux de la jurisprudence de la Cour

c) Application en l’espèce des principes susmentionnés

B. Sur la violation alléguée des articles 3 et 5 de la Convention

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

b) Le gouvernement défendeur

2. Appréciation de la Cour

a) Le droit international humanitaire pertinent

b) Principes généraux relatifs aux articles 3 et 5 de la Convention

c) Application en l’espèce des principes susmentionnés

C. Sur la violation alléguée de l’article 6 de la Convention

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

b) Le gouvernement défendeur

2. Appréciation de la Cour

a) Le droit international humanitaire pertinent

b) Sur le fond des griefs tirés de l’article 6 de la Convention

D. Sur la violation alléguée de l’article 8 de la Convention

1. Sur l’impossibilité alléguée de renoncer à la nationalité russe

a) Thèses des parties

i. Le gouvernement requérant

ii. Le gouvernement défendeur

b) Appréciation de la Cour

2. Sur l’allégation d’interventions arbitraires des autorités dans des lieux d’habitation privés

a) Thèses des parties

i. Le gouvernement requérant

ii. Le gouvernement défendeur

b) Appréciation de la Cour

3. Sur l’allégation de transfèrements forcés de condamnés

E. Sur la violation alléguée de l’article 9 de la Convention

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

b) Le gouvernement défendeur

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’articulation entre les dispositions de la Convention et les règles du droit international humanitaire

b) Principes généraux de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 9 de la Convention

c) Application en l’espèce des principes susmentionnés

F. Sur la violation alléguée de l’article 10 de la Convention

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

b) Le gouvernement défendeur

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’articulation entre les dispositions de la Convention et les règles du droit international humanitaire

b) Principes généraux relatifs à l’article 10 de la Convention

c) Application en l’espèce des principes susmentionnés

G. Sur la violation alléguée de l’article 11 de la Convention

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

b) Le gouvernement défendeur

2. Appréciation de la Cour

H. Sur la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1
à la Convention

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

b) Le gouvernement défendeur

2. Appréciation de la Cour

a) Le droit international humanitaire pertinent

b) Principes pertinents tirés de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 1 du Protocole no 1

c) Application en l’espèce des principes susmentionnés

I. Sur la violation alléguée de l’article 2 du Protocole no 1
à la Convention

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

b) Le gouvernement défendeur

2. Appréciation de la Cour

a) Le droit international humanitaire pertinent

b) Principes généraux découlant de l’article 2 du Protocole no 1

c) Application en l’espèce des principes susmentionnés

J. Sur la violation alléguée de l’article 2 du Protocole no 4
à la Convention

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

b) Le gouvernement défendeur

2. Appréciation de la Cour

K. Sur la violation alléguée de l’article 14, combiné avec les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention et avec l’article 2 du Protocole no 4
à la Convention

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

b) Le gouvernement défendeur

2. Appréciation de la Cour

III. REQUÊTE NO 38334/18

A. Sur l’épuisem*nt des voies de recours internes et la règle des six mois

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement défendeur

b) Le gouvernement requérant

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’épuisem*nt des voies de recours internes

b) Sur la règle des six mois

B. Sur le niveau de preuve

C. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention

1. Sur la recevabilité

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

b) Appréciation de la Cour

i. Principes généraux

ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés

α) Allégations de mauvais traitements et défaut d’enquête effective à cet égard

β) Sur les conditions de détention au SIZO de Simferopol

D. Sur la violation alléguée des articles 5, 6 et 7 de la Convention

1. Sur la recevabilité

a) S’agissant des faits qui se seraient produits en Russie

b) S’agissant des faits qui se seraient produits en « RPD », en « RPL » ou au Bélarus

c) S’agissant des faits qui se seraient produits en Crimée

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

i. Le gouvernement requérant

ii. Le gouvernement défendeur

b) Appréciation de la Cour

i. Le droit international humanitaire pertinent

ii. Principes généraux applicables notamment en matière de légalité des actes sur le terrain des articles 5, 6 et 7 de la Convention

iii. Application en l’espèce des principes susmentionnés

E. Sur la violation alléguée de l’article 8 de la Convention (transfèrement de prisonniers)

1. Sur la recevabilité

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

i. Le gouvernement requérant

ii. Le gouvernement défendeur

b) Appréciation de la Cour

i. Le droit international humanitaire pertinent

ii. Principes généraux découlant de l’article 8
de la Convention

iii. Application en l’espèce des principes susmentionnés

F. Sur la violation alléguée des articles 10 et 11 de la Convention

1. Sur la recevabilité

a) S’agissant des faits qui se seraient produits en Russie

b) S’agissant des faits qui se seraient produits en Crimée

c) Conclusion

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

i. Le gouvernement requérant

ii. Le gouvernement défendeur

b) Appréciation de la Cour

G. Sur la violation alléguée de l’article 18 combiné avec les articles 5, 6, 7, 8, 10 et 11 de la Convention

1. Sur la recevabilité

a) Sur l’article 18 combiné avec l’article 6 de la Convention

b) Sur l’article 18 combiné avec l’article 7 de la Convention

c) Conclusion sur la recevabilité

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

i. Le gouvernement requérant

ii. Le gouvernement défendeur

b) Appréciation de la Cour

i. Principes généraux découlant de l’article 18 de la Convention

ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés

α) Sur l’aspect fondamental de l’affaire

β) Sur la pluralité des buts

γ) Sur la poursuite d’un but inavoué

δ) Sur la prédominance du but inavoué

ε) Conclusion

IV. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION

A. Article 46 de la Convention

B. Article 41 de la Convention

DISPOSITIF

A. Concernant les deux requêtes

B. Concernant la requête no 20958/14

C. Concernant la requête no 34338/18

D. Application des articles 41 et 46 de la Convention

LISTE DES ABRÉVIATIONS

ANU-ADPU Assemblée nationale ukrainienne – Autodéfense du peuple ukrainien

APCE Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

BIDDH Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’OSCE

CDH de l’ONU Comité des droits de l’homme des Nations unies

CEP code de l’exécution des peines

CIAFR code des infractions administratives de la Fédération de Russie

CICR Comité international de la Croix-Rouge

CIJ Cour internationale de justice

CM Comité des Ministres du Conseil de l’Europe

code pénal code pénal de la République socialiste fédérative
de la RSFSR soviétique de Russie

CPFR code pénal de la Fédération de Russie

CPI Cour pénale internationale

CPPFR code de procédure pénale de la Fédération de Russie

CSDF « forces d’autodéfense de Crimée »

DFC « district fédéral de Crimée »

DIH droit international humanitaire

DSMCS Direction spirituelle des musulmans de Crimée et de Sébastopol

EOU Église orthodoxe d’Ukraine

EOU-PK Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Kyiv

EOU-PM Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou

FSB Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie

FSIN Service carcéral fédéral russe

HCDH Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme

HCMN Haut-Commissariat de l’OSCE pour les minorités nationales

HRAM Mission d’évaluation des droits de l’homme en Crimée (OSCE)

HRMMU Mission de surveillance des droits de l’homme des Nations unies en Ukraine

IPHR International Partnership for Human Rights

OIG organisation intergouvernementale

ONG organisation non gouvernementale

OSCE Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe

RAC République autonome de Crimée

« RMT » « République moldave de Transnistrie »

« RPD » « République populaire de Donetsk »

« RPL » « République populaire de Louhansk »

« RTCN » « République turque de Chypre du Nord »

SFM Service fédéral des migrations de la Fédération de Russie

SHIZO cellule disciplinaire

SIZO maison d’arrêt

TRC entreprise de radio et télévision

UIT Union internationale des télécommunications

UPA Armée insurrectionnelle ukrainienne

UUHDH Union ukrainienne Helsinki pour les droits de l’homme

En l’affaire Ukraine c. Russie (Crimée),

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente
Georges Ravarani,
Marko Bošnjak,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Arnfinn Bårdsen,
Krzysztof Wojtyczek,
Faris Vehabović,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Tim Eicke,
Lətif Hüseynov,
Jovan Ilievski,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Ioannis Ktistakis,
Diana Sârcu,
Mykola Gnatovskyy, juges,

et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 décembre 2023 et le 17 avril 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. INTRODUCTION

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 20958/14 et 38334/18) dirigées contre la Fédération de Russie et dont l’Ukraine a saisi la Cour le 13 mars 2014 et le 10 août 2018 respectivement, en vertu de l’article 33 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Les deux requêtes concernent des événements survenus en Crimée (aux fins du présent arrêt, la « Crimée » désigne à la fois la République autonome de Crimée (RAC) et la ville de Sébastopol) et en Ukraine orientale.

2. Le gouvernement ukrainien (« le gouvernement requérant ») a été représenté par son agente, Mme Marharyta Sokorenko, représentante de l’Ukraine auprès de la Cour européenne des droits de l’homme et chef de service au ministère ukrainien de la Justice.

3. À partir d’avril 2022, le gouvernement russe (« le gouvernement défendeur ») a été représenté par le parquet général de la Fédération de Russie, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

4. Le gouvernement requérant alléguait que la Fédération de Russie devait être tenue pour responsable de pratiques administratives constitutives de nombreuses violations de la Convention. Dans les deux requêtes, il invoquait plusieurs articles de la Convention, en particulier les articles 3 (interdiction des traitements inhumains et de la torture), 5 (droit à la liberté et à la sûreté), 6 (droit à un procès équitable), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), 10 (liberté d’expression) et 11 (liberté de réunion et d’association). Dans la requête no 20958/14, il formulait également des griefs sous l’angle des articles 2 (droit à la vie), 9 (liberté de religion) et 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention, de l’article 1 du Protocole no 1 (protection de la propriété), de l’article 2 du Protocole no 1 (droit à l’instruction) et de l’article 2 du Protocole no 4 (liberté de circulation). Dans la requête no 38334/18, il invoquait en outre les articles 7 (pas de peine sans loi) et 18 (limitation de l’usage des restrictions aux droits) de la Convention. Lors de l’audience du 13 décembre 2023 (paragraphe 27 ci-dessous), il a déclaré que les pratiques administratives dénoncées sur le terrain des articles susmentionnés s’inscrivaient dans le cadre d’une vaste campagne coordonnée de répression politique mise en œuvre par l’État défendeur dans le but d’étouffer toute opposition politique et qu’elles étaient constitutives de violations systématiques des droits et libertés de caractère civil.

5. Certains griefs soulevés dans les deux requêtes sont en fait les mêmes (ils portent sur le système de renonciation à la nationalité russe et sur les transfèrements de prisonniers depuis la Crimée vers le territoire de la Fédération de Russie) ; d’autres griefs formulés dans les deux requêtes concernent (à des degrés variables) des faits ou des personnes identiques. En effet, les deux requêtes font état par exemple des événements du 26 février 2014 et du 3 mai 2014 ainsi que de la « persécution » des Tatars de Crimée.

6. Le 13 mars 2014, le président de la troisième section a décidé, concernant la requête no 20958/14, d’indiquer une mesure provisoire en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour (« le règlement ») : il a appelé les deux Hautes Parties contractantes concernées à s’abstenir d’adopter toute mesure, spécialement militaire, susceptible de porter atteinte aux droits des personnes civiles découlant de la Convention, notamment de mettre leur santé ou leur vie en péril, et a demandé aux deux Hautes Parties contractantes de se conformer aux engagements qu’elles avaient pris au regard de la Convention, en particulier de ses articles 2 et 3.

2. PROCÉDURE SUR LA RECEVABILITÉ DEVANT LA GRANDE CHAMBRE CONCERNANT LA REQUÊTE NO 20958/14

7. Le 7 mai 2018, une chambre de la première section a résolu de se dessaisir au profit de la Grande Chambre en ce qui concerne la requête no 20958/14, aucune partie ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 §§ 1 et 4 du règlement).

8. Le 27 juillet 2018, la Grande Chambre a décidé, en vertu de l’article 51 § 3 du règlement, d’inviter les parties à présenter leurs observations écrites et orales sur la recevabilité de la requête no 20958/14. Les parties ont été informées que leurs mémoires sur la recevabilité devaient « constituer un exposé exhaustif de [leur] position sur les griefs formulés » et elles ont été invitées à répondre par écrit à une liste de questions avant la date de l’audience sur la recevabilité, que la Cour a fixée au 27 février 2019.

9. Tant le gouvernement requérant que le gouvernement défendeur ont déposé des observations sur la recevabilité des griefs portés devant la Grande Chambre (« mémoires sur la recevabilité »).

10. Après le report de l’audience qui devait se tenir le 27 février 2019, le président de la Grande Chambre a fixé une nouvelle date d’audience au 11 septembre 2019.

11. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

12. Le 16 décembre 2020, après l’audience sur la recevabilité qui s’était tenue le 11 septembre 2019 (articles 71 § 1 et, mutatis mutandis, 51 § 5 du règlement), une Grande Chambre composée de Robert Spano, président, Linos-Alexandre Sicilianos, Jon Fridrik Kjølbro, Ksenija Turković, Angelika Nußberger, Síofra O’Leary, Vincent A. De Gaetano, Ganna Yudkivska, Aleš Pejchal, Krzysztof Wojtyczek, Stéphanie Mourou-Vikström, Pere Pastor Vilanova, Tim Eicke, Lǝtif Hüseynov, Jovan Ilievski, Gilberto Felici, juges, et Bakhtiyar Tuzmukhamedov, juge ad hoc, ainsi que de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre, a levé la mesure provisoire qui avait été indiquée aux parties le 13 mars 2014 relativement à la Crimée en vertu de l’article 39 du règlement (paragraphe 6 ci-dessus) ; a dit que les faits dénoncés par le gouvernement requérant dans la requête no 20958/14 relevaient de la « juridiction » (exercée de façon extraterritoriale) de la Fédération de Russie, au sens de l’article 1 de la Convention, et a rejeté l’exception préliminaire d’incompatibilité ratione loci avec les dispositions de la Convention et de ses protocoles que le gouvernement défendeur avait soulevée à cet égard ; a rejeté l’exception préliminaire que le gouvernement défendeur tirait d’un défaut « de griefs véritables » ; a dit que la règle de l’épuisem*nt des voies de recours internes ne s’appliquait pas dans les circonstances de l’espèce et, en conséquence, a rejeté l’exception préliminaire tirée par le gouvernement défendeur d’une méconnaissance de cette règle. En outre, comme indiqué dans le dispositif de la décision sur la recevabilité, la Grande Chambre a déclaré la requête no 20958/14 partiellement recevable, estimant qu’il existait un commencement de preuve suffisant de l’existence de la pratique administrative alléguée dans chacun des griefs déclarés recevables.

13. La Grande Chambre a également décidé, conformément à l’article 51 § 1 du règlement, combiné avec l’article 71 § 1 du règlement, de communiquer au gouvernement défendeur le grief que le gouvernement requérant avait évoqué pour la première fois (dans le cadre de la requête no 20958/14) dans son mémoire du 28 décembre 2018 adressé à la Grande Chambre, concernant la pratique de transfèrement de « condamnés » vers la Fédération de Russie, dans laquelle le gouvernement requérant voyait une violation de l’article 8 de la Convention. En outre, la Grande Chambre a décidé de joindre la requête no 38334/18 à la requête no 20958/14, conformément à l’article 42 § 1 du règlement combiné avec l’article 71 § 1 du règlement et, à titre exceptionnel, d’examiner ensemble et simultanément la recevabilité et le fond des griefs soulevés dans le cadre de la requête no 38334/18, ainsi que du grief susmentionné de transfèrement de « condamnés », au stade de l’examen au fond de la procédure concernant le reste de la requête no 20958/14, conformément à l’article 29 § 2 de la Convention, et d’inviter le gouvernement défendeur à soumettre ses observations sur la recevabilité et le fond de cette partie de l’affaire, conformément aux articles 51 § 3 et 58 § 1 du règlement, combinés avec l’article 71 § 1 du règlement (Ukraine c. Russie (Crimée) (déc.) [GC], nos 20958/14 et 38334/18, 16 décembre 2020).

3. PROCÉDURE SUR LA RECEVABILITÉ (CONCERNANT LA REQUÊTE NO 38334/18 ET LE GRIEF RELATIF AUX TRANSFÈREMENTS ALLÉGUÉS DE « CONDAMNÉS » VERS LE TERRITOIRE DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE) ET LE FOND DEVANT LA GRANDE CHAMBRE

14. Le 2 juillet 2021, le président a invité les parties à déposer leurs mémoires sur la recevabilité et le fond de l’affaire (pour les requêtes nos 20958/14 et 38334/18) le 28 février 2022 au plus tard et de répondre à certaines questions précises. Concernant la requête no 38334/18, le gouvernement défendeur a par ailleurs été invité à fournir copie des dossiers relatifs aux poursuites pénales évoquées dans le formulaire de requête soumis par le gouvernement requérant.

15. Le 25 février 2022, lendemain de l’attaque armée lancée contre l’Ukraine par la Fédération de Russie, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe (« le CM ») a suspendu la Fédération de Russie de ses droits de représentation au CM et à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (« l’APCE »).

16. Le 28 février 2022, faute d’avoir obtenu la prolongation du délai sollicitée par elles pour le dépôt des mémoires, les deux parties ont soumis leurs mémoires consolidés relatifs à l’affaire, sans toutefois fournir d’éléments de preuve à l’appui. Si le gouvernement requérant renvoyait en guise d’explication à l’attaque armée contre l’Ukraine, le gouvernement défendeur ne livrait pas de clarifications à cet égard.

17. Le 16 mars 2022, dans le cadre d’une procédure ouverte en vertu de l’article 8 du Statut du Conseil de l’Europe, le CM a adopté la résolution CM/Res(2022)2, par laquelle la Fédération de Russie a cessé d’être membre du Conseil de l’Europe à compter du 16 mars 2022[1].

18. Le 22 mars 2022, la Cour, siégeant en session plénière conformément à l’article 20 § 1 de son règlement, a adopté la « Résolution de la Cour européenne des droits de l’homme sur les conséquences de la cessation de la qualité de membre du Conseil de l’Europe de la Fédération de Russie à la lumière de l’article 58 de la Convention européenne des droits de l’homme ». Cette résolution déclarait que la Fédération de Russie cesserait d’être partie à la Convention le 16 septembre 2022[2].

19. Le 31 août 2022, à la suite d’une nouvelle demande du président, le gouvernement requérant a produit à titre de preuves les éléments écrits mentionnés « dans les notes de bas de page de son mémoire ». Le 6 septembre 2022, le gouvernement défendeur s’est vu accorder un délai supplémentaire pour soumettre tout document qu’il souhaiterait présenter, et s’est vu informer qu’« à défaut il sera[it] présumé qu’[il] n’a pas produit d’éléments de preuve supplémentaires ». Référence a par ailleurs été faite à l’article 44C du règlement.

20. Par une résolution adoptée le 5 septembre 2022[3], la Cour plénière a formellement pris acte du fait que, puisque la Fédération de Russie allait cesser d’être une Haute Partie contractante à la Convention le 16 septembre 2022, la fonction de juge à la Cour au titre de la Fédération de Russie cesserait également d’exister. Le fait que la Fédération de Russie allait cesser d’être partie à la Convention le 16 septembre 2022 signifiait également qu’à partir de cette date il n’existerait plus de liste valide de juges ad hoc susceptibles de prendre part à l’examen des affaires dans lesquelles la Fédération de Russie serait l’État défendeur. En conséquence, le président de la Grande Chambre a décidé de désigner l’un des juges élus de la Cour pour siéger en qualité de juge ad hoc, appliquant ainsi par analogie l’article 29 § 2 du règlement (Kutayev c. Russie, no 17912/15, §§ 5-8, 24 janvier 2023).

21. Après l’échange des mémoires des parties et des éléments de preuve qui avaient été fournis, chacune des parties a été invitée à déposer un mémoire complémentaire en réponse aux observations de la partie adverse. Le gouvernement défendeur a également été invité à soumettre « copie des textes de loi et autres actes juridiques de la Fédération de Russie et des autorités locales auxquels [il avait] fait référence dans son mémoire du 28 février 2022 ». Les deux parties ont été appelées à prêter une attention particulière à l’article 44C du règlement.

22. Comme la Cour l’a récemment précisé, à tout moment pertinent elle a utilisé et continue d’utiliser le site Internet sécurisé pour les gouvernements, à la fois comme moyen de communication avec les autorités de la Fédération de Russie (voir l’instruction pratique sur l’envoi électronique sécurisé de documents par le gouvernement, édictée par le président de la Cour au titre de l’article 32 du règlement le 22 septembre 2008, modifiée le 29 septembre 2014 et le 5 juillet 2018) et afin de respecter le caractère contradictoire de la procédure menée devant elle. Le site demeure sécurisé et accessible aux autorités de l’État défendeur (Glukhin c. Russie, no 11519/20, § 43, 4 juillet 2023).

23. Le 30 janvier 2023, le gouvernement requérant a déposé un nouveau mémoire (consolidé et relatif aux deux requêtes), ainsi que des annexes ; ces pièces ont été communiquées au gouvernement défendeur. Celui-ci n’a soumis ni observations ni éléments de preuve supplémentaires.

24. Le 21 mars 2023, au terme de la procédure écrite, le président a avisé les parties que, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, la Cour tiendrait une audience sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

25. Le 9 juin 2023, les parties ont été informées que la Grande Chambre avait décidé qu’il n’était pas nécessaire, pour servir l’intérêt d’une bonne administration de la justice, de procéder à une audition de témoins (article A1 du règlement), mais qu’il y avait lieu de tenir une audience sur la recevabilité et le fond de l’affaire (articles 51 § 5 et 58 § 2 du règlement) telle que délimitée par la décision sur la recevabilité du 16 décembre 2020. L’audience a été fixée au 8 novembre 2023.

26. À la demande du gouvernement requérant, le président de la Grande Chambre a reporté l’audience et fixé une nouvelle date pour celle-ci au 13 décembre 2023. Par la suite, Branko Lubarda, empêché, a été remplacé par Ioannis Ktistakis, juge suppléant (article 24 § 3 du règlement).

27. À la date susmentionnée, une audience sur la recevabilité et sur le fond s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg.

Ont comparu :

– pour le gouvernement requérant
Mmes Iryna Mudra, vice-ministre ukrainienne de la Justice,

Marharyta Sokorenko, agente ;
Me Ben Emmerson, KC, conseil ;
MM. Andrii Luksha,

Oleksii Yakubenko, conseillers ;

– pour le gouvernement défendeur

Bien que formellement informé de la date de l’audience, le gouvernement défendeur n’a pas communiqué à la Cour les noms de ses représentants avant l’audience et n’a pas participé à celle-ci. Faute pour le gouvernement défendeur d’avoir avancé des raisons suffisantes à l’appui de sa non‑comparution, la Grande Chambre a décidé de tenir l’audience, cela lui ayant paru compatible avec une bonne administration de la justice (article 65 du règlement).

La Cour a entendu Mme Mudra, Me Emmerson et Mme Sokorenko en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges.

EN FAIT

1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
1. Requête no 20958/14

28. Les faits tels qu’exposés par le gouvernement requérant sont présentés dans la partie I (paragraphes 29-196 ci-dessous) ; la version livrée par le gouvernement défendeur fait l’objet de la partie II (paragraphes 197‑384 ci‑dessous).

1. Les faits de la cause tels qu’exposés par le gouvernement requérant

29. La version des faits donnée par le gouvernement requérant est reprise de ses mémoires du 28 février 2022 et du 30 janvier 2023, qu’il a soumis après la décision sur la recevabilité du 20 décembre 2020. Elle a été présentée sous divers titres faisant référence à chaque grief qui a été déclaré recevable ; le même ordre sera suivi ci-après. Les arguments juridiques avancés se trouvent résumés dans les parties pertinentes ci-dessous (partie « En droit »).

30. Le gouvernement requérant souligne que la collecte de preuves en Crimée se heurte à des difficultés pratiques liées au fait que ses fonctionnaires et les observateurs indépendants se voient refuser l’accès à la Crimée et au fait que le gouvernement de la Fédération de Russie est seul à posséder des éléments de preuve substantiels concernant les pratiques administratives dénoncées. Il évoque également l’attaque militaire que menait l’État défendeur à l’époque considérée, faisant des victimes et provoquant des déplacements de personnes, des dégâts matériels ou encore des pertes/interruptions de connexion Internet.

a) Disparitions forcées et absence d’enquête effective (article 2 de la Convention)

31. Depuis ce que le gouvernement requérant a toujours qualifié d’« occupation », quarante-trois cas de « disparition forcée » ont été recensés en Crimée.

32. Malgré l’existence de preuves accablantes, notamment des images de vidéosurveillance montrant des enlèvements, les auteurs des actes n’ont été traduits en justice dans aucun de ces cas. La Fédération de Russie n’a pas pris toutes les mesures raisonnables (voire n’en a pris aucune) pour qu’une enquête indépendante et effective soit menée à son terme ou que les auteurs de ces actes soient poursuivis devant les tribunaux.

33. Les « disparitions forcées » alléguées en Crimée ont été mises en évidence par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH), qui a minutieusem*nt répertorié les cas établis de disparitions forcées en Crimée (paragraphes 101-103 du rapport du HCDH de 2017). En 2018, le HCDH a rendu compte de la pratique en cours des disparitions forcées et du manquement persistant des autorités russes à l’obligation de mener une enquête sérieuse (référence est faite aux paragraphes 32 et 35 du rapport du HCDH de 2018).

34. Le 31 mars 2021, la Mission de surveillance des droits de l’homme des Nations unies en Ukraine (HRMMU) du HCDH a publié un document d’information détaillé sur la question, qui concluait notamment que depuis 2014 on avait recensé quarante-trois cas de disparition forcée en Crimée. Il en ressortait que, sur ces quarante-trois cas :

1. une victime, Reshat Ametov (qui avait disparu le 3 mars 2014), avait été torturée et exécutée sommairement ;
2. onze victimes, dont Timur Shaimardanov (qui avait disparu le 26 mai 2014) et Seiran Zinedinov (qui avait disparu le 30 mai 2014), étaient toujours portées disparues ;

C. Valentyn Vyhivskyi avait disparu pendant un mois, puis les autorités de la Fédération de Russie avaient reconnu qu’il était entre leurs mains et l’avaient jugé et condamné à une peine de onze ans d’emprisonnement pour espionnage ; au 18 novembre 2020, M. Vyhivskyi était toujours en détention ; et

D. trente victimes, dont Oleksandr Kostenko, Oleksandr Steshenko et Renat Paralamov, avaient été libérées après leur disparition forcée mais n’avaient pas obtenu réparation.

35. Des précisions sur les cas de ces victimes nommément désignées, « cas emblématiques » selon la HRMMU, étaient livrées dans un document cité en référence.

36. En ce qui concerne le moment de ces disparitions, la HRMMU a rapporté ce qui suit (traduction du greffe) :

« La grande majorité des disparitions forcées consignées par le HCDH ont eu lieu en 2014 (28 cas), avec deux disparitions supplémentaires en 2015, quatre en 2016, sept en 2017 et deux en 2018. La première disparition recensée s’est produite le 3 mars 2014 et la plus récente le 23 mai 2018. »

37. Le nombre de disparitions forcées relevé par la HRMMU au printemps 2014 correspond globalement au chiffre fourni par Ella Pamfilova, médiatrice de la Fédération de Russie. Dans son rapport annuel pour 2014, elle indiquait que treize cas de disparition de Tatars de Crimée et vingt-quatre cas de disparition d’Ukrainiens lui avaient été signalés.

38. Au cours du printemps 2014, lorsque la grande majorité des disparitions se produisirent, le HCDH observa l’existence d’une pratique visible dans le cadre de laquelle des membres des « forces d’autodéfense de Crimée » (les CSDF, telles que définies dans le rapport du HCDH de 2017, désignent une milice du peuple enregistrée le 29 juillet 2014 et « composée d’anciens policiers et officiers de l’armée, d’anciens combattants afghans et de groupes de motards, chargée de « maintenir l’ordre et de combattre le fascisme » dans la péninsule », A 102) et des groupes paramilitaires russes associés se sont livrés à des disparitions forcées de personnes perçues comme « pro-ukrainiennes ». Le HCDH a recensé vingt cas de disparitions forcées.

39. En ce qui concerne les mesures prises par les autorités de la Fédération de Russie, le HCDH citait ces passages extraits du rapport de la HRMMU de 2021 (traduction du greffe) :

« Les autorités de la Fédération de Russie n’ont pas fait preuve de transparence au sujet des enquêtes sur les disparitions forcées en Crimée. Les informations officielles émanant de ces autorités laissent souvent à désirer, qu’il s’agisse de savoir si des enquêtes officielles ont été ouvertes ou d’en connaître le résultat. En règle générale, les proches des victimes se voient refuser l’accès aux dossiers d’enquête et ils allèguent de ce fait qu’il s’agit seulement d’enquêtes pro forma.

Les informations que le HCDH a recueillies montrent que nul n’a été poursuivi pour l’une quelconque des disparitions évoquées dans le présent document, notamment en ce qui concerne les personnes non retrouvées, la personne victime d’une exécution sommaire et les victimes finalement libérées. Les enquêtes et les investigations qui ont été ouvertes au sujet des cas recensés n’ont pas atteint le stade du procès, alors que vingt-huit des disparitions forcées remontent à 2014.

Les autorités n’ont pas progressé dans les enquêtes sur les disparitions forcées dans les premières affaires où il apparaissait que les auteurs étaient des membres des forces d’autodéfense de Crimée. En 2014, le Parlement de Crimée a légalisé lesdites forces en en faisant un groupe de civils doté de pouvoirs d’assistance à la police. Cette reconnaissance du groupe comme étant formé d’agents de l’État est intervenue en dépit des nombreux témoignages selon lesquels des membres des forces d’autodéfense étaient impliqués dans la commission de crimes et de violations des droits de l’homme et jouissaient manifestement de l’impunité. Dans les années qui ont suivi, lorsque les éléments disponibles ont indiqué que le FSB [Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie] était le principal auteur des faits, les enquêtes n’ont là encore donné aucun résultat.

Sur les onze personnes disparues qui n’ont toujours pas été retrouvées, le Comité d’investigation de la Fédération de Russie n’en a recensé que sept en tant que personnes portées disparues et il n’a pas mentionné les quatre autres. »

40. Ces seuls éléments montrent très clairement que les enquêtes, pour autant qu’il y en ait eu, ont été et continuent d’être manifestement insuffisantes. Dans certains cas, la Fédération de Russie n’a pas pris de mesures raisonnables pour garantir une enquête effective et indépendante et pour traduire les auteurs en justice comme l’exige la Convention.

41. Cette conclusion est encore corroborée et illustrée par les cas suivants :

a) M. R. Ametov disparut le 3 mars, après avoir manifesté seul et de façon statique devant un bâtiment du gouvernement, à Simferopol. Des images télévisuelles accessibles au public montrent trois hommes portant des vestes de type militaire en train de l’emmener. Son corps, découvert douze jours plus tard, présentait des signes visibles de torture. Les membres des CSDF qui avaient été filmés en train d’enlever M. Ametov furent interrogés en qualité de témoins, puis remis en liberté. L’enquête fut clôturée en 2015. Bien qu’elle ait été rouverte en 2016, il n’y a eu aucune nouvelle avancée quant à des poursuites judiciaires contre les auteurs de ces actes (référence est faite au paragraphe 81 du rapport du HCDH de 2017 et au document d’information de la HRMMU du HCDH publié en 2021).

Le frère de M. Ametov a saisi la Cour d’une requête individuelle au sujet de l’enquête relative à la mort de M. Ametov et aux circonstances de celle‑ci (Ametov c. Russie et Ukraine, no 46393/15). Il allègue que les images existantes confirment clairement que M. Ametov a été capturé par des membres des CSDF. Il souligne également que les autorités russes ont identifié les personnes responsables de l’enlèvement de son frère, mais qu’elles ne les ont pas arrêtées. Par la suite, l’enquête a été clôturée au motif que les suspects n’avaient pas été identifiés.

Par ailleurs, bien que privées de l’accès au territoire de la Crimée, les autorités ukrainiennes ont pu établir que M. Ametov avait été capturé par deux membres des CSDF sous l’autorité d’un ancien membre des forces armées russes, et emmené au quartier général des CSDF (référence est faite à une lettre du parquet général ukrainien du 10 janvier 2023, A 144). En outre, trois individus ont été officiellement désignés comme étant suspects.

b) MM. Shaimardanov et Zinedinov disparurent le 26 mai 2014 et le 30 mai 2014 respectivement. En réponse à des signalements effectués par les familles auprès des autorités de facto, une enquête officielle fut ouverte en juillet 2014. L’année suivante, elle fut suspendue. Aucune information sur le lieu où se trouvaient ces deux hommes ou sur les circonstances de leur disparition n’a jamais été révélée. En 2018, la « Cour suprême de Crimée » (dans la présente partie, les noms des juridictions et d’autres autorités qui ont été établies en Crimée en vertu du droit russe sont indiqués entre guillemets) rejeta un recours dans le cadre duquel l’avocat des familles dénonçait l’inaction du Comité d’investigation (document d’information de la HRMMU du HCDH de 2021).

c) Concernant M. S. Karachevsky, il est relevé ce qui suit. Son épouse a saisi la Cour d’une requête individuelle (Karachevska c. Russie et Ukraine, no 23777/17, actuellement pendante), dans laquelle elle affirme qu’au cours de l’enquête les autorités militaires russes ont menacé des témoins et forgé des preuves afin de faire entrer le meurtre de son époux dans la catégorie du « recours à des mesures excessives lors de l’arrestation d’un auteur d’infraction ». C’est ainsi que M. Ye. Zaitsev, le meurtrier de M. S. Karachevsky, n’a été condamné qu’à deux ans d’emprisonnement. La condamnation a été confirmée en appel par la « cour militaire du ressort du Nord-Caucase », mais la peine d’emprisonnement a été annulée, de même que la décision de la juridiction inférieure qui avait ordonné le versem*nt d’une indemnité à Mme Karachevska.

d) Au sujet de M. M. Ivanyuk, il est rapporté ce qui suit. Sa mère a expressément mentionné l’ami qui se trouvait avec lui et qui a déclaré que des membres des autorités répressives russes avaient battu M. Ivanyuk à mort (référence est faite à un article paru dans le Daily Mail le 25 avril 2014). En tout état de cause, la Fédération de Russie n’a fourni aucun élément concernant l’enquête sur les circonstances du décès de M. Ivanyuk. Elle ne s’est pas acquittée de la charge qui lui incombait d’établir les circonstances concrètes du décès ou la compatibilité de l’enquête avec la Convention. En particulier, elle n’a fourni aucune indication relative à des investigations sur les allégations du principal témoin oculaire des faits en question, ni à quelque autre initiative que ce soit pour répondre aux préoccupations exprimées publiquement par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« le Commissaire aux droits de l’homme ») au sujet du décès de M. Ivanyuk.

42. Parmi les autres personnes portées disparues figurent M. I. Dzhepparov, M. D. Islyamov, M. I. Bondar, M. V. Vashchyuk, M. V. Chernysh, M. M. Arislanov, ainsi que d’autres personnes, nommément désignées ou non (référence est faite là encore à la lettre du parquet général ukrainien, paragraphe 41 ci-dessus, A 144).

b) Mauvais traitements et détention illégale (articles 3 et 5 de la Convention)

43. Les militaires et forces de sécurité russes, les CSDF et les collaborateurs locaux se sont livrés à des actes multiples et liés entre eux d’enlèvement, de détention illégale, de torture et de traitements inhumains ou dégradants contre des militaires ukrainiens, des militants pro-ukrainiens ou tatars et des journalistes.

1. Conditions de détention et traitement en détention contraires à l’article 3 de la Convention

44. Les conditions de détention et le traitement en détention qui ont été imposés par des agents de l’État russe étaient contraires à l’article 3, que les détenus fussent des membres de l’armée ukrainienne ou des personnes civiles. En vertu de l’article 3 de la Convention et du droit international humanitaire, toutes ces personnes avaient droit à une protection contre la torture et les peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

45. Référence est faite à cet égard au rapport du HCDH de 2017 (paragraphes 85‑90). Ce tableau général a été confirmé par les témoignages de personnes qui ont été détenues illégalement par des agents russes au cours du printemps 2014. Plusieurs officiers ukrainiens ont relaté la manière dont ils avaient été traités en détention. Ainsi :

a) Du 22 au 25 mars 2014, l’amiral Igor Voronchenko fut détenu et maintenu à l’isolement pendant trois jours dans un poste de garde de la base militaire de la flotte de la mer Noire à Sébastopol (« le poste de garde »). Pendant cette période, il eut les yeux bandés, fut privé de sommeil et exposé à des bruits forts et persistants. Les colonels Yulii Mamchur et Dmytro Delyatytskii ont affirmé avoir été soumis à un traitement similaire à la même époque et dans le même poste de garde.

b) Du 25 mars au 9 avril 2014, le capitaine Oleksandr Kalachov fut capturé et également détenu, d’abord dans un lieu situé à Simferopol puis au poste de garde. Il a affirmé qu’au cours de sa détention il avait été interrogé par des membres des forces armées régulières russes. Les interrogatoires visaient à l’obtention d’informations militaires classifiées. À cette fin, on le menaça de noyade et on laissa craindre à ses proches qu’ils risquaient un « accident » ou des poursuites malveillantes fondées sur de fausses accusations d’infractions à la législation sur les stupéfiants. Le capitaine Kalachov fut également soumis à une simulation d’exécution. Il a mentionné que le poste de garde était tenu par la 810e brigade spéciale de la flotte russe de la mer Noire, indication de l’existence d’une tolérance officielle.

46. Un certain nombre de journalistes et de militants politiques pro‑ukrainiens ont également évoqué le traitement qu’ils avaient subi en détention. Ainsi :

a) Après avoir été arrêté, Andrei Shchekun fut livré à des individus en civil et cagoulés. Ceux-ci l’emmenèrent jusqu’à un commissariat à Simferopol (« le commissariat »), où il eut les yeux bandés, fut attaché et forcé à rester assis nu sur une chaise dans une pièce glaciale. Sa détention dura onze jours, période pendant laquelle il fut privé de nourriture et de sommeil, subit des coupures à l’arme blanche et des électrochocs et reçut de multiples coups tirés par une arme à air comprimé. M. Shchekun a évoqué trois interrogatoires : le premier mené par un homme non identifié ayant un accent caucasien ; le second par un homme qu’il a identifié comme étant Igor « Strelkov » (ou « Tireur ») Girkin ; et le troisième par un homme qu’il a identifié comme étant Igor « Bess » (ou « Démon ») Bezler. Chaque fois, les interrogateurs cherchèrent à obtenir des informations sur l’existence de fonds occidentaux qui auraient servi à

financer « Euromaïdan »[4] et sur les liens entre M. Shchekun et d’autres personnalités censées avoir des opinions pro‑ukrainiennes. Le témoignage de M. Shchekun a été corroboré par celui d’un autre témoin, Anatolii Kovalskii, qui a décrit un traitement et des conditions similaires au commissariat.

b) Olena Maksymenko a relaté le traitement qu’elle et ses collègues ont subi aux mains des CSDF, à Chongar. Elle a exposé que M. Krompylas fut battu, brûlé avec une cigarette, humilié et soumis à une simulation d’exécution par des paramilitaires. Elle a indiqué que M. Rakhno avait de même fait l’objet d’une simulation d’exécution. Mme Maksymenko fut quant à elle frappée et étranglée avec ses propres lacets, puis un membre des CSDF sortit un couteau et lui coupa les cheveux. À la suite de cela, elle fut poussée dans un camion par des membres des forces armées régulières de la Fédération de Russie et emmenée au poste de garde. Elle a expliqué que, une fois sur place, elle‑même, ses collègues et plusieurs autres détenus furent entièrement dépouillés de leurs vêtements, fouillés, accusés d’être des toxicomanes, soumis arbitrairement à des tests de dépistage des drogues, humiliés et interrogés aux fins de l’obtention d’« aveux relatifs à des activités pro-occidentales ». Sur ce point, le témoignage de Mme Maksymenko a été confirmé par celui d’une autre personne, Volodimir Polyshchuk, qu’elle se rappelait avoir vu au poste de garde.

c) Yaroslav Pilunskii a rapporté que Yurii Gruzinov et lui avaient été emmenés au sous-sol du commissariat, où ils avaient été détenus pendant trois jours. M. Pilunski a évoqué la présence de sang sur les carreaux du sous-sol et d’un impact de balle dans son matelas. Pendant trois jours, il eut les yeux bandés, fut privé de nourriture, fut battu (ce qui lui valut deux côtes cassées) et forcé à écouter le passage à tabac de M. Gruzinov dans une pièce voisine.

2. Détention illégale contraire à l’article 5 de la Convention

47. Il y a eu pendant la période considérée une vaste campagne de privations arbitraires de liberté contraire à l’article 5. Les personnes ciblées étaient les opposants présumés à l’« occupation » russe en général, et les membres de la communauté tatare de Crimée en particulier.

48. À cet égard, le gouvernement requérant renvoie aux informations pertinentes contenues dans le rapport du HCDH de 2017 (paragraphes 95 et 96) et aux témoignages recueillis auprès des victimes civiles de ces privations arbitraires de liberté au printemps 2014. Ainsi :

a) Andrei Shchekun, militant associé au mouvement Euromaïdan, fut appréhendé par les CSDF le 9 mars 2014, à la gare ferroviaire de Simferopol, avant d’être livré à des individus en civil et cagoulés. Ceux-ci lui bandèrent les yeux et le conduisirent jusqu’à un bâtiment qui, selon lui, était le commissariat de Simferopol. Les ravisseurs de M. Shchekun ne lui répondirent pas lorsqu’il leur demanda quelle était la raison de sa détention. À aucun moment il ne fut informé des motifs ou de la base juridique de sa détention. Il fut détenu pendant onze jours, puis libéré à l’issue de négociations entre des délégations de haut niveau de l’armée ukrainienne et de l’armée russe (représentée par le lieutenant-général Andrey Serdyukov, aujourd’hui commandant des forces aéroportées de la Fédération de Russie).

b) Anatolii Kovalskii, militant pro-ukrainien âgé de soixante-quatre ans, fut lui aussi détenu, du 9 au 20 mars 2014, au même endroit et dans les mêmes conditions que M. Shchekun. À aucun moment il ne fut informé des motifs ou de la base juridique de sa détention.

c) Olena Maksymenko, journaliste, fut appréhendée par les CSDF à Chongar le 9 mars 2014 et conduite au poste de garde de la base militaire de la flotte de la mer Noire à Sébastopol, où elle fut détenue pendant deux jours. À aucun moment elle ne fut informée des motifs ou de la base juridique de sa détention. Au poste de garde, elle vit d’autres journalistes et des militants pro‑ukrainiens qui étaient soumis au même traitement, notamment Oles Kromplyas, Yevgen Rakhno, Oleksandra Ryazantseva et Yekateryna Butko.

d) Vladislav Polishchuk, militant politique pro-ukrainien, fut détenu au poste de garde de Sébastopol pendant seize jours en mars 2014. À aucun moment il ne fut informé des motifs ou de la base juridique de sa détention.

e) Yaroslav Pilunskii, journaliste et militant pro-ukrainien, ainsi que son collègue Yurii Gruzinov, furent appréhendés et mis en détention par les CSDF le 16 mars 2014 à Sébastopol, après avoir tenté de filmer le déroulement du vote pendant le « référendum ». Comme indiqué ci-dessous, ils restèrent en détention au commissariat de Simferopol pendant quatre jours.

49. Le gouvernement requérant mentionne également plusieurs requêtes individuelles qui ont été soumises à la Cour (voir, par exemple, Vaitov et autres c. Russie, no 20158/17, et Zeytullayev c. Russie, no 7932/18), dans lesquelles les victimes alléguées ont formulé des griefs sur le terrain de l’article 5 de la Convention. Sous l’angle de l’article 3, elles se plaignent aussi de leurs conditions de détention et de leur transport entre des lieux de détention provisoire et des tribunaux. Les personnes susmentionnées ont été persécutées pour appartenance à l’organisation Hizb ut-Tahrir[5]. Celle-ci est interdite en Russie, en Allemagne, dans certains États d’Asie centrale, et, depuis janvier 2024, au Royaume-Uni[6], mais pas en Ukraine.

50. Ces affaires permettent de se rendre compte du mépris de l’administration d’occupation russe et de ses autorités pour les droits des accusés découlant des articles 3 et 5 de la Convention, ainsi que de la pratique de persécution des Tatars de Crimée et des personnes considérées comme ayant des opinions politiques pro-ukrainiennes.

51. D’autres exemples relevant de la pratique de la torture et de la détention illégale au mépris des articles 3 et 5 de la Convention sont exposés dans les requêtes individuelles introduites par M. O. Sentsov (Sentsov c. Russie, no 48881/14, et Sentsov et Kolchenko c. Russie, no 29627/16). Celui-ci a évoqué les circonstances de sa capture par des membres des autorités répressives russes, les actes de torture subis pendant sa détention non enregistrée, les refus d’enquêter sur ces actes, la décision de le mettre en détention provisoire et d’autres violations de ses droits protégés par lesdits articles et d’autres dispositions de la Convention.

52. Il est également fait référence à la requête Dzhelyalova et autres c. Russie (no 44048/21), dans laquelle les requérants ont fait part de leurs préoccupations relatives à l’enlèvement et à la détention de leurs proches et d’autres personnes, ainsi qu’à des actes de torture, eu égard en particulier au refus initial des autorités de confirmer la mise en détention des personnes en question et de les autoriser à voir leurs avocats.

c) Extension de l’application du droit russe en Crimée, excluant que les juridictions criméennes puissent passer pour « établies par la loi » au sens de l’article 6 de la Convention

53. L’article 6 de la loi constitutionnelle de la Fédération de Russie du 21 mars 2014, sur l’intégration de la « République de Crimée » à la Fédération de Russie et la création de nouveaux sujets de la Fédération de Russie – la « République de Crimée » et la « ville fédérale de Sébastopol », prévoyait que, entre la date d’adoption de cette loi et le 1er janvier 2015 (« la période transitoire »), des tribunaux de la Fédération de Russie seraient établis sur les territoires de la « République de Crimée » et de la ville de Sébastopol, conformément au système judiciaire et aux lois de la Fédération de Russie.

54. Toutefois, la Fédération de Russie n’a à aucun moment cherché à démontrer que l’application de ses lois (par modification, suspension ou remplacement des lois qui, avant l’« occupation », étaient en vigueur dans le territoire occupé) était justifiée au regard du droit international humanitaire, par exemple au titre des exceptions prévues à l’article 64 de la quatrième Convention de Genève, relatives à la nécessité de maintenir l’ordre dans le territoire occupé et d’assurer la sécurité des autorités relevant des forces ou de l’administration d’occupation, ou en vertu d’une stricte nécessité d’assurer la mise en œuvre des Conventions de Genève.

55. Ainsi que la Cour l’a relevé dans sa décision sur la recevabilité (Ukraine c. Russie (Crimée), précitée), compte tenu de leur caractère réglementaire, les mesures en question s’appliquaient à l’ensemble du territoire de la Crimée, s’imposaient à toutes les juridictions et valaient pour toutes les procédures judiciaires et toutes les personnes concernées. Les effets concrets que cela a entraîné sont décrits dans le témoignage de la juge ukrainienne Alyona Kushnova.

56. En conséquence du remplacement illégal des lois ukrainiennes par les lois de la Fédération de Russie et du fonctionnement illégal des « juridictions ukrainiennes », des habitants de la péninsule de Crimée ont vu bafouer leur droit à un procès équitable découlant de la Convention et de règles correspondantes du droit international humanitaire,

a) en étant inculpés et condamnés sur la base d’une application arbitraire et à motivation politique du droit pénal russe. Sont entrées en jeu notamment des dispositions censément conçues pour la lutte contre le terrorisme, l’extrémisme et le séparatisme, que l’on a mises en œuvre de manière à restreindre le droit à la liberté et à la sûreté de la personne (la Liste fédérale des contenus extrémistes a été instituée par la loi fédérale no 114-FZ du 25 juillet 2002 sur la lutte contre les activités extrémistes). Ces mêmes dispositions ont été appliquées à des actes commis avant la mise en œuvre de facto de la législation de la Fédération de Russie en Crimée. C’est ainsi qu’Akhtem Chyigoz, vice‑président du Mejlis, a été condamné à une peine de huit ans d’emprisonnement sur le fondement du droit pénal russe après avoir été reconnu coupable d’avoir organisé des manifestations de masse le 26 février 2014. En 2015 et en 2016, deux autres personnes ont été condamnées à des peines d’emprisonnement pour avoir prétendument blessé des policiers de la Berkout, en bravant des interdictions prévues par le droit pénal russe lors des manifestations de Maïdan tenues à Kyiv le 14 février 2014 (référence est faite au paragraphe 77 du rapport du HCDH de 2017). Le HCDH a recensé au total dix affaires dans lesquelles des personnes ont été condamnées en application du droit russe pour des actes qui auraient été commis avant l’« occupation ». Dans la moitié de ces cas, les condamnations ont réprimé la publication sur les réseaux sociaux de messages qui auraient contenu des symboles, des slogans ou des déclarations d’organisations interdites en Fédération de Russie ou considérées comme extrémistes au regard de la Liste fédérale des contenus extrémistes établie par la loi fédérale russe no 114-FZ. L’autre moitié des cas concernait une prétendue participation à des « troubles de masse » survenus en Crimée le 26 février 2014.

b) en voyant clore arbitrairement une procédure d’appel engagée sur le fondement du droit ukrainien ; et

c) en voyant leurs peines d’emprisonnement modifiées arbitrairement en fonction du droit russe, parfois à leur détriment.

57. Par ailleurs, jusqu’à l’« annexion » de la Crimée par la Russie, en mars 2014, on dénombrait 520 juges qui travaillaient en Crimée et dans la ville de Sébastopol. Environ la moitié de ces juges ont continué à travailler pour les « juridictions » russes en Crimée. En 2015, la Russie a nommé un grand nombre de ces juges au sein du « système judiciaire » russe en Crimée, dont l’existence était « autorisée » par le droit fédéral russe.

58. Ainsi, un certain nombre de juges précédemment nommés en tant que juges ukrainiens ont changé de camp et ont pris part à des activités contraires aux intérêts de l’Ukraine et des Ukrainiens, au mépris du serment qu’ils avaient prêté et en faveur des exigences imposées par une puissance occupante étrangère et hostile.

59. Des accusations pénales ont été portées contre 276 anciens juges ukrainiens de Crimée et de Sébastopol. Au 20 août 2020, on dénombrait 392 « juges » sur le territoire de la « République de Crimée » et de la ville de Sébastopol, dont 219 « juges » de nationalité ukrainienne et 95 de nationalité russe (la nationalité de 78 « juges » n’a pas pu être établie).

60. Ces « juges » ne peuvent être tenus pour indépendants et impartiaux. De même, aucune « juridiction » présidée par eux ne peut être considérée comme une autorité judiciaire compétente établie par la loi. Leur nomination est une incitation adressée à d’anciens fonctionnaires ukrainiens afin qu’ils coopèrent (ou collaborent) avec la Fédération de Russie.

61. Le décret du président Poutine du 19 décembre 2014 sur la « nomination des juges des juridictions fédérales » ne mérite aucune reconnaissance juridique de la part de la Cour. Les autorités d’occupation ont nommé des « juges » sans tenir compte des exigences relatives à la formation et à l’expérience.

d) Sur les violations alléguées de l’article 8 de la Convention

1. Impossibilité de renoncer à la nationalité russe, contraire à l’article 8 de la Convention

62. Il est rappelé que, sur le fondement du « Traité d’intégration » qui est entré en vigueur le 18 mars 2014, la nationalité russe a été automatiquement imposée aux personnes résidant de manière permanente sur le territoire de la Crimée, sauf si, dans un délai d’un mois et par écrit, elles renonçaient formellement à l’acquisition de ladite nationalité. Le traité en question indiquait que la nationalité russe devait être automatiquement imposée à un résident de nationalité ukrainienne, à moins qu’il ne s’y opposât et entreprît des démarches actives afin de « conserver » sa « précédente » nationalité. De cette imposition automatique de la nationalité russe a nécessairement et concrètement découlé l’annulation de la nationalité ukrainienne sous l’« occupation ». Des dispositions similaires figurent dans la loi constitutionnelle fédérale no 6-FKZ sur l’intégration de la « République de Crimée » à la Fédération de Russie et la création de nouveaux sujets de la Fédération de Russie – la « République de Crimée » et la « ville fédérale de Sébastopol », qui est entrée en vigueur le 21 mars 2014.

63. Comme l’ont décrit et rapporté le HCDH et Human Rights Watch, la Fédération de Russie a dressé divers obstacles procéduraux pour les personnes qui souhaitaient « renoncer » à la nationalité russe :

a) Le Service fédéral des migrations (SFM) n’a publié des informations sur la procédure de renonciation qu’à la date du 1er avril 2014 (quelque dix‑sept jours avant la date butoir). Alors que les demandes de renonciation à la nationalité russe étaient censées pouvoir être déposées du 18 mars au 18 avril 2014, tel ne fut le cas en pratique que du 1er au 17 avril 2014. En revanche, les demandes de passeports russes furent acceptées jusqu’en novembre 2014.

b) Au 9 avril 2014, seuls deux centres du SFM étaient opérationnels et à même de traiter les demandes de renonciation, et on en compta neuf au total du 10 au 18 avril. Les habitants ne furent pas informés des adresses des bureaux du SFM où ils pouvaient déposer pareilles demandes, ou bien ils furent contraints de faire la queue avec ceux qui souhaitaient acquérir la nationalité russe. Les longues files d’attente dépassaient la capacité quotidienne des centres en question et certaines personnes ne purent atteindre le début de la file avant l’expiration du délai. Selon le médiateur régional et la Mission de terrain sur les droits de l’homme en Crimée, seuls quatre bureaux des antennes territoriales du SFM de la Fédération de Russie en « République de Crimée » étaient ouverts pour le dépôt des demandes de renonciation à la nationalité russe en Crimée, tandis que 250 bureaux (ou 160 bureaux désignés, selon le rapport de Open Society Justice Initiative de juin 2018) étaient ouverts pour la délivrance de passeports russes. Les habitants de Crimée vivant à la campagne eurent du mal à accéder à ces bureaux.

c) Certaines exigences procédurales étaient imprécises et évoluaient au fil du temps, comme l’obligation faite aux deux parents de former une demande conjointe pour leur enfant (paragraphe 58 du rapport du HCDH de 2017).

64. En outre, la nationalité russe a été imposée à des enfants pensionnaires d’orphelinats ou d’internats, à des personnes internées dans des établissem*nts psychiatriques et à des personnes placées en garde à vue ou dans des lieux de détention, ainsi qu’à des enfants nés après « l’occupation » de la Crimée par la Russie.

65. Des témoignages ont confirmé l’existence d’entraves pratiques et procédurales à la renonciation à la nationalité russe (référence est faite aux déclarations d’Alyona Kushnova et du métropolite Clément). Le métropolite Clément de Simferopol et de la Crimée (Église orthodoxe d’Ukraine) avait des craintes quant au fait de contester l’imposition de la nationalité russe. Il a livré des informations sur l’une de ses paroissiennes qui, ayant refusé la nationalité russe, n’avait pu pendant quatre ans ni toucher sa pension ni faire enregistrer son titre de propriété sur son appartement. De ce fait elle s’était trouvée contrainte de demander la nationalité russe en 2019 et de renoncer malgré elle à la nationalité ukrainienne. D’autres paroissiens avaient rencontré des problèmes similaires. Le métropolite Clément a évoqué le cas d’un prêtre qui avait objecté à l’imposition de la nationalité russe : il s’était de ce fait heurté à de sérieux problèmes lorsqu’il avait voulu faire enregistrer un bien immobilier et, en conséquence, avait dû à contrecœur demander la nationalité russe.

66. En outre, le cas d’Aleksandr Kolchenko atteste que les personnes privées de liberté par les autorités russes n’ont eu aucune possibilité de « renonciation » et sont ainsi devenues automatiquement des citoyens de la Fédération de Russie (référence est faite à une publication de l’Union ukrainienne Helsinki pour les droits de l’homme et autres, « Crimea Beyond Rules: No. 3 Right to nationality (citizenship) »).

67. En outre, les personnes qui ont « renoncé » à la nationalité russe sont traitées comme des citoyens de seconde zone et ne bénéficient pas de l’égalité devant la loi. Elles peuvent demander un permis de séjour, ce qui leur donne certains droits qui n’exigent pas la possession de la nationalité russe (comme le droit à une pension et à une assurance maladie gratuite). Cependant, elles ne peuvent pas posséder de terres agricoles (article 3 de la loi de la Fédération de Russie du 24 juillet 2002 sur la cession des terres agricoles), voter ou être élues, enregistrer une communauté religieuse, demander l’autorisation de tenir une réunion publique, occuper un poste dans l’administration ou faire réimmatriculer leur véhicule privé dans la péninsule (paragraphe 62 du rapport du HCDH du 2017 ; Union ukrainienne Helsinki pour les droits de l’homme et autres, « Crimea Beyond Rules: No. 3 Right to nationality (citizenship) »).

68. Le « choix » de renoncer à la nationalité russe doit être replacé dans le contexte d’intenses intimidations, persécutions et discriminations envers les personnes considérées comme hostiles à l’« occupation » russe ou comme ayant des opinions pro-ukrainiennes. Beaucoup de citoyens ukrainiens de Crimée redoutent naturellement des représailles s’ils font une demande de renonciation. Ils craignent plus précisément d’être forcés à quitter leur domicile et d’être expulsés du territoire de la Crimée, ou d’avoir à subir d’autres préjudices et restrictions. Dans ce contexte, la procédure qui est censée être prévue par la loi oblige en pratique des personnes qui résident en Crimée à informer par écrit un service public russe de leur intention de renoncer à la nationalité russe et, ce faisant, à porter à la connaissance de ces autorités hostiles des données personnelles sensibles. La population ne s’est donc pas vu offrir un véritable « choix » de refuser la nationalité russe. Il n’est pas surprenant que le nombre de personnes prêtes à le faire soit relativement faible (selon les statistiques du gouvernement russe, après le 18 avril 2014, 3 427 personnes résidant à titre permanent en Crimée ont demandé à ne pas acquérir automatiquement la nationalité russe).

69. Il y a de nombreux cas de discrimination contre des habitants de Crimée qui se sont élevés contre l’imposition de la nationalité russe. Ainsi, le HCDC a rapporté qu’un habitant de Simferopol a fait l’objet d’actes de harcèlement psychologique récurrents de la part de son employeur parce qu’il avait renoncé à la nationalité russe. En 2016, après que son employeur l’avait poussé deux années durant à rétracter son refus officiel de la nationalité russe, il fut licencié après s’être vu signifier qu’en raison de ses positions « antirusses » il ne pouvait pas conserver son poste. Deux de ses collègues ont également été licenciés : l’un avait refusé la nationalité russe, l’autre avait acquis cette nationalité mais exprimé en public des opinions pro‑ukrainiennes.

70. Selon le témoignage d’un prêtre criméen, il est interdit aux ecclésiastiques ne possédant pas la nationalité russe de célébrer un office en Crimée depuis que la Russie a pris le contrôle de la péninsule. En conséquence, certains prêtres ont été contraints d’acquérir la nationalité russe et ceux qui s’y sont refusé ont été expulsés de Crimée.

71. À l’heure actuelle, les autorités d’enquête ukrainiennes mènent une enquête pénale sur la persécution des citoyens ukrainiens qui refusent la nationalité russe et sur l’expulsion hors de la péninsule de Crimée qui leur est imposée en conséquence. L’enquête a permis d’établir que plus de 300 citoyens ukrainiens de Crimée avaient fait l’objet de décisions d’expulsion pour violation de la législation en matière d’immigration. Ces décisions ont été rendues par des « tribunaux » illégalement établis sur le territoire temporairement occupé de la Crimée. Pendant la période comprise entre le 27 février 2014 et le 26 août 2015, plus de 100 citoyens ukrainiens ont été expulsés.

72. Pour conserver leur poste, les fonctionnaires de Crimée, les employés d’établissem*nts municipaux (établissem*nts scolaires et hôpitaux par exemple) et même les employés du secteur privé ont dû non seulement accepter la nationalité russe, mais aussi renoncer à la nationalité ukrainienne avant la date du 18 avril 2014 (article 4 de la loi constitutionnelle fédérale sur l’intégration de la « République de Crimée » à la Fédération de Russie et la création de nouveaux sujets de la Fédération de Russie – la « République de Crimée » et la « ville fédérale de Sébastopol »). Une loi adoptée par le Parlement de Crimée leur a en outre imposé l’obligation de détenir « une copie du document confirmant la renonciation à la nationalité d’un État ainsi que la remise d’un passeport par un autre État » (article 47 de la loi de la « République de Crimée » sur la fonction publique de la « République de Crimée »).

73. Le caractère réglementaire et le contenu de ces mesures permet d’établir la réalité des deux éléments qui sont constitutifs d’une pratique administrative.

2. Interventions arbitraires des autorités dans des lieux d’habitation privés

74. Par des interventions systématiques et arbitraires dans des lieux d’habitation privés, menées par ses autorités et leurs auxiliaires de l’administration locale subordonnée, la Fédération de Russie a présidé à la mise en œuvre, pendant la période considérée, d’une pratique administrative contraire à l’article 8.

75. Le gouvernement requérant renvoie aux informations fournies par le rapport du HCDH de 2017 (paragraphes 105-107) ainsi qu’aux rapports d’organisations non gouvernementales (ONG) (référence est faite au rapport de Human Rights Watch, « Rights in Retreat: Abuses in Crimea » et au rapport de l’Union ukrainienne Helsinki pour les droits de l’homme et autres, « Crimea Beyond Rules: Information Occupation »), et aux déclarations de victimes dont les lieux d’habitation privés ou les bureaux ont fait l’objet d’interventions « motivées par les nécessités d’enquêtes ouvertes sur des infractions à la loi contre l’extrémisme ».

3. Transfèrements forcés de condamnés

76. Selon l’Union ukrainienne Helsinki pour les droits de l’homme et le Centre régional pour les droits de l’homme, en décembre 2017 plus de 4 700 détenus ukrainiens avaient été transférés depuis la Crimée occupée vers soixante-neuf différents établissem*nts pénitentiaires répartis dans toute la Fédération de Russie. Il est également fait référence au rapport du HCDH de 2017 (paragraphes 116 et 119).

77. La situation en question se trouve corroborée par les récits représentatifs des transfèrements forcés de condamnés que contient la requête no 38334/18 (paragraphes 566-577 ci-dessous).

78. De plus, dans sa requête individuelle, M. O. Sentsov a déclaré qu’à la suite de son transfèrement au centre de détention de Moscou, l’ambassadeur ukrainien n’avait pas pu lui rendre visite, les autorités russes ayant affirmé qu’il était un citoyen russe (Sentsov c. Russie, no 48881/14, formulaire de requête).

79. Le métropolite Clément a déclaré qu’il n’avait pas été en mesure de rendre visite à M. O. Sentsov, placé dans un centre de détention sur le territoire russe, bien qu’il eût été accompagné de l’avocat du détenu. On l’avait expressément empêché de rencontrer M. P. Hryb, lui aussi détenu sur le territoire de la Fédération de Russie. Les autorités russes empêchaient des citoyens ukrainiens de remettre des colis à leurs proches détenus par la Russie. Il a décrit la situation vécue par la mère de M. Ye. Panov, qui avait essuyé un refus de l’administration du centre de détention temporaire après avoir sollicité la remise d’un colis à son fils, parce qu’elle était de nationalité ukrainienne. Seuls le métropolite Clément et des paroissiens titulaires d’un passeport russe avaient donc pu remettre des colis.

80. Si cette situation particulière s’est produite sur le territoire de la Crimée, elle permet de se rendre compte des mesures appliquées par les autorités russes à l’égard des détenus condamnés – en particulier des prisonniers politiques – de nationalité ukrainienne.

81. Dans sa requête individuelle, M. R. Zeytullayev a expressément indiqué qu’il avait été transféré vers le territoire de la Fédération de Russie, à 2 500 km de son domicile et de sa famille (Zeytullayev c. Russie, no 7932/18, formulaire de requête). Confrontés au manque d’argent et à des problèmes de transport, son épouse et ses trois jeunes enfants n’ont pu lui rendre visite, et ces circonstances l’ont empêché de préserver le fonctionnement normal de sa famille.

82. Il est relevé que, d’après leurs déclarations, MM. Vaitov, Saifullayev et Primov ont subi des épreuves similaires.

83. De même, M. A. Dzhepparov se plaint d’avoir été transféré en Russie, à 800 km de son domicile, et de ne pas avoir pu ensuite entretenir des relations normales avec sa femme et sa mère (référence est faite à la requête individuelle Dzhepparov c. Russie, no 27630/20).

84. Le gouvernement requérant renvoie également au groupe d’affaires Vaitov et autres c. Russie (no 20514/17), qui concerne les transfèrements de détenus vers des centres de détention situés sur le territoire de la Fédération de Russie, ainsi que les conséquences négatives de telles mesures.

85. Les transfèrements de condamnés de Crimée vers le territoire de la Fédération de Russie pourraient constituer un élément de la politique de modification de la composition démographique de la Crimée.

86. Enfin, il est signalé que le parquet enquête sur des plaintes relatives aux transfèrements forcés de condamnés de Crimée vers le territoire de la Fédération de Russie.

e) Harcèlement et intimidation de dirigeants religieux ne se conformant pas au culte orthodoxe russe, interventions arbitraires dans des lieux de culte et confiscation de biens religieux, en violation de l’article 9 de la Convention

87. Pendant la période considérée, telle que définie par la Grande Chambre dans la décision sur la recevabilité, l’administration d’occupation russe a tenté soit de prendre le contrôle de groupes religieux, soit de les éradiquer et de les forcer à quitter la Crimée.

88. La cooptation par la Russie de l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou (EOU-PM) et de la Direction spirituelle des musulmans de Crimée et de Sébastopol (DSMCS) fournit des preuves manifestes du succès obtenu par les autorités russes dans leurs efforts pour prendre le contrôle des communautés religieuses ukrainiennes en Crimée et se servir de celles-ci pour éradiquer les opinions – et exclure les personnes ayant ou épousant des opinions – contraires à la politique russe en Crimée et à l’« occupation » de la Crimée.

89. La « République de Crimée » a déclaré que les communautés de l’EOU‑PM jouissaient d’une position privilégiée sur le territoire de la Crimée. Elles figurent parmi les premières à avoir pu se faire réenregistrer en Crimée et elles peuvent mener librement leurs activités, religieuses et autres. L’EOU-PM coopère activement avec l’administration d’occupation, les forces armées russes et leur flotte de la mer Noire.

90. Le gouvernement requérant renvoie aux informations contenues dans le rapport du HCDH de 2017 (paragraphes 137-145) et indique que, bien qu’un petit nombre des faits en question ne s’inscrivent pas dans la période considérée (par exemple le « paquet Yarovava » adopté en 2016 et l’interdiction générale ayant frappé les Témoins de Jéhovah sur le fondement de la législation antiterroriste en avril 2017), des précisions sur ces épisodes ont été reprises et exposées afin que la Cour comprenne bien qu’il est vital d’exiger du gouvernement russe qu’il prenne des mesures pour faire cesser ces violations continues et empêcher qu’elles se reproduisent.

91. La même pratique (associée à un certain nombre d’épisodes spécifiques identiques) de persécution religieuse (et de tolérance officielle à cet égard) au cours de la première année d’« occupation » a aussi été décrite par le département d’État américain dans son rapport 2014 sur la liberté religieuse, ainsi que par des témoignages précis (émanant, par exemple, de l’archevêque Clément de l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Kyiv (« l’EOU-PK »), de la journaliste Maria Tomak et du primat de l’Église orthodoxe d’Ukraine (EOU), le métropolite Épiphanie), dont certains ont été repris dans des rapports d’ONG (par exemple l’Union ukrainienne Helsinki pour les droits de l’homme et autres, « Crimea Beyond Rules; religious “occupation”: the Ukrainian Orthodox Church of the Kyiv Patriarchate »).

92. Par ailleurs, le gouvernement requérant évoque – et soumet à titre de preuves – ses observations du 5 novembre 2021, qu’il a formulées en qualité de tiers intervenant dans l’affaire Upravlinnya Krymskoyi Yeparkhiyi Ukrayinskoyi Pravoslavnoyi Tserkvy c. Russie (no 33931/19). Il y a indiqué que non seulement l’EOU avait fait l’objet de persécutions sur le territoire de la Crimée, mais que de plus les instigateurs directs de ces actes étaient des fonctionnaires russes.

93. L’impulsion, quant à ces actes de persécution, est venue des plus hauts niveaux de l’État russe. Le président de la Fédération de Russie a qualifié l’EOU de « mauvais projet » incitant à l’intolérance et dénué de rapport avec la liberté de religion. Il a également déclaré que la décision d’autoriser l’EOU à être autocéphale était contraire aux normes religieuses.

94. Le ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie a déclaré maintes fois que la scission de l’EOU d’avec l’Église orthodoxe russe était « illégale » et qu’elle était intervenue sur instruction du gouvernement des États-Unis d’Amérique.

95. Concernant les persécutions à l’égard de l’EOU et de ses membres, le Gouvernement renvoie à des requêtes individuelles et à des documents que le diocèse criméen de l’EOU a soumis à la Cour dans l’affaire Upravlinnya Krymskoyi Yeparkhiyi Ukrayinskoyi Pravoslavnoyi Tserkvy (précitée) et dans cinq requêtes du groupe d’affaires Upravlinnya Krymskoyi Yeparkhiyi Ukrayinskoyi Pravoslavnoyi Tserkvy c. Russie (no 69421/17), ainsi qu’aux témoignages du métropolite Clément et du prêtre Yaroslav Hontar.

96. Des prêtres de l’EOU-PM font partie des personnes au service des forces armées russes et des membres des « Cosaques » qui ont bloqué l’église dans le village de Perevalne. En outre, l’EOU-PM a depuis lors poursuivi ses activités hostiles à l’EOU.

97. Les prêtres de l’EOU-PM embrassant des positions pro-ukrainiennes font l’objet de persécutions régulières. Pour cette raison, les religieux du monastère stavropégial Saint Païssy Velitchkovsky de l’EOU-PM, dans le village de Morozivka, subit des pressions constantes. Le 13 octobre 2016, des personnes non identifiées ont incendié certains bâtiments du monastère. La direction du monastère reçoit fréquemment des menaces de la part de membres de l’administration occupante. Les portes du monastère ont été vandalisées ao moyen d’inscriptions menaçantes telles que « Terre russe pour les Russes ».

98. L’administration d’occupation russe a également recouru à plusieurs méthodes d’intimidation et de pression pour contraindre la communauté musulmane de Crimée en général, et le mufti de la DSMCS en particulier, à coopérer avec l’« occupation » russe. Parmi les faits en question, sont mentionnés l’incendie de mosquées à Simferopol et dans le village de Sonyachna Dolyna en 2014, des fouilles abusives et illégales de mosquées par les autorités répressives, et des restrictions apportées à la diffusion de la littérature musulmane sous couvert de lutte contre l’extrémisme.

99. À la suite de sa décision personnelle de coopérer à la répression russe, le mufti de la DSMCS a été impliqué dans la persécution de musulmans dissidents : il a livré des déclarations contre eux dans le cadre d’audiences judiciaires et a prononcé des discours en faveur du maintien de l’ordre russe.

100. La coopération entre la DSMCS et l’administration occupante s’est traduite par une persécution accrue des groupes religieux musulmans non‑conformistes (c’est-à-dire non contrôlés par la DSMCS), tels que Hizb ut‑Tahrir.

101. Le gouvernement requérant renvoie à des requêtes individuelles qui ont été portées devant la Cour (Mistseva religiyna organizatsiya Musulmanska obschyna Alushta c. Russie, no 17009/21, formulaires de requête du 21 avril 2021 et du 15 mars 2022, et Ashyrov c. Russie, no 11890/21, formulaires de requête du 25 février 2021 et du 21 avril 2022) et indique que les requérants dans ces affaires ont spécifiquement exposé des faits et soumis des éléments décrivant les actes de persécution subis par des groupes et des individus musulmans non contrôlés par la DSMCS.

f) Répression contre des médias non russes, en particulier des chaînes de télévision ukrainiennes et tatares, en violation de l’article 10 de la Convention

102. Le gouvernement requérant renvoie au rapport du HCDH de 2017, qui a fait état de la fermeture de chaînes de télévision non russes, d’agressions de journalistes, d’interdictions frappant des journaux et du refus d’accorder des licences à des médias considérés comme critiques à l’égard de l’« occupation » russe (paragraphes 155-161 du rapport du HCDH).

103. Le processus de liquidation des chaînes de télévision ukrainiennes en Crimée a débuté en début mars 2014. Toutes ces chaînes ont été bloquées et leurs fréquences ont été reprises illégalement par les chaînes de télévision russes. L’administration d’occupation russe a saisi Krym, une entreprise publique de radiotélédiffusion, et la société Radioteleviziinyi peredavalnyi tsentr v AR Krym.

104. À la suite de l’agression russe, 161 émetteurs et 20 fréquences ont été perdus en Crimée.

105. En ce qui concerne la pratique consistant à fermer des chaînes de télévision, à interdire des médias et à étouffer la liberté d’expression au moyen d’« avertissem*nts officiels », le gouvernement requérant présente en outre les éléments et cas représentatifs qui suivent.

a) La société de télévision et de radio Chernomorskaya (TRC) était l’une des plus importantes sociétés de télévision de Crimée. Le 29 juin 2014, elle fut interdite de diffusion sur les réseaux câblés criméens. Par la suite, ses biens furent saisis et les autorités d’« occupation » s’emparèrent de ses émetteurs pour diffuser la chaîne de télévision russe Rossiya-24.

b) ATR était la principale chaîne de télévision des Tatars de Crimée et elle diffusait ses émissions en Crimée, en Turquie et dans d’autres pays européens. Le 24 septembre 2014, son directeur général reçut du Centre russe de lutte contre l’extrémisme une lettre l’invitant à remettre certains documents aux autorités. La raison avancée était que la chaîne ATR « s’entêt[ait] à énoncer l’idée d’une possible répression fondée sur des motifs nationaux et religieux, contribu[ait] à forger une opinion antirusse, aliment[ait] délibérément la méfiance des Tatars de Crimée envers le pouvoir (...), faisant peser indirectement une menace d’activités extrémistes ». Le 26 janvier 2015, des membres du comité d’investigation de la Fédération de Russie et du Centre de lutte contre l’extrémisme investirent les locaux d’ATR. Le serveur d’ATR fut saisi, ce qui perturba la diffusion de ses émissions. En février 2015, le Roskomnadzor (Service fédéral de surveillance des communications, des technologies de l’information et des médias), l’organe russe de régulation des médias, décida unilatéralement de réattribuer la fréquence d’ATR à une autre chaîne, pro-russe. Le 1er avril 2015, ATR cessa de diffuser ses émissions. Elle s’est depuis lors installée en Ukraine continentale, où elle a repris ses émissions.

c) Reporters sans frontières a indiqué qu’au 11 août 2014, la plupart des fournisseurs de services Internet de Crimée étaient bloqués, de même que l’accès aux sites d’information ukrainiens (référence est faite à Reporters sans frontières[7], ainsi qu’à l’Union ukrainienne Helsinki pour les droits de l’homme et autres, « Crimea Beyond Rules: Information Occupation »).

d) Dans son témoignage, M. Refat Chubarov a indiqué qu’à partir du 1er mars 2014 toutes les chaînes de télévision ukrainiennes sauf une (ATR) avaient été « interdites » en Crimée et remplacées par des chaînes de télévision russes.

106. En ce qui concerne la pratique consistant à étouffer les médias non russes en agressant et en intimidant des journalistes, le gouvernement requérant a relevé les éléments complémentaires qui sont présentés ci-après.

107. Selon Tatiana Kurmanova, rédactrice du Centre pour le journalisme d’investigation (Crimée), le pic des attaques contre des journalistes en Crimée fut enregistré en mars 2014, époque où l’on recensa quatre-vingt-cinq cas. Il y eut ensuite une longue période d’intimidation systématique pendant laquelle perquisitions et détentions arbitraires servirent à brider et à bâillonner le journalisme indépendant. Souvent, le prétexte avancé était qu’il y avait eu incitation à commettre des actes visant à porter atteinte à l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie, infraction réprimée par l’article 280.1 du code pénal russe.

108. Le cas de Ganna Andriievska illustre bien cette pratique. En mai 2014, Mme Andrievska, journaliste criméenne, quitta la Crimée pour Kiev, craignant d’être persécutée par les « autorités » en Crimée. Le 2 février 2015, une enquête pénale fut ouverte au motif qu’un article de blog dont elle était l’autrice était constitutif d’une infraction réprimée par l’article 280.1 du code pénal russe. Comme Mme Andrievska se trouvait à Kyiv, elle était hors de portée du FSB. Cependant, le 13 mars 2015, des agents du FSB perquisitionnèrent le domicile de ses parents en Crimée et saisirent l’ordinateur de son père. En parallèle, les autorités ordonnèrent au bureau de poste de signaler toute correspondance qui serait adressée à Mme Andrievska. Le nom de celle-ci fut inscrit sur la liste des terroristes et des extrémistes du Service fédéral du contrôle financier.

109. En outre, le gouvernement requérant rapporte les cas suivants pour illustrer les actes de harcèlement et d’intimidation subis par des journalistes appartenant à des médias perçus comme critiques envers l’« occupation » russe.

a) Début mars 2014, un groupe d’une vingtaine d’hommes en tenue de camouflage s’emparèrent du local du « Centre de la presse d’information », siège du Centre pour le journalisme d’investigation. Des journalistes furent frappés, empêchés de diffuser des émissions, puis expulsés des locaux. Ils s’installèrent temporairement dans le bâtiment de la société de télévision et de radio Chernomorskaya. Toutefois, en juin 2014, les autorités russes effectuèrent également une intervention dans ce bureau. Des équipements furent saisis en l’absence de mandat et les journalistes reçurent l’ordre de quitter le bâtiment.

Valentyna Samar, rédactrice en chef du Centre pour le journalisme d’investigation, fut convoquée à Simferopol pour des entretiens « préventifs » avec le FSB. Face à la menace de persécutions continues, Valentyna Samar et ses collègues fuirent la Crimée et entreprirent d’opérer depuis l’Ukraine continentale. Cependant, l’année suivante, l’organe russe de régulation des médias bloqua l’accès au Centre pour le journalisme d’investigation.

b) Yelizaveta Bogutskaya, une blogueuse criméenne qui avait exprimé des opinions pro-ukrainiennes sur sa page Facebook, fut détenue et interrogée pendant six heures le 8 septembre 2014. Sa maison fut perquisitionnée et un ordinateur, un appareil photo et une clé USB furent saisis. Le lendemain, elle quitta la Crimée.

c) Le 9 avril 2015, les services de sécurité perquisitionnèrent pendant dix heures le domicile de Tatyana Guchakova, journaliste et ancienne rédactrice en chef adjointe du site BlackSeaNews.net. Son ordinateur et d’autres biens furent saisis et elle subit un interrogatoire. Elle fut libérée puis soumise à un nouvel interrogatoire, au cours duquel on lui fit écouter des enregistrements de ses conversations téléphoniques. Par la suite, Mme Guchakova décida de quitter la Crimée.

d) Le 13 août 2015, la maison des parents de Natalia Kokorina, rédactrice du Centre pour le journalisme d’investigation en Crimée, fut perquisitionnée par des agents du FSB russe. Des documents et des ordinateurs portables furent saisis et Mme Kokorina fut interrogée pendant six heures. Craignant de nouvelles persécutions, elle quitta la Crimée.

110. Ces récits ont été corroborés par les témoignages de Maria Tomak, Alona Kushnova et Olena Maksymenko.

111. Dans son mémoire ultérieur du 1er mars 2023, le gouvernement requérant a déclaré que pendant toute la période d’« occupation », les autorités d’occupation avaient créé des conditions propices à la persécution illégale des médias et journalistes indépendants de Crimée.

112. Depuis mars 2014, le secteur de l’information et de la communication en Crimée repose sur le « Concept d’informatisation de la République de Crimée », qui a été élaboré suivant les principales orientations de la politique d’État de la Fédération de Russie en la matière. Ce concept a été défini dans le cadre de la « Stratégie pour le développement du secteur des technologies de l’information dans la Fédération de Russie pour 2014‑2020 et à l’horizon 2025 ». Dans ce contexte, la répression des médias indépendants et l’étouffement de toute forme de dissidence et de pluralisme sont des objectifs essentiels en Russie même et – plus encore – sur le territoire de la Crimée occupée.

113. En mars 2014, tous les services de rédaction se sont vu imposer une date butoir pour se faire réenregistrer comme le prévoyait le droit russe. Les médias qui sont restés en Crimée après l’« occupation » et qui ne se sont pas conformés à la législation russe ont été contraints de cesser leurs activités. De plus, les médias qui n’étaient pas contrôlés par les autorités d’occupation ont été privés de licences. Par la suite, les médias en ligne se sont vu retirer le droit de diffuser sur le territoire occupé de la République autonome de Crimée.

114. Human Rights Watch a rapporté en 2014 que les autorités russes avaient adressé des avertissem*nts officiels et informels à Shevket Kaibullaev, rédacteur en chef de Avdet, le journal du Mejlis créé en 1990 et publié en tatar de Crimée et en russe. M. Kaibullaev a déclaré à Human Rights Watch qu’au début du mois de juin, le parquet de Simferopol lui avait adressé un avertissem*nt officiel lui indiquant que certains contenus publiés par le journal avaient un caractère extrémiste, tels l’appel au boycott des élections de septembre en Crimée et l’emploi des termes « annexion », « occupation » et « occupation temporaire » de la Crimée. De plus, les autorités avaient convoqué M. Kaibullaev pour deux conversations informelles, au cours desquelles des agents du FSB et des membres du parquet l’avaient averti que le journal Avdet ne serait pas autorisé à se faire réenregistrer au regard du droit russe s’il continuait à publier des contenus aussi controversés. Par la suite, en septembre 2014, le FSB perquisitionna les locaux de Avdet.

115. Dans une réponse officielle à la déclaration par laquelle l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) s’était inquiétée du sort réservé à Avdet, le ministère russe des Affaires étrangères a exposé que la perquisition était liée à de prétendues activités extrémistes du journal, qui « refus[ait] d’opérer en restant dans les limites de la loi ».

116. Des pressions similaires ont été signalées à l’égard de la société ATR et de ses journalistes, qui ont largement rendu compte de la situation en Crimée.

117. Toutes les grandes chaînes de télévision et de radio russes opèrent dans la Crimée occupée. Depuis 2014, les chaînes de télévision ukrainiennes ne peuvent être regardées que par biais d’Internet, sur Divan TV.

118. Depuis l’« occupation » de la République autonome de Crimée par la Fédération de Russie, les périodiques ukrainiens ne sont plus non plus disponibles sur le territoire. Les plus importants quotidiens de Crimée sont des publications russes.

119. Au printemps 2014, les locaux de la rédaction du journal en langue ukrainienne Krymska Svitlytsia furent investis. La publication de périodiques en langue ukrainienne tels que Dumka, Krymske slovo, Slovo Sevastopolia et Dzvin Sevastopolia cessa. Des publications criméennes en langue ukrainienne sur Internet, telles que Media-Krym, Holos Tavrii et Ukrainskyi Kavkaz, furent ciblées par des piratages informatiques. En juin 2014, la migration des publications en langue ukrainienne vers le continent était presque achevée. En septembre 2014, les biens du journal tatar Avdet furent confisqués par les autorités d’occupation.

120. Après l’« occupation » de la Crimée par la Russie, les institutions ukrainiennes n’ont plus reçu de statistiques relatives à la publication des périodiques. Depuis mars 2014, les quotidiens de Crimée ne sont plus distribués.

121. La Russie a mis en œuvre une politique consistant à couper l’accès des habitants de la Crimée aux sources d’information ukrainiennes indépendantes, politique qui reste d’actualité.

122. À la fin du mois de juin 2019, des tests d’accessibilité à divers sites Internet furent effectués sur les réseaux de dix fournisseurs de services Internet qui opéraient dans neuf différents lieux de Crimée (y compris les villes les plus grandes et les plus peuplées). Les résultats montrèrent que l’ensemble des fournisseurs avaient bloqué de nombreux sites Internet, dont ceux de quatorze médias ukrainiens, de réseaux sociaux, du Mejlis des Tatars de Crimée[8], des Témoins de Jéhovah et de Hizb ut-Tahrir.

123. En outre, certains d’entre eux avaient bloqué un nombre plus important de sites Internet ukrainiens, notamment ceux de médias, de l’ONG Crimean Solidarity, et d’autres.

124. Les ONG Centre des droits de l’homme « ZMINA » et Groupe de protection criméen des droits de l’homme ont consigné plus de 350 actes de harcèlement de journalistes et de blogueurs en Crimée pour la période comprise entre 2014 et 2019. Cette pratique administrative s’est intensifiée depuis lors.

125. Les violations les plus nombreuses dans ce domaine se sont produites en mars 2014 – lors de la phase active de l’« occupation ». Pendant cette période, des journalistes du monde entier travaillaient en Crimée. Entre le 26 février et le 22 mars 2014, plus de cent cas de violation des droits des journalistes et des blogueurs ont été recensés.

126. Les journalistes et les équipes de tournage ont été soumis à diverses formes de pression : coups, enlèvements, torture, détentions injustifiées, inspirées par des motifs politiques, dégradation de biens, interdiction de filmer et de pénétrer dans la péninsule, ainsi que menaces et intimidations. Ces actes ont été mis en œuvre par les formations paramilitaires des « Cosaques » ou de l’« autodéfense du peuple » sous le contrôle de la Fédération de Russie, ainsi que par l’armée russe, qui à l’époque avait la mainmise sur toutes les installations stratégiques de la Crimée.

127. Les poursuites pénales illégales que les autorités d’occupation ont engagées contre des journalistes pour des motifs politiques visaient à forcer les médias et les journalistes non soumis au contrôle du régime d’occupation et non loyaux envers celui-ci à quitter le territoire de la péninsule de Crimée.

128. Selon l’Union nationale des journalistes d’Ukraine, après l’« occupation » de la Crimée par la Russie, des superviseurs non officiels du FSB ont été désignés dans chaque rédaction et, en pratique, ils ont assumé à la fois le rôle de rédacteur en chef et celui de censeur. La politique éditoriale de tous les médias a été modifiée, avec pour objectif d’apporter soutien et justification à l’« occupation ». Pour cette raison, la société de radiodiffusion Krym, Chornomorska et le bureau criméen de l’agence de presse « Ukrinform » ont cessé leurs activités, et l’agence turco-ukrainienne QHA ainsi que la rédaction de Radio Svoboda ont déménagé leurs bureaux à Kiev.

129. Selon le Ukrainian PEN Centre, les autorités russes ont emprisonné 162 journalistes, militants et écrivains ukrainiens.

130. De nombreux journalistes citoyens ont été emprisonnés sur le fondement de fausses accusations, notamment Amet Suleimanov, Marlen (Suleiman) Asanov, Osman Arifmemetov, Remzi Bekirov, Ruslan Suleimanov, Rustem Sheikhaliiev, Server Mustafaiev, Seiran Saliiev, Timur Ibrahimov, Asan Akhtemov, Vladyslav Yesypenko, Oleksiy Bessarabov, Iryna Danilovych et Vilen Temerianov.

131. Par ailleurs, de nombreux journalistes ukrainiens se sont vu interdire l’accès à la Crimée pour des périodes de dix à trente-cinq ans, sans pouvoir identifier les autorités responsables de ces décisions.

132. La gravité de la situation relative à la violation des droits des journalistes en Crimée est aussi mise en évidence par les nombreuses procédures pénales engagées par les autorités d’enquête ukrainiennes à partir des allégations formulées. Ainsi, lesdites autorités ont établi la détention illégale, le 13 mars 2015, de Mme Nataliya Kokorina, rédactrice du Centre pour le journalisme d’investigation, et ont informé Mme Marina Viktorivna Savchuk et M. Dmytro Viktorovych Tkachenko, agents du FSB, qu’ils étaient soupçonnés d’avoir commis une infraction visée par la deuxième partie de l’article 162 du code pénal ukrainien.

133. En outre, les autorités ukrainiennes mènent une enquête dans une affaire concernant des entraves apparemment mises en place par des membres des services répressifs russes, au cours des mois de mai et de juin 2014, dans les activités juridiques professionnelles de M. Yuhosh, fondateur du portail Internet Podii Krymu, et de M. Kaibullaiev, rédacteur en chef du journal Avdet.

134. La décision que l’administration russe d’« occupation » a prise le 22 avril 2014 d’interdire la diffusion des discours de dirigeants tatars sur la chaîne de télévision Krym a également fait l’objet d’une enquête des autorités ukrainiennes.

135. Au total, les autorités ukrainiennes ont mené des enquêtes dans le cadre de vingt-six procédures pénales, concernant quarante-huit cas de violations alléguées des droits des journalistes en Crimée (treize personnes ont été informées qu’elles étaient soupçonnées d’avoir commis des infractions liées à ces violations). Il convient aussi de noter que les moyens d’enquête disponibles sont limités, le gouvernement ukrainien n’ayant pas accès au territoire de la Crimée. Le gouvernement requérant fait référence au rapport du parquet général ukrainien sur des actes spécifiques de persécution commis contre des journalistes par les autorités russes en Crimée.

136. Selon le service de presse du Roskomnadzor, au 1er avril 2015, 232 médias étaient enregistrés en Crimée, dont 163 organes de presse écrite et agences de presse. Or, selon l’ONU, au début de l’année 2014, environ 3 000 médias étaient enregistrés en Crimée.

137. En conséquence de l’agression armée, les titulaires de licences qui avaient été attribuées par le Conseil national de la télévision et de la radio d’Ukraine se sont vu retirer le droit de diffuser en Crimée. Ainsi :

– Concernant la télédiffusion analogique, 31 entreprises de télévision et de radio ont perdu le droit d’utiliser 292 fréquences dévolues à la diffusion d’émissions dans 69 secteurs.

– Concernant la télédiffusion numérique terrestre, 28 entreprises de télévision et de radio ont perdu le droit d’utiliser 72 fréquences dévolues à la diffusion d’émissions dans 18 secteurs.

– S’agissant de la radiodiffusion, 39 entreprises de télévision et de radio ont perdu le droit d’utiliser 139 fréquences dévolues à la radiodiffusion dans 31 secteurs. En fait, ces radiofréquences ont été réattribuées illégalement pour la diffusion de programmes russes. Cette situation est contraire au Statut de l’Union internationale des télécommunications (UIT), au Règlement des radiocommunications de l’UIT et à la déclaration faite par le Secrétaire général de l’UIT lors de la Conférence de plénipotentiaires de l’UIT de 2014, ainsi qu’aux exigences de la Résolution 68/262 (2014) de l’Assemblée générale des Nations Unies.

138. Au total, environ deux millions de citoyens ukrainiens résidant en Crimée ont perdu l’accès aux signaux (analogiques ou numériques) émis par les chaînes de télévision ukrainiennes et aux signaux émis par les stations de radio. Selon les informations de l’agence indépendante d’évaluation BIG DATA UA LLC, en Crimée plus de 230 000 abonnés ont perdu l’accès à la télévision ukrainienne par câble.

139. Les entreprises de télévision et de radio qui diffusent leurs émissions sur le territoire de la Crimée et dans la ville de Sébastopol sont totalement assujetties aux autorités d’occupation, qui recourent à des mesures de contrôle pour étouffer la liberté d’expression et diffuser de la propagande de guerre hostile à l’Ukraine, à l’UE, aux États-Unis d’Amérique et à l’OTAN. Les informations ont été remplacées par la désinformation.

140. Les déclarations publiques sont limitées, et les journalistes travaillent suivant les instructions données par les autorités d’occupation de la Crimée ; d’autres journalistes sont persécutés avec leurs familles et font l’objet de menaces directes pour leur vie.

141. En 2017, l’organisation internationale Freedom House a estimé que depuis 2014 la liberté d’expression en Crimée était tombée à un niveau correspondant à l’un des pires au monde. Le rapport de l’organisation indiquait que, sur une échelle de 100 points (100 représentant le plus mauvais score), la Crimée était arrivée au résultat de 94 points et avait été intégrée dans la liste des territoires « les pires des pires » du monde. Dans le même temps, le score de la Russie s’était établi à 83 points.

g) Interdiction de rassemblements publics et de manifestations, et intimidation et détention arbitraires d’organisateurs de ces événements, en violation du droit à la liberté de réunion pacifique (article 11 de la Convention)

142. Le gouvernement requérant renvoie aux conclusions du HCDH relatives à la liberté de réunion pacifique, prenant note en particulier des mesures à caractère réglementaire appliquées pour réprimer la liberté de réunion (référence est faite au rapport du HCDH de 2017, §§ 147-151).

143. La description générale, axée sur les mesures à caractère réglementaire adoptées par les autorités pour réprimer les rassemblements pacifiques, est complétée par des récits de personnes qui ont été détenues arbitrairement pour avoir voulu participer à des manifestations publiques. Le gouvernement requérant évoque notamment les affaires qui suivent.

a) Dans son témoignage, M. Vladyslav Polishchuk a indiqué que des membres des CSDF avaient violemment entravé le déroulement d’une manifestation pacifique organisée le 9 mars 2014, à l’occasion du 200e anniversaire de la naissance de Taras Chevtchenko (célèbre poète et personnage public ukrainien). M. Polishchuk s’était enfui mais avait ensuite été détenu arbitrairement et avait été interrogé par les autorités de facto sur sa participation à la manifestation, puis il avait été inculpé d’atteinte à l’ordre public (voir son témoignage, A 407-409).

b) MM. L. Kuzmin, O. Kravchenko et V. Shukurdzhyev furent arrêtés pour utilisation de symboles ukrainiens lors d’un rassemblement tenu le 9 mars 2015 en vue de la commémoration de la naissance de Taras Shevchenko (paragraphe 123 f) de la décision sur la recevabilité) ;

c) Le 24 août 2015, MM. L. Terletskiy, M. Kuzmin et L. Kurmin furent interpelés après avoir déposé des fleurs au pied de la statue de Taras Chevtchenko (paragraphe 123 i) de la décision sur la recevabilité).

144. À la fin du mois de février et au début du mois de mars 2014, des rassemblements organisés en faveur de l’intégrité territoriale de l’Ukraine eurent lieu presque chaque jour et les participants subirent des attaques constantes de la part des « CSDF ».

145. Concernant la répression systématique des manifestations tenues par des organisations perçues comme hostiles à l’« occupation », le gouvernement requérant renvoie aussi au rapport du Centre pour les libertés civiles (Ukraine) intitulé « Freedom of Assembly in Crimea Occupied by the Russian Federation », qui fait état d’un certain nombre d’incidents. Il en évoque deux à titre d’illustration et cite des extraits de lettres adressées par les autorités locales.

a) Le 16 mai 2014, le Premier ministre autoproclamé de Crimée, Sergey Aksionov, prit un décret qui interdisait la tenue de rassemblements publics en Crimée jusqu’au 6 juin 2014. Cette période comprenait la date du 70e anniversaire de la déportation des Tatars de Crimée. M. Aksionov justifia sa décision en ces termes :

« Compte tenu des événements qui sont en cours dans de nombreuses villes du sud‑est de l’Ukraine, faisant des morts et des blessés parmi les civils, et pour exclure d’éventuelles provocations de la part d’extrémistes capables de pénétrer dans le territoire de la République de Crimée, pour éviter des perturbations pendant la période des vacances en République de Crimée, nous avons décidé d’interdire jusqu’au 6 juin 2014 la tenue de toute manifestation de masse en République de Crimée. »

b) Le 11 juin 2014, le Mejlis des Tatars sollicita auprès du conseil municipal de Simferopol l’autorisation d’organiser le 26 juin, dans le parc central de la ville, une manifestation culturelle consacrée au drapeau des Tatars de Crimée. Le 17 juin, le Mejlis reçut une réponse écrite négative. La décision de refus des autorités locales exposait ce qui suit :

« Le parc, du nom de K.A. Trenov, comporte des terrains de jeux et des attractions qui sont actuellement ouverts et qui sont particulièrement prisés pendant les vacances scolaires. Des cours, des compétitions, des expositions et d’autres événements auxquels participent des centaines d’enfants y sont organisés. L’École de musique recueille les inscriptions des élèves pour l’année scolaire 2014-2015 (...) [L]e rassemblement d’un grand nombre de personnes dans un périmètre restreint qui n’est pas conçu pour accueillir un surcroît d’individus risque de créer des conditions attentatoires à l’ordre public ainsi qu’aux droits et aux intérêts légitimes d’autrui ».

146. Les autorités d’occupation ont employé des ressources administratives pour organiser la répression. L’entité qui a joué le rôle le plus actif dans le harcèlement de membres de la société civile est celle des CSDF, avec la participation de la police locale et des forces armées russes. Plusieurs militants civils qui protestaient ouvertement contre les actions de la Russie en Crimée ont été enlevés. Tous ont été détenus illégalement, et beaucoup d’entre eux ont été torturés.

147. Le caractère systématique de la répression a été confirmé par l’organisation et la coordination générales de divers organes publics : les autorités d’enregistrement, « la police », « le parquet », les « tribunaux », les CSDF et l’armée russe. Cet élément a été confirmé par les nombreuses poursuites pénales engagées contre des Tatars de Crimée et des militants pro‑ukrainiens. L’affaire la plus connue est celle dite « du 26 février », qui concernait la participation à un rassemblement pacifique du Mejlis tenu à Simféropol, près de la Verkhovna Rada de la République autonome de Crimée (Conseil suprême de la RAC), en faveur de la souveraineté de l’Ukraine.

148. Les autorités ukrainiennes enquêtent aux fins d’éventuelles inculpations pour des faits d’homicide par imprudence, de coups et blessures volontaires, d’entrave illégale à des rassemblements pro-ukrainiens par recours à la violence physique, et de tabassage de citoyens, le 26 février 2014 près du bâtiment du Conseil suprême de la RAC, ainsi que de persécution illégale de participants à un rassemblement pro‑ukrainien.

149. Le gouvernement requérant renvoie également à la jurisprudence des tribunaux russes relative à des affaires administratives ayant porté sur l’interdiction de rassemblements ou de manifestations pacifiques dans la République autonome de Crimée occupée et la ville de Sébastopol.

h) Expropriation sans indemnisation de biens appartenant à des personnes civiles ou à des entreprises privées, en violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention

150. Les éléments de preuve disponibles démontrent clairement l’existence, pendant la période considérée, d’une pratique d’expropriation de biens privés sans indemnisation, en l’absence de justification militaire ou de toute autre justification légale. Lorsque la politique n’a pas été mise en œuvre par des moyens législatifs et administratifs, elle a été officiellement tolérée par les autorités.

151. Le rapport du HCDH de 2017 donne un clair aperçu de la pratique de saisies de biens, au cours de la période considérée, par des moyens tant juridiques qu’administratifs, et de la tolérance officielle à l’égard d’actes illégaux (paragraphes 171-174 du rapport). L’existence de cette pratique est aussi confirmée par des éléments documentaires (résolutions nos 118-1111, 123-1111 et 662-111 des autorités de la ville de Sébastopol « sur certains aspects de la nationalisation de biens », en date du 28 février 2015 et du 8 juillet 2016 respectivement), par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’OSCE (BIDDH) et le Haut-Commissariat de l’OSCE pour les minorités nationales (HCMN), et par le rapport de la mission d’évaluation des droits de l’homme en Crimée de 2015, qui détaille les lacunes du processus de « nationalisation », rendant celui-ci illégal, et qui dénonce le caractère apparemment discriminatoire de ces saisies (paragraphes 67 et 68 du rapport) et appelle la Russie et les autorités de facto à (traduction du greffe) :

« Mettre fin immédiatement aux expropriations (« nationalisations ») et autres saisies de biens et d’entreprises opérées en Crimée par les autorités de facto et des acteurs privés ;

Examiner la légalité de toutes les expropriations et saisies de biens et d’entreprises qui ont été opérées en Crimée, et adopter des mesures visant à une restitution intégrale et à l’octroi d’autres formes de réparation en faveur des personnes auxquelles ces actes illicites ont porté préjudice. »

152. Le rapport du Commissaire de 2014 a montré, notamment, que la pratique consistant à saisir des biens privés n’était pas simplement officiellement tolérée, mais même approuvée (référence est faite au paragraphe 35 de ce rapport, A 85).

153. Dès le départ, la pratique de saisie de biens a constitué une caractéristique de l’« occupation ». Ainsi, le 17 mars 2014, le « Parlement » de Crimée entendit adopter une résolution portant sur l’appropriation des actifs de la société Feodosia, qui avant la crise était l’un des principaux terminaux de transbordement d’Ukraine. Aucune indemnisation n’est intervenue. Des saisies semblables, sans indemnisation, se poursuivirent tout au long de l’année, touchant des entreprises privées importantes, mais aussi plus petites (référence est faite au rapport « International Crimes in Crimea: An Assessment of Two and a Half Years of Russian Occupation » (septembre 2016)).

154. Le 2 avril 2014, la Fédération de Russie adopta la loi fédérale sur les spécificités du fonctionnement du système financier de la « République de Crimée » et de la ville de Sébastopol pendant la période de transition, texte qui a permis à la Banque centrale russe de résilier les licences des banques ukrainiennes qui opéraient en Crimée et de saisir tous les biens de celles-ci. L’affaire a finalement fait l’objet d’une sentence arbitrale (référence est faite à la sentence rendue par la Cour permanente d’arbitrage le 26 novembre 2018 dans l’affaire Oschadbank c. la Fédération de Russie, CPA, affaire no 2016‑14).

155. On estime qu’en décembre 2014 les autorités d’occupation ont saisi environ 4 000 biens publics ou privés. En ce qui concerne le type de biens saisis, une enquête menée par l’agence Associated Press a conclu que les saisies « vari[ai]ent par leur ampleur et le type de biens concernés » mais qu’elles avaient en commun d’être « sérieusem*nt rentables et de ne nécessiter que peu d’investissem*nts supplémentaires ». Un cas spécifique signalé par l’agence dans un article du 2 décembre 2014 intitulé « Crimea’s New Russian Overlords are Seizing Thousands of Businesses » concerne le non-paiement de 5,2 millions de dollars à Trans-Bud, une entreprise de construction et de transport, après la livraison par celle-ci de cinquante-quatre véhicules à une entreprise de Simferopol, Krymsky Passazh. Lorsque Trans‑Bud rapporta l’affaire à la police, il fut conclu qu’il n’y avait pas eu d’infraction au motif que les biens étaient « nationalisés ».

156. Le 27 mai 2015, la Cour suprême de la Fédération de Russie confirma la constitutionnalité de la loi sur la nationalisation de biens en Crimée (arrêt no 127-APG15-2 de la Cour suprême de la Fédération de Russie, rendu le 27 mai 2015).

157. L’ONG IPHR (International Partnership for Human Rights) a également recensé vingt-cinq cas significatifs d’appropriation de biens privés, qui ont touché des entreprises agro-industrielles, une grande banque, des biens appartenant à des associations, ainsi que des entreprises relevant des secteurs des médias et des télécommunications, de l’énergie, de la construction et du transport, et du tourisme. Par ailleurs, l’IPHR a constaté que « [l]es mesures d’appropriation [avaient] concerné non seulement de grandes sociétés commerciales, mais aussi de petites entreprises qui appartenaient principalement à des Tatars de Crimée et à des personnes opposées, ou perçues comme opposées, à l’occupation ».

158. Dans son mémoire complémentaire du 30 janvier 2023, le gouvernement requérant a relevé que, le 20 mars 2020, le président de la Fédération de Russie avait pris le décret no 201 du 20 mars 2020, conférant à dix-neuf territoires de Crimée et à huit territoires de Sébastopol obtenu le statut de « zones frontalières » de la Fédération de Russie.

159. Au sujet de ce décret, le gouvernement requérant renvoie au rapport du Secrétaire général des Nations unies de 2020, qui indique ceci :

« [Le décret limite], de fait, la propriété foncière aux citoyens et aux entreprises russes. Selon les autorités russes de Crimée, 11 572 parcelles de terrain situées dans les « zones frontalières » de Crimée sont la propriété d’« étrangers », parmi lesquels 9 747 (plus de 82 %) citoyens ukrainiens. Si elles n’obtiennent pas la citoyenneté russe ou ne disposent pas de leurs terres d’ici à mars 2021, ces personnes risquent de perdre leur bien à la suite d’une vente forcée ou d’une nationalisation. »

160. Le gouvernement requérant signale également la pratique de l’administration d’occupation russe consistant à démolir les maisons des Tatars de Crimée sur le territoire de la Crimée.

161. Par ailleurs, il est fait référence à la déclaration du métropolite Clément selon laquelle les personnes refusant d’acquérir la nationalité russe subissent une ingérence de l’administration d’occupation russe dans l’exercice de leurs droits de propriété. Le métropolite Clément a décrit la situation de l’une de ses paroissiennes qui n’avait pas pu faire enregistrer son titre de propriété sur son appartement, faute pour elle de posséder la nationalité russe. Il a déclaré que le prêtre I. Katkalo Jr. s’était heurté aux mêmes problèmes et qu’en conséquence il s’était trouvé contraint de demander la nationalité russe.

162. En outre, le gouvernement requérant évoque un groupe de 230 requêtes individuelles qui ont été communiquées, dans lesquelles les requérants allèguent la violation de leurs droits de propriété, à Sébastopol, par le gouvernement défendeur (Andriyevskiy et autres c. Russie, no 53891/16). Dans ces affaires, les requérants ont exposé que, sur le seul territoire de Sébastopol, l’administration occupante avait engagé plus de 10 000 actions devant les « juridictions » locales en vue de la confiscation de parcelles privées et que toutes les décisions rendues étaient favorables à l’administration. Les décisions judiciaires que les requérants ont fournies dans le cadre de ce groupe d’affaires montrent que les « juridictions », lorsqu’elles ont ordonné la saisie des biens des requérants ou des personnes auxquelles les requérants avaient vendu des parcelles, n’ont pas apporté la preuve qu’il existait à cet égard d’« impérieuses nécessités militaires », et qu’elles se sont simplement appuyées sur des dispositions de la législation russe pour justifier leurs décisions.

163. Il est également relevé que les autorités ukrainiennes enquêtent sur des décisions de confiscation de biens privés rendues par des « juridictions » locales sur le territoire occupé de la Crimée.

i) Bannissem*nt de la langue ukrainienne dans les écoles et persécution visant des écoliers ukrainophones, au mépris de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention

164. L’État défendeur est responsable du bannissem*nt de la langue ukrainienne dans les écoles, en dépit de la protection ostensiblement accordée à cette langue (et au tatar de Crimée) au regard de la Constitution de 2014.

165. Alors que la « Constitution » que les autorités de facto ont adoptée en 2014, à la suite des événements de février, dispose que « toute personne a le droit d’utiliser sa langue maternelle et de choisir librement la langue [qu’elle souhaite] pour la communication, l’enseignement, l’instruction et la création » (article 19 § 2), ni le respect de ces droits dans la pratique ni leur protection au moyen d’autres instruments juridiques ne sont assurés.

166. Le 30 décembre 2014, les autorités de facto ont pris le décret no 651 portant approbation d’un « programme public pour le développement de l’enseignement et des sciences en République de Crimée pour la période 2015-2017 ». Ce programme ne prévoit pas l’accès à l’éducation dans une langue maternelle et ne renvoie à aucune donnée statistique concernant la « langue d’instruction ou d’autres caractéristiques des établissem*nts d’enseignement existants en Crimée » (référence est faite au rapport du Centre ukrainien de recherche politique indépendante et du Centre d’intégration et de développement pour l’information et la recherche, « ’Annexed’ Education in Temporarily Occupied Crimea Monitoring Report », 2015).

167. Avant 2014, sept établissem*nts d’enseignement général en ukrainien et quinze établissem*nts d’enseignement en tatar de Crimée fonctionnaient sur le territoire de la République autonome de Crimée. Trois établissem*nts dans lesquels l’ukrainien était la langue d’instruction ont cessé leurs activités.

168. En novembre 2014, le HCDH a fait état d’une forte baisse de l’enseignement en ukrainien depuis le début de l’« occupation » (HCDH, 2014). Le déclin de l’enseignement en ukrainien (et en tatar) s’est poursuivi, ainsi que le HCDH l’a relaté dans un rapport ultérieur (référence est faite aux paragraphes 196 et 199 du rapport du HCDH de 2017).

169. Entre 2014 et 2015, le nombre d’enfants étudiant en ukrainien est passé de 12 600 (chiffre de la précédente année scolaire) à 2 000 élèves. Le nombre d’élèves étudiant l’ukrainien est passé de 162 700 à 39 100.

170. Les autorités locales exercent des pressions sur les établissem*nts d’enseignement qui continuent d’enseigner en ukrainien.

171. Face aux actes des autorités russes, les gens craignent de discuter de la question de l’enseignement en ukrainien dans les écoles.

172. Des parents ont indiqué qu’ils avaient subi des pressions, voire qu’ils n’avaient pas la possibilité d’exprimer leurs souhaits concernant la langue d’instruction.

173. Dans son témoignage, M. Yaroslav Hontar (un prêtre d’Evpatoria qui a quitté la Crimée en 2014) a ainsi déclaré que son fils avait des problèmes avec ses camarades à l’école parce qu’il ne connaissait et ne parlait que l’ukrainien, et que cela avait une incidence négative sur lui.

174. En outre, les enfants malmènent leurs camarades qui parlent ukrainien ou tatar de Crimée, ou qui sont de nationalité tatare de Crimée ou ukrainienne. Les enseignants n’abordent pas la question.

175. L’absence d’une véritable protection juridique a permis l’instauration d’un climat hostile à la langue ukrainienne. Selon un rapport du Centre ukrainien de recherche politique indépendante :

« Depuis février 2014, les autorités de Crimée instaurent un climat d’ukrainophobie et d’intolérance à l’égard de l’identité ukrainienne qui pèse sur le choix de la langue d’enseignement (...) Le problème de l’opposition entre parents et enseignants n’a été résolu qu’au moyen de pressions exercées par l’administration sur le personnel enseignant et d’intimidations visant les parents par le biais des comités de parents d’élèves ou lors de conversations individuelles, souvent accompagnées de menaces de violence et d’agressions physiques. Les parents ont été pressés de faire baisser le nombre de demandes d’enseignement dans la langue maternelle. »

176. De même, l’achevêque Clément a relayé des informations indiquant que, pendant la même période, l’ukrainophobie a été inculquée dans les écoles (témoignage de l’archevêque Clément, paragraphes 20 et 94) :

« (...) des prêtres se sont plaints que, juste après le « référendum », les élèves des classes ukrainiennes avaient commencé à subir des pressions psychologiques, voire physiques. Mes paroissiens m’ont dit que, dans de nombreuses écoles, des enseignants dressaient les enfants russophones contre les enfants ukrainophones. Il y a eu quelquefois des violences physiques et nos enfants – des enfants ukrainiens – qui suivaient des cours en ukrainien rentraient à la maison avec un sac à dos, un pantalon ou une veste déchirés. Les parents ont essayé de parler aux enseignants. Mais les enseignants ont considéré qu’il s’agissait d’une école et d’enfants, que ceux-ci grandissaient et qu’il y avait toujours des conflits dans la communauté scolaire. Mais c’est malhonnête. Un conflit au sein de la communauté scolaire qui repose sur une question relevant du quotidien ou de l’école est une chose ; un conflit fondé sur la haine nationale, qui plus est exacerbé par les enseignants, en est une autre. Face à ces conflits, les gens ont commencé à retirer les enfants des cours dispensés en ukrainien et la fermeture de ces cours a été amorcée. Cette période est vraiment gravée dans ma mémoire. »

Il a plus particulièrement rappelé l’expérience vécue par un autre prêtre à Evpatoria :

« Yaroslav Hontar était prêtre à Evpatoria. Il a également quitté la Crimée en 2014 parce qu’il devait évacuer sa famille. À l’époque, les problèmes ont commencé à l’école, parce que les enfants de M. Hontar suivaient des cours en ukrainien et que les enseignants de l’établissem*nt ont instauré des conditions telles que, pour des raisons ethniques, les élèves russophones ont purement et simplement commencé à frapper les élèves qui suivaient des cours en ukrainien. En réponse aux remarques du père Yaroslav sur le fait que ses enfants commençaient à subir une situation de non-droit, le directeur de l’école, notamment, a déclaré qu’il s’agissait d’enfants, que tout pouvait arriver entre des enfants, que l’on ne pouvait pas contrôler les relations entre les enfants. Mais le conflit avait une base nationale. Les élèves des classes russophones ont tout simplement commencé à terroriser et frapper ceux des classes ukrainophones. »

j) Restriction de la liberté de circulation entre la Crimée et l’Ukraine continentale résultant de la transformation de facto (par la Fédération de Russie) de la ligne de démarcation administrative en une frontière (séparant la Fédération de Russie et l’Ukraine), en violation de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention

177. Le 11 mars 2014, le Conseil suprême de la RAC entendit adopter la décision no 1731-6/14, prévoyant que les organes de l’État ukrainien, notamment les forces armées, les forces de l’ordre, le parquet et le service national des frontières, situés sur le territoire de la Crimée seraient placés sous l’autorité du chef du Conseil des ministres de la Crimée.

178. Le 18 mars 2014, la Fédération de Russie, la « République de Crimée » et la ville de Sébastopol signèrent « le traité d’unification », qui fut « approuvé » par la Douma russe le 20 mars de la même année.

179. Le 24 avril 2014, les autorités de la Fédération de Russie établirent une frontière à l’entrée septentrionale de la Crimée, créant ainsi, entre l’Ukraine continentale et la péninsule de Crimée, une frontière d’État de facto qui s’imposait à tous les habitants de la Crimée qui souhaitaient la quitter et à tous les habitants de l’Ukraine continentale qui voulaient entrer en Crimée.

180. Le gouvernement requérant renvoie aux passages pertinents des déclarations du métropolite Clément ainsi qu’au rapport du HCDH de 2017 (paragraphes 123-127 du rapport). Il renvoie également aux déclarations du journaliste B. Kutyepov, qui a exposé que les « Cosaques » l’avaient interpelé à la frontière administrative entre l’Ukraine continentale et la péninsule de Crimée, avaient refusé de le laisser entrer en Crimée et avaient dit que la Crimée était un territoire de la Fédération de Russie.

181. Dans ses témoignages, Mme O. Maksymenko a déclaré qu’elle-même et trois autres journalistes avaient été interpelés et retenus au poste de contrôle tenu par les « forces d’autodéfense de Crimée ». Ils ont affirmé avoir été torturés et détenus dans des conditions inhumaines. Quelques jours plus tard, ils ont été expulsés de Crimée.

182. Mme A. Kushnova a rapporté d’autres épisodes de violence contre des journalistes étrangers qui avaient tenté de franchir et de filmer le poste de contrôle situé à la frontière administrative.

183. Outre l’établissem*nt d’une frontière de facto, l’imposition d’une législation sur l’immigration et d’autres lois russes a frappé la liberté de circulation de restrictions supplémentaires qui ont emporté violation des droits des personnes vivant en Crimée. L’ONG ukrainienne UUHDH (Union ukrainienne Helsinki pour les droits de l’homme) a relevé que les catégories suivantes de citoyens ukrainiens avaient été particulièrement touchées dans leur liberté de circulation par l’application de la législation russe en matière d’immigration, à la suite de l’« occupation » : a) les personnes dont le lieu de résidence était officiellement enregistré sur le territoire de la République autonome de Crimée ou de la ville de Sébastopol et qui ont par la suite refusé d’acquérir la nationalité de la puissance occupante imposée par la Fédération de Russie ; b) les personnes qui avant l’« occupation » résidaient sur le territoire susmentionné sans y être officiellement enregistrées (ce qui ne constituait pas une infraction au droit ukrainien) ; et c) les personnes qui étaient arrivées sur le territoire en question après le début de l’« occupation » en Ukraine, pour des raisons personnelles, familiales ou autres.

Il est indiqué en outre que le code des infractions administratives de la Fédération de Russie prévoit vingt-trois différentes sanctions administratives, dont l’expulsion.

184. Le gouvernement requérant mentionne l’exemple de Kadyrov Sinaver Arifovich. Militant des droits de l’homme né en Ouzbékistan mais qui vivait en Crimée depuis 1990, il fut expulsé de Crimée en janvier 2015, un juge ayant déclaré qu’il s’était rendu coupable d’une infraction administrative en restant sur le territoire criméen au-delà de la période de séjour autorisée. L’intéressé fut donc frappé d’une interdiction de séjour sur le territoire de la Fédération de Russie et de la Crimée pour une période de cinq ans, ce qui le plaça dans l’impossibilité de voir son épouse, son fils, son père gravement malade et d’autres proches parents.

185. La Fédération de Russie a adopté une politique visant à modifier la composition démographique de la Crimée. Parmi les principaux éléments de cette politique ont figuré la mise en place de la « frontière d’État », sur la frontière administrative entre l’Ukraine continentale et la Crimée, et la pratique consistant à expulser les habitants de la Crimée qui n’avaient pas acquis, ou avaient refusé d’acquérir, la nationalité russe.

186. Des transferts directs de catégories de personnes depuis la Crimée ont également fait partie de cette politique. Le programme « Train de l’espoir », qui fut lancé par la Russie en 2014, en est un exemple majeur. Il a servi à transférer des orphelins et des enfants privés de soins parentaux de la Crimée vers le territoire de la Russie en vue de leur adoption par des citoyens russes puis de leur assimilation en Russie.

187. Le parquet général ukrainien a indiqué qu’il enquêtait « actuellement » sur plus de trois cents cas de citoyens ukrainiens ayant résidé en Crimée et ayant été expulsés du territoire de la péninsule pour infraction à « la législation russe en matière d’immigration ». Parmi ces cas, plus de cent portaient sur des arrêtés d’expulsion pris entre le 27 février 2014 et le 26 août 2015.

188. En outre, la « frontière d’État » sert à empêcher des personnes d’entrer en Crimée mais aussi d’en partir. Pour illustrer cette situation, le gouvernement requérant renvoie à l’affaire Lavrenchuk c. Russie (no 24218/18), dans laquelle la requérante a formulé le grief, sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention, selon lequel elle s’était vu interdire de quitter la Crimée en raison du non-versem*nt d’une indemnité allouée par une décision de justice.

k) Prise pour cibles des Tatars de Crimée, en violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention et avec l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention

189. La Fédération de Russie est responsable de la mise en place, contre les Tatars de Crimée, de mesures juridiques et administratives discriminatoires qui ont été appliquées au moyen notamment de convocations fréquentes de Tatars par la police et par le parquet de Crimée, de l’ouverture de procédures pénales contre des Tatars, de l’interdiction de diffusion des chaînes de télévision tatares, de l’interdiction de rassemblements publics et de restrictions à la liberté de circulation par l’imposition d’une frontière d’État de facto qui a tout particulièrement touché les Tatars de Crimée.

190. Les informations mises à disposition par de nombreuses organisations intergouvernementales (OIG), des ONG et d’autres sources permettent invariablement de conclure que les Tatars de Crimée ont fait l’objet d’une pratique administrative de discrimination contraire à l’article 14 de la Convention.

191. La Cour internationale de justice (CIJ) a d’ores et déjà ordonné des mesures conservatoires et elle a rejeté des exceptions préliminaires concernant les griefs que l’Ukraine avait formulés en vertu de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, relativement à une politique de discrimination et à une campagne d’annihilation culturelle dirigée contre la population tatare de Crimée, (A 90 et 91).

192. Ainsi que la Cour l’a constaté dans sa décision sur la recevabilité, l’existence de cette répétition d’actes discriminatoires se trouve corroborée par les rapports de multiples ONG et OIG, tels celui du HCDH de 2017 (paragraphes 179-181 du rapport) et celui du Commissaire (concernant la discrimination religieuse envers la communauté tatare de Crimée, voir le paragraphe 21 de ce rapport). En outre, comme l’indique le rapport analytique « Crimea: Ukrainian identity banned », qui traite des persécutions et discriminations à motivation politique fondées sur des opinions pro‑ukrainiennes, le « ministère de l’Éducation » a ordonné en 2015 la réalisation d’un audit sur la « littérature extrémiste » et la saisie de matériel à contenu islamique ou tatar.

193. En son paragraphe 8, la résolution 2133 (2016) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) attire l’attention sur l’imposition de la nationalité et sur la répression politique :

« En Crimée, les Ukrainiens en général, et les Tatars de Crimée en particulier, vivent dans un fort climat d’intimidation en raison des violations des droits de l’homme susmentionnées, qui demeurent par ailleurs en grande partie impunies. Un grand nombre de personnes ont été contraintes de quitter la Crimée. Parallèlement, tous les habitants de Crimée sont en butte à des pressions considérables visant à les faire se procurer un passeport russe et à renoncer à leur nationalité ukrainienne pour avoir accès aux soins de santé, à un logement et à d’autres services de première nécessité. À la suite de la décision récente de la Cour suprême de la Fédération de Russie sur l’interdiction du Mejlis et de ses instances locales, les Tatars de Crimée ont perdu leur représentation démocratique traditionnelle. Les médias tatars, ainsi que la pratique de la religion musulmane par les Tatars, ont également été pris pour cible. L’effet cumulatif de ces mesures répressives constitue une menace pour l’existence même de la communauté tatare en tant que groupe ethnique, culturel et religieux spécifique. »

194. Dans ses études de cas relatifs à la saisie de biens privés, l’ONG IPHR a constaté que « [l]es mesures d’appropriation [avaient] concerné non seulement de grandes sociétés commerciales, mais aussi de petites entreprises qui appartenaient principalement à des Tatars de Crimée et à des personnes opposées, ou perçues comme opposées, à l’occupation ». L’IPHR a également noté que « les autorités d’occupation avaient également ciblé les biens d’organisations culturelles et religieuses [et qu’e]n conséquence [elles s’étaient emparées] d’un centre culturel tatar, sans indemnisation ni droit de recours ». En outre, l’ONG a recueilli des informations sur la destruction totale ou partielle de quatre mosquées ainsi que de monuments érigés en mémoire de la déportation des Tatars, et elle a indiqué que des magasins tatars avaient été attaqués et dégradés par des peintures et des slogans racistes.

195. Les Tatars de Crimée ont aussi souffert de manière disproportionnée de la politique illégale de la Fédération de Russie en matière de liberté de circulation. Ainsi,

a) Mustafa Dzhemilev (président du Mejlis des Tatars de Crimée et membre du Parlement ukrainien) fut frappé d’une interdiction de pénétrer sur le territoire russe pour une durée de cinq ans.

b) Après une session du Mejlis des Tatars de Crimée tenue à Henichesk, Refat Chubarov, le président du Mejlis, fut frappé d’une interdiction de séjour en Crimée pour une durée de cinq ans.

c) Le 9 août 2014, Ismet Yüksel, conseiller du chef du Mejlis, rentrait en Crimée après un voyage avec sa famille lorsque des agents du FSB l’empêchèrent de franchir le poste de contrôle situé à la frontière administrative. Il fut informé qu’il était frappé d’une interdiction de séjour d’une durée de cinq ans.

196. La discrimination subie par les Tatars de Crimée est d’autant plus choquante, et la nécessité pour la Cour d’agir pour faire cesser cette pratique d’autant plus urgente, que celle-ci n’a pas décru depuis l’« occupation ». Référence est faite à cet égard au rapport « War in religion dimension: Attacks on religion in Crimea and Donbas region », établi en 2019 par Truth Hounds et IRFF.

2. Les faits de la cause tels qu’exposés par le gouvernement défendeur

197. La version des faits que livre le gouvernement défendeur est tirée des observations sur la recevabilité et le fond qu’il a soumises à la Grande Chambre le 28 février 2022, soit quatre jours après l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, laquelle est à l’origine de l’exclusion de la Fédération de Russie du Conseil de l’Europe, et elle est exposée ci-dessous en suivant le plan adopté dans ces observations. Les arguments juridiques du gouvernement défendeur sont exposés dans les parties pertinentes ci-dessous (voir la partie « en droit »).

a) La thèse, défendue par le gouvernement défendeur, de l’inexistence d’une pratique administrative de violations des articles 2, 3 et 5 de la Convention

198. Le gouvernement défendeur soutient que « l’affaire sous examen ne révèle aucune pratique administrative de disparitions forcées, d’absence d’enquête effective, de mauvais traitements et de détentions illégales sur le territoire de la République de Crimée ».

199. Le gouvernement défendeur se dit fermement convaincu que l’exposé des faits livré par le gouvernement requérant est abstrait et qu’aucune « pratique administrative » ne peut en être tirée.

200. En particulier, le gouvernement défendeur note que les autorités ukrainiennes apparaissent faire état d’enlèvements allégués ou de placements en détention imputés à des inconnus, mais il estime qu’un examen attentif de ces « incidents » révèle qu’ils ne sauraient étayer de quelque manière que ce soit l’existence d’une « répétition d’actes » ni, par voie de conséquence, celle d’une « pratique administrative ».

201. à cet égard, le gouvernement défendeur soutient en premier lieu, et de manière générale, qu’il n’existe aucune raison de tenir les autorités de la Fédération de Russie pour responsables des faits allégués, et que les autorités ukrainiennes n’ont fourni aucune preuve valable. En second lieu, il avance que certaines allégations du gouvernement requérant sont si vagues que l’identité de certaines victimes supposées n’a pas pu être établie et que d’autres ont contredit les propos tenus par les autorités ukrainiennes dans leurs communications aux autorités russes.

202. Le gouvernement défendeur dit que, par exemple, V. Sadovnik a nié avoir été enlevé et que E. Pivovar a affirmé n’avoir été contraint d’aller nulle part et avoir pris les décisions de sa propre initiative. Dans certains cas, les victimes alléguées d’enlèvements ont par la suite été retrouvées saines et sauves (notamment O. Filipov et A. Kalyan), sans aucun signe d’agissem*nt criminel. D’autres victimes alléguées de détention illégale ont simplement été interpellées pour une brève conversation (A. Moryakov, V. Radzivinovich). La plupart des victimes alléguées (V. Chemysh, O. Ryazantseva, I. Kiryushenko, V. Necheporenko, D. Delyatytskii, I. Voronchenko, Y. Mamchur, M. Demyanenko, B. Kostetsky et les proches de la personne présumée disparue, L. Korzh) n’ont jamais signalé aux autorités nationales la moindre violation de leurs droits. D’autres victimes alléguées, comme M. Seytasanova, ont refusé de fournir des explications lors des contrôles effectués par les autorités ; d’autres, par exemple D. Jeffrion, M. Kvich, S. Dub, S. Mokrushin, O. Pashayev et Ch. Kizgin, ont été arrêtées ou interrogées parce qu’elles étaient soupçonnées d’avoir participé à des activités délictueuses ou d’en être les auteurs.

203. Le second critère à satisfaire pour qu’il y ait une « pratique administrative » est la « tolérance officielle ». Les autorités ukrainiennes n’en ont pas non plus prouvé l’existence.

204. À cet égard, il convient de noter que dans presque tous les cas cités par les autorités ukrainiennes, les victimes alléguées n’ont pas réellement cherché à épuiser les voies de recours internes. Au contraire, dans certains cas, elles ont refusé de coopérer avec les autorités russes chargées de l’enquête. Dans la majorité des autres cas, quand les voies de recours internes ont été utilisées, c’est-à-dire rarement, les démarches étaient brèves et formelles et aucun élément n’a été produit afin de les appuyer. Ces faits prouvent à eux seuls que la thèse, défendue par les autorités ukrainiennes, de l’existence d’une « tolérance officielle » n’est que pure spéculation.

205. Rien ne permet d’affirmer que les autorités de la Fédération de Russie aient refusé de prendre des mesures afin d’enquêter sur les plaintes et de sanctionner les auteurs des méfaits allégués. À cet égard, les autorités de la Fédération de Russie ont fourni des exemples de mesures efficaces que les pouvoirs publics ont prises dans le respect de leurs obligations découlant de la Convention.

206. Les autorités ukrainiennes ont dit que R. Ametov, S. Karachevsky et M. Ivanyuk avaient été victimes de violations de l’article 2 de la Convention.

207. En ce qui concerne M. Ametov, le gouvernement défendeur avance que les auteurs des infractions dont il a été victime n’ont pas été identifiés et que rien ne permet d’en imputer la responsabilité aux autorités de la Fédération de Russie. Il ajoute que les autorités russes compétentes ont mené une enquête pénale approfondie sur la disparition et le décès de M. Ametov, précisant que des efforts importants ont été déployés pour en trouver les auteurs : quelque 500 témoins ont été interrogés et 60 inspections et quatre perquisitions ont été réalisées. Il estime que cette enquête a été minutieuse et ajoute que la famille de M. Ametov n’a pas contesté les mesures prises par les autorités compétentes de la Fédération de Russie, alors qu’elle aurait pu se prévaloir pour ce faire des dispositions pertinentes du droit interne (à savoir l’article 125 du code de procédure pénale de la Fédération de Russie, le « CPPFR »).

208. De même, le gouvernement défendeur indique qu’à la suite de l’enquête menée par les autorités d’enquête russes sur le décès de M. Karachevskyi, un militaire russe a été reconnu coupable le 13 mars 2015 de l’infraction réprimée par l’article 108 du code pénal de la Fédération de Russie (le « CPFR ») (homicide résultant de l’usage d’une force dépassant la mesure nécessaire à l’arrestation de l’auteur d’une infraction). Il précise que ce jugement a été confirmé en appel et estime par conséquent que les recours internes ont été utilisés et se sont révélés effectifs.

209. Les autorités ukrainiennes ont également évoqué le cas de M. Ivanyuk, alléguant de manière déraisonnable qu’il avait été tué. Or M. Ivanyuk est décédé des suites d’un accident de la route. Sa mère n’a jamais prétendu que les autorités de la Fédération de Russie avaient un quelconque lien avec ce drame. Il n’y a donc aucune raison de voir dans ce cas la preuve d’une pratique administrative.

210. Concernant R.B. Zeytullayev, R. Vaitov et Yu.(N.)V. Primov, qui auraient été enlevés et irrégulièrement privés de leur liberté, le gouvernement défendeur constate que les dossiers pénaux nos 42015010000000019, 42015010000000021 et 42015010000000022 ont été ouverts par le service de la police nationale de la région de Kherson, dans la ville de Genichesk, pour des infractions réprimées par l’article 146 § 1 du code pénal ukrainien (privation illégale de liberté ou enlèvement). Le ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie et ses missions à l’étranger n’ont pas eu accès aux informations inscrites au registre unifié ukrainien des enquêtes préliminaires, l’accès en étant réservé notamment aux procureurs et aux chefs de service du Parquet général ukrainien, au Bureau national anti-corruption ukrainien, au Bureau national d’enquête, aux enquêteurs du parquet, à la police et aux forces de sécurité.

211. Par ailleurs, R.B. Zeytullayev, R. Vaitov et Y.(N.)V. Primov, qui selon les autorités compétentes de la Fédération de Russie étaient des ressortissants de celle-ci, ont fait l’objet de poursuites pénales en Russie et ont été condamnés par la cour militaire du ressort du Nord-Caucase le 7 septembre 2016 pour avoir participé aux activités du Parti de libération islamique (Hizb ut-Tahrir al-Islami). Ce dernier, par l’effet de l’arrêt no GKPI 03-116 rendu le 14 février 2003 par la Cour suprême de la Fédération de Russie, était considéré comme une organisation terroriste et interdit sur le territoire de la Fédération de Russie. La participation aux activités de Hizb ut‑Tahrir al-Islami étant réprimée par le droit pénal russe (article 205.5 du CPFR, réprimant le délit d’organisation d’activités d’une organisation terroriste ou d’association à celle-ci), les autorités de la Fédération de Russie avaient compétence pour poursuivre R.B. Zeytullayev, R. Vaitov et Yu.(N.)V. Primov, que l’acquisition par ces personnes de la nationalité russe soit conforme ou non au droit international.

212. En particulier, aux termes de l’article 11 § 1 du CPFR, quiconque commet une infraction sur le territoire de la Fédération de Russie engage sa responsabilité pénale. Selon l’article 12 § 1 de ce même code, tout ressortissant de la Fédération de Russie auteur en dehors du territoire de celle-ci d’une infraction contraire aux intérêts protégés par ce même code engage sa responsabilité pénale s’il n’a fait l’objet d’aucune décision de justice dans un État étranger pour l’infraction en question.

213. En tout état de cause, même pour l’Ukraine, qui n’a pas reconnu la Crimée comme étant un sujet de la Fédération de Russie, et pour R.B. Zeytullayev, R. Vaitov et Yu.(N).V. Primov, en leur qualité de ressortissants russes, la compétence de la Fédération de Russie pour traduire ces personnes devant la justice pénale découlait de l’article 12 § 3 du CPFR, qui dispose que tout ressortissant étranger qui ne réside pas de manière permanente sur le territoire de la Fédération de Russie et qui commet une infraction sur ce territoire engage sa responsabilité pénale si cette infraction est contraire aux intérêts de la Fédération de Russie, si l’auteur n’a pas été condamné dans un État étranger et s’il peut être poursuivi pénalement sur le territoire de la Fédération de Russie.

b) Les thèses de l’extension de la législation de la Fédération de Russie au territoire de la « République de Crimée » et de l’établissem*nt « par la loi » de tribunaux en Crimée, au sens de l’article 6 de la Convention

214. La jurisprudence de la Cour précise la teneur du droit à un tribunal établi par la loi, en particulier les exigences voulant que tout tribunal, en tant qu’autorité publique, soit établi conformément à la loi et que sa composition dans les cas d’espèce soit fixée sur la base de procédures claires et spécifiques prévues par la loi. Le premier élément veut que la législation nationale indique clairement quelles autorités ont compétence pour examiner tel ou tel litige.

215. À cet égard, les autorités de la Fédération de Russie ont relevé que les tribunaux et autorités judiciaires sur le territoire de la « République de Crimée » avaient été établis sur la base d’une loi satisfaisant au critère de la sécurité juridique.

216. Selon l’article 118 de la Constitution de la Fédération de Russie, la justice sur le territoire de celle-ci est administrée par les seuls tribunaux. Le système juridictionnel de la Fédération de Russie, qui comprend la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie, la Cour suprême de la Fédération de Russie, les juridictions fédérales de droit commun, les tribunaux de commerce et les juges de paix des sujets de la Fédération de Russie, est établi par la Constitution de la Fédération de Russie et le droit constitutionnel fédéral. L’établissem*nt de tribunaux d’urgence n’est pas autorisé.

217. Avant l’admission de la « République de Crimée » au sein de la Fédération de Russie, ce sont des tribunaux établis conformément à la législation ukrainienne qui fonctionnaient sur les territoires de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol ».

218. L’article 6 de la loi constitutionnelle fédérale no 6-FKZ prévoyait une période transitoire entre le 21 mars 2014, date de l’admission de la « République de Crimée » au sein de la Fédération de Russie et de la création de nouveaux sujets de la Fédération de Russie, et le 1er janvier 2015.

219. Par l’effet de l’article 9 de cette même loi constitutionnelle fédérale, des tribunaux de la Fédération de Russie (au niveau fédéral) furent établis sur les territoires de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol » pendant la période transitoire, conformément à la législation de la Fédération de Russie. Avant la création de tribunaux de la Fédération de Russie sur les territoires de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol », la justice au nom de la Fédération de Russie sur ces territoires était rendue par les tribunaux qui existaient au jour de l’admission de la « République de Crimée » au sein de la Fédération de Russie et de la création de nouveaux sujets de la Fédération de Russie. Les instances judiciaires suprêmes statuant sur les décisions et condamnations prononcées par ces tribunaux étaient les juridictions d’appel qui existaient sur les territoires de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol » au jour de l’admission de la « République de Crimée » et de la création de nouveaux sujets de la Fédération de Russie, ainsi que la Cour suprême de la Fédération de Russie.

220. En outre, le même article de la loi constitutionnelle fédérale régissait la procédure d’examen des litiges en matière civile et administrative, dans le contentieux commercial et dans les affaires pénales, dont pouvaient être saisis les tribunaux de première instance qui existaient sur les territoires de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol » au jour de l’admission de la « République de Crimée » au sein de la Fédération de Russie et de la création de nouveaux sujets de la Fédération de Russie, ainsi que la procédure d’appel pendant la période transitoire devant les tribunaux qui existaient à cette date sur ces territoires.

221. Le 23 juin 2014, conformément à l’article 9 de la loi constitutionnelle fédérale no 6-FKZ et à l’article 17 de la loi constitutionnelle fédérale no 1-FKZ du 31 décembre 1996 sur le système juridictionnel de la Fédération de Russie, est entrée en vigueur la loi fédérale no 154-FZ portant établissem*nt de juridictions de la Fédération de Russie sur les territoires de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol » et portant modification de certains textes de loi de la Fédération de Russie, qui a établi la « Cour suprême de la République de Crimée » et le « tribunal de commerce de la République de Crimée », vingt-quatre tribunaux de district et municipaux de la « République de Crimée », le « tribunal de commerce de Sébastopol », la « cour de Sébastopol », quatre tribunaux de district de Sébastopol, le « tribunal militaire de la garnison de Crimée » et le « tribunal militaire de la garnison de Sébastopol ». En outre, cette loi a défini le ressort territorial de ces juridictions ainsi que les règles de procédure.

222. Loi constitutionnelle fédérale no 10-FKZ du 23 juin 2014 portant établissem*nt de la « vingt-et-unième cour d’appel commerciale » et portant modification de la loi constitutionnelle fédérale sur les tribunaux de commerce de la Fédération de Russie a créé la « vingt-et-unième cour d’appel commerciale » dont le siège permanent est situé dans la ville de Sébastopol et qui a compétence pour contrôler les décisions de justice rendues par les tribunaux de commerce de la « République de Crimée » et de la ville de Sébastopol.

223. Conformément aux lois constitutionnelles fédérales susmentionnées et au droit fédéral, le plénum de la Cour suprême de la Fédération de Russie a rendu sa décision no 21 du 23 décembre 2014 portant fixation de la date de début du fonctionnement des tribunaux fédéraux sur les territoires de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol », décision par l’effet de laquelle ont été établis le 26 décembre 2014 la « Cour suprême de la République de Crimée », le « tribunal de commerce de la République de Crimée », les tribunaux de district et municipaux de la « République de Crimée », le « tribunal militaire de la garnison de Crimée », la « cour de Sébastopol », le « tribunal de commerce de la ville de Sébastopol », les tribunaux de district de la ville de Sébastopol, le « tribunal militaire de la garnison de Sébastopol » ainsi que la « vingt-et-unième cour d’appel commerciale ».

224. Aux fins de l’appui fonctionnel (ressources en termes de personnel, de finances, de logistique, d’informations et autres mesures visant à mettre en place les conditions d’une administration de la justice à part entière et indépendante) des activités des tribunaux établis sur les territoires de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol », le service juridictionnel de la Cour suprême de la Fédération de Russie a pris des mesures d’urgence, par exemple l’adoption de ses ordonnances no 71 et no 72 du 28 mars 2014, par l’effet desquelles ont été créés, respectivement, le bureau du service juridictionnel en « République de Crimée » et le bureau du service juridictionnel à Sébastopol.

225. En outre, l’article 23 de la loi constitutionnelle fédérale prévoyait que les textes de la Fédération de Russie, de nature législative, réglementaire et autre, seraient applicables sur les territoires de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol » à compter de la date d’admission de la « République de Crimée » au sein de la Fédération de Russie et de la création de nouveaux sujets de la Fédération de Russie, sauf disposition contraire de la loi constitutionnelle fédérale. Les textes réglementaires de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol, de la « République de Crimée » et de la ville de Sébastopol à statut spécial s’appliquaient respectivement sur les territoires de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol » jusqu’à la fin de la période transitoire ou jusqu’à l’adoption du ou des texte(s) réglementaire(s) pertinent(s) de la Fédération de Russie, de la « République de Crimée » ou de la « ville fédérale de Sébastopol ». Les textes réglementaires de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol, de la « République de Crimée » et de la ville de Sébastopol à statut spécial qui étaient contraires à la Constitution de la Fédération de Russie ne s’appliquaient pas.

226. Ainsi, pendant la période transitoire, la justice au nom de la Fédération de Russie était rendue sur les territoires de la « République de Crimée » et de la ville de Sébastopol par les tribunaux qui existaient auparavant, établis conformément à la législation ukrainienne, y compris les tribunaux commerciaux de la « République de Crimée » et de la ville de Sébastopol et la cour d’appel commerciale de Sébastopol.

227. Au cours de la même période, un certain nombre de textes législatifs ont été adoptés afin de mettre le système juridictionnel de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol » en conformité avec la législation de la Fédération de Russie, y compris en ce qui concerne le système des tribunaux de commerce.

228. La Fédération de Russie a donc pris dans les meilleurs délais les mesures législatives et autres qui étaient nécessaires afin d’assurer la continuité de la justice sur les territoires de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol » pendant la période transitoire et de garantir l’exercice par les personnes vivant sur les territoires des nouveaux sujets de la Fédération de Russie de leur droit constitutionnel à la protection juridictionnelle et à l’accès à la justice.

229. Tous ces éléments montrent que les tribunaux fonctionnant sur les territoires de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol » étaient et sont toujours des tribunaux établis par la loi au sens de l’article 6 de la Convention.

230. En outre, la loi fédérale no 155-FZ sur les organes de la magistrature de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol », ainsi que la loi fédérale no 156-FZ du 23 juin 2014 sur la procédure de sélection des candidats aux fonctions de membres initiaux des tribunaux fédéraux établis sur les territoires de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol », ont fixé la procédure de sélection à la fonction de juge et précisé que les personnes qui étaient titulaires de cette fonction au sein des tribunaux qui existaient sur les territoires de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol » au jour de l’admission de la « République de Crimée » au sein de la Fédération de Russie et de la création de nouveaux sujets au sein de la Fédération de Russie seraient nommées en priorité au sein des tribunaux de la Fédération de Russie établis dans ces territoires à condition qu’elles fussent des ressortissants de la Fédération de Russie et satisfassent aux autres conditions à l’exercice de la fonction de juge.

231. Les questions se rapportant à la dotation des tribunaux en personnel pendant la période transitoire ont été réglées conformément aux exigences de l’article 9 de la loi constitutionnelle fédérale no 6-FKZ. Les personnes remplaçant les juges au sein de ces tribunaux ont continué à rendre la justice jusqu’à la mise en place et à l’ouverture des activités sur le territoire de la « République de Crimée » des tribunaux de la Fédération de Russie, à condition qu’elles fussent des ressortissants de la Fédération de Russie. Ces juges ont été nommés par le Conseil supérieur de qualification des juges de la Fédération de Russie.

232. Parallèlement, les candidats à la fonction de juge étaient soumis aux conditions générales prévues à l’article 4 de la loi no 3132-1 de la Fédération de Russie du 26 juin 1992 relative au statut des juges au sein de la Fédération de Russie, qui prévoit que tout citoyen de la Fédération de Russie peut être juge :

1) s’il est titulaire d’un diplôme d’éducation supérieure en « droit » ou d’un diplôme niveau « master » avec spécialisation en « droit », ou s’il est bachelier en « droit » ;

2) s’il n’a pas d’antécédents judiciaires ;

3) s’il n’a pas la nationalité d’un État étranger ni de permis de séjour ou d’autre titre qui attesterait de son droit de séjour permanent sur le territoire d’un État étranger ;

4) s’il n’a pas été reconnu par le tribunal comme étant juridiquement incapable ni comme ayant une capacité juridique limitée ;

5) s’il n’a pas été admis dans un centre de lutte contre les stupéfiants ou dans un centre neuropsychiatrique de traitement de l’alcoolisme, de la toxicomanie, de l’accoutumance ou de troubles mentaux chroniques et prolongés ; et

6) s’il ne souffre d’aucune autre maladie qui l’empêcherait d’exercer les fonctions de juge.

233. Il convient de noter que la législation de la Fédération de Russie ne prévoit pour la nomination des juges aucun critère qui serait assimilable à une exigence de « loyauté envers la Fédération de Russie ».

234. Du fait de ces conditions légales, des mesures immédiates ont été prises pour accorder, selon les modalités prévues par la loi fédérale no 62‑FZ du 31 mai 2002 sur la nationalité de la Fédération de Russie, la nationalité de la Fédération de Russie aux juges qui ne la possédaient pas au 21 mars 2014.

235. Selon les informations disponibles, en « République de Crimée » et dans la « ville fédérale de Sébastopol », pendant la période transitoire, la justice était rendue exclusivement par des juges ressortissants de la Fédération de Russie.

236. Par des décrets du président de la Fédération de Russie (no 719 du 13 novembre 2014, no 786 du 19 décembre 2014, no 4 du 2 janvier 2015, no 135 du 16 mars 2015 et no 343 du 4 juillet 2015), les juges des tribunaux fédéraux situés sur les territoires de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol » ont été nommés depuis le mois de novembre 2014.

237. Par ailleurs, en « République de Crimée » et dans la « ville fédérale de Sébastopol », les juges ont été nommés et le système juridictionnel a été mis en place conformément à la législation russe.

c) L’absence de violation de l’article 8 de la Convention en raison du caractère licite et raisonnable de l’imposition de la nationalité russe sur le territoire de la « République de Crimée » et l’existence d’une possibilité effective de renoncer à la nationalité de la Fédération de Russie

238. Conformément à l’article 17 de la loi fédérale no 62‑FZ du 31 mai 2002 sur la nationalité de la Fédération de Russie, lorsque la frontière d’État de la Fédération de Russie a été modifiée par l’effet un traité international conclu par celle-ci, les personnes qui résidaient sur un territoire conférant la nationalité d’un autre pays avaient le droit de choisir leur nationalité selon les modalités et dans les délais fixés par ce traité.

239. Comme le prévoyait l’article 5 du traité d’adhésion du 18 mars 2014, à compter de la date de l’admission de la « République de Crimée » au sein de la Fédération de Russie et de la création de nouveaux sujets de la Fédération de Russie, les ressortissants ukrainiens et les apatrides qui, à cette date, résidaient à titre permanent sur le territoire de la « République de Crimée » ou sur celui de la « ville fédérale de Sébastopol » étaient reconnus comme des ressortissants de la Fédération de Russie, à l’exception des personnes qui, dans le mois qui avait suivi la date en question, avaient déclaré vouloir conserver une autre nationalité qu’eux ou leurs enfants mineurs détenaient ou de rester apatride. Une disposition similaire figurait à l’article 4 de la loi constitutionnelle fédérale no 6-FKZ.

240. Les détenteurs de la nationalité ukrainienne qui, à la date de l’admission de la « République de Crimée » au sein de la Fédération de Russie et de la création de nouveaux sujets de la Fédération de Russie, résidaient à titre permanent sur le territoire de la « République de Crimée » ou sur celui de la « ville fédérale de Sébastopol » et avaient aussi la nationalité de la Fédération de Russie ou demandé cette dernière nationalité étaient reconnus comme des ressortissants de la Fédération de Russie.

241. La législation russe permettait de renoncer volontairement à la nationalité de la Fédération de Russie, à condition de suivre la procédure de notification.

242. Conformément à l’article 19 § 1 de la loi fédérale no 62‑FZ, les personnes résidant sur le territoire de la Fédération de Russie pouvaient demander à renoncer à la nationalité de la Fédération de Russie s’ils en manifestaient sciemment la volonté, sauf dans les cas énumérés à l’article 20 de cette loi, qui précisait que la renonciation à la nationalité de la Fédération de Russie n’était pas autorisée si le ressortissant de la Fédération de Russie en question :

– ne s’est pas acquitté envers la Fédération de Russie d’une obligation établie par la loi ;

– a été désigné par les autorités compétentes de la Fédération de Russie comme accusé dans un procès pénal ou a fait l’objet d’une condamnation judiciaire valable et exécutoire ; ou

– n’avait aucune autre nationalité ni aucune garantie d’en acquérir une.

243. En revanche, les ressortissants ukrainiens qui étaient reconnus comme des ressortissants de la Fédération de Russie et qui n’étaient pas titulaires d’un passeport de ressortissant de la Fédération de Russie pouvaient demander à renoncer à leur nationalité russe sur présentation d’un passeport ukrainien.

d) L’absence de violations de la liberté de pensée, de conscience et de religion à raison de perquisitions au sein de communautés religieuses, de confiscation de biens religieux et de persécutions visant des chefs religieux ne se réclamant pas de la foi orthodoxe russe

244. Les articles 11 et 12 de la loi fédérale no 125-FZ du 26 septembre 1997 sur la liberté de conscience et les associations religieuses énonce les conditions d’enregistrement de celles-ci. Elles doivent faire l’objet d’un enregistrement public conformément à la loi fédérale no 129-FZ du 8 août 2001 sur l’enregistrement public des personnes morales et des entrepreneurs individuels, qui fixe la procédure d’enregistrement des organisations religieuses au regard du droit fédéral. L’organisme d’enregistrement de l’État fédéral ou son organe local statue sur l’enregistrement des organisations religieuses.

245. Les demandes d’enregistrement d’organisations religieuses créées par une organisation religieuse centralisée ou sur le fondement d’une confirmation publiée par une organisation religieuse centralisée sont examinées dans un délai d’un mois à compter de la date de présentation de toutes les pièces énumérées à l’article 11 de la loi fédérale. L’organisme compétent peut prolonger pendant six mois au maximum le délai d’examen des pièces.

246. Une organisation religieuse peut se voir refuser l’enregistrement dans les cas suivants :

– si les buts et les activités de l’organisation religieuse sont contraires à la Constitution de la Fédération de Russie et à la législation de la Fédération de Russie ;

– si le caractère religieux de l’organisation n’est pas reconnu ;

– si les statuts et les autres pièces communiquées ne sont pas conformes aux exigences de la législation de la Fédération de Russie ou si les renseignements qu’ils renferment ne sont pas fiables ;

– si une organisation portant le même nom a été préalablement inscrite au registre national centralisé des personnes morales ; ou

– si le ou les fondateurs n’étaient pas dûment mandatés.

247. Le refus d’enregistrement d’une organisation religieuse est communiqué par écrit au(x) demandeur(s). Il est motivé et peut être attaqué en justice.

248. Par ailleurs, une organisation religieuse dont la demande d’enregistrement a été refusée peut en former une nouvelle. Vingt-quatre organisations religieuses, après un premier refus, ont été enregistrées par les autorités judiciaires des sujets de la Fédération de Russie.

249. Du 18 mars 2014 à aujourd’hui, le bureau du diocèse de Crimée de l’Église orthodoxe ukrainienne n’a fait aucune demande de réenregistrement auprès des services territoriaux du ministère de la Justice de la Fédération de Russie. Les refus d’enregistrer l’organisation religieuse locale dénommée « Église paroissiale orthodoxe ukrainienne à Simferopol du prince Vladimir et de la princesse Olga, saints égaux aux apôtres » n’ont pas été contestés devant les tribunaux par cette organisation, alors que les notifications précisaient clairement l’existence de cette possibilité.

250. Conformément à l’article 13 de la loi fédérale no 125-FZ du 26 septembre 1997, une branche d’une organisation religieuse étrangère ne peut se livrer au culte ni à d’autres activités à caractère religieux. Aucune activité missionnaire ne peut être exercée en son nom et le statut d’association religieuse établi par la loi fédérale ne peut lui être appliqué.

251. L’article 24.2 de la loi fédérale no 125-FZ du 26 septembre 1997 dispose que les ressortissants étrangers entrés sur le territoire de la Fédération de Russie à l’invitation d’une organisation religieuse ne sont autorisés à exercer des activités missionnaires qu’au nom de celle-ci sur le territoire d’un ou de plusieurs sujets de la Fédération de Russie dans le respect du ressort territorial des activités de l’organisation et sur la base d’une décision de l’assemblée générale de celle-ci octroyant les habilitations en question en donnant des détails sur l’avis de réception écrit et sur l’enregistrement de la déclaration de création et de commencement des activités de l’organisation délivré par la section territoriale de l’organisme d’enregistrement de l’État fédéral.

252. Les violations des droits garantis par l’article 9 que, selon l’État demandeur, l’Église orthodoxe ukrainienne a subies ne sont pas fondées, pour les raisons suivantes.

253. Devant le tribunal de commerce de la « République Crimée », le ministère du Domaine de la « République de Crimée » assigna le bureau du diocèse de Crimée de l’Église orthodoxe ukrainienne en paiement d’arriérés de loyer et en réparation pour la résiliation anticipée d’un bail. Les autorités de la Fédération de Russie avaient relevé que la résiliation du bail était une conséquence logique du refus de l’organisation religieuse en question de se conformer à la législation de la Fédération de Russie, sans le moindre rapport avec ses activités religieuses.

254. Par un jugement du 5 juillet 2019, qui n’est pas encore exécuté, le tribunal de commerce de la « République de Crimée » donna gain de cause à la partie demanderesse. Le bâtiment administratif de la « République de Crimée », situé au 17 rue de Sébastopol à Simferopol, ne fut pas restitué au ministère du Domaine de la « République de Crimée ». Les représentants et les paroissiens de l’organisation religieuse pouvaient librement accéder accès à ce bâtiment. Le ministère du Domaine de la « République de Crimée » demanda systématiquement le sursis à l’exécution de ce jugement au Service interdistrict des huissiers de justice pour les voies d’exécution spéciales du Service fédéral des huissiers de Russie pour la « République de Crimée ».

255. En outre, l’organisation religieuse locale dénommée « Église paroissiale orthodoxe ukrainienne à Simferopol du prince Vladimir et de la princesse Olga, saints égaux aux apôtres » mène ses activités religieuses sur le territoire de la Fédération de Russie alors qu’elle n’a pas encore soumis les pièces exigées par la législation de la Fédération de Russie.

256. Selon les informations fournies par le ministère de la Justice de la Fédération de Russie, au 31 décembre 2021, 806 organisations religieuses représentant plus de vingt confessions étaient enregistrées sur le territoire de la « République de Crimée », dont une organisation religieuse centralisée et 805 organisations religieuses locales (799 en 2020, 786 en 2019 et 763 en 2018). Au 31 décembre 2021, 113 organisations religieuses locales représentant dix-sept confessions (108 en 2020, 105 en 2019 et 105 en 2018) étaient enregistrées dans la ville de Sébastopol. En 2021, le bureau du ministère de la Justice de la Fédération de Russie pour la « République de Crimée » a enregistré vingt-et-une nouvelles organisations religieuses (quarante-et-une en 2020, vingt-neuf en 2019 et trente-trois en 2018). Le bureau du ministère de la Justice de la Fédération de Russie à Sébastopol a enregistré cinq nouvelles organisations religieuses (cinq en 2020, deux en 2019 et six en 2018). En outre, le bureau central du ministère de la Justice de la Fédération de Russie a statué sur les demandes d’enregistrement de seize organisations religieuses basées dans la « République de Crimée » et de trois organisations de ce type basées dans la ville de Sébastopol.

257. En mars 2016, les communautés catholiques de Crimée ont été enregistrées selon les modalités prévues par la législation russe. Toutes ont obtenu la qualité d’organisation religieuse locale au sein de l’Exarchat de Crimée de l’Église catholique de rite byzantin, spécialement créé par la Secrétairerie d’État (Saint-Siège) et directement subordonné à celle-ci.

258. Il convient également de noter que, conformément aux instructions du Parquet général de la Fédération de Russie tendant à l’examen de la demande d’enquête formulée par le ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, M. S.V. Lavrov, sur des allégations de violations des droits de l’homme dans la ville de Sébastopol au cours du second semestre 2015, le parquet de la ville de Sébastopol a enquêté sur une éventuelle violation des droits des minorités nationales dans la ville. L’enquête a permis d’établir qu’il y avait 137 organisations religieuses représentant vingt-neuf confessions dans la ville, dont trois monastères de l’Église orthodoxe ukrainienne, un monastère de l’EOU-PZ, un skite pour femmes, quatre-vingt-quinze communautés religieuses et vingt-neuf écoles du dimanche, où étudiaient 1 200 enfants. Il n’y a eu aucun cas de fermeture forcée d’églises, de temples de l’EOU-PK ou d’autres confessions religieuses, ni de harcèlement des Ukrainiens orthodoxes au moyen d’obstacles qui auraient empêchés les clercs et les fidèles d’entrer dans les églises. Il n’y a eu aucune perquisition d’églises, de mosquées et de temples, ni aucune pression exercée sur les communautés religieuses. C’est ce qu’ont confirmé dans des entretiens des clercs de l’EOU-PK et le recteur de la paroisse Saint-Clément, pape de Rome et martyr, qui ont précisé en particulier qu’il n’y avait eu ni conflit, ni harcèlement ni pression, et qu’aucune perquisition n’avait été menée.

259. En outre, douze anciens locaux publics de la ville de Sébastopol ont été restitués gratuitement à des organisations religieuses.

260. À Sébastopol, il n’existe aucun édifice religieux appelé « Temple de Saint-Clément, pape de Rome et martyr ». Il y a un monastère en l’honneur du saint martyr Clément du diocèse de Simferopol et de Crimée de l’Église orthodoxe ukrainienne. La ville compte également une paroisse catholique romaine de Saint-Clément, pape de Rome et martyr, dont les services se tiennent dans l’enceinte de l’ancien cinéma Druzhba situé sur la place Ushakova au 1, rue Schmidt, et que les autorités de Sébastopol avaient gratuitement affecté à l’usage de la communauté en 2018.

261. Les services répressifs de la ville de Sébastopol n’ont reçu de la part des abbés du monastère de Saint-Clément, pape de Rome et martyr, ou de la paroisse catholique romaine de Saint-Clément, pape de Rome et martyr, aucune plainte faisant état de violations de leurs droits, d’actions illégales ou de harcèlement.

262. Le 11 novembre 2014, conformément aux articles 5 et 9 de la loi fédérale no 327-FZ du 30 novembre 2010 sur la cession aux organisations religieuses des biens à vocation religieuse appartenant au domaine de l’État ou des communes, aux articles 83 et 84 de la Constitution de la « République de Crimée » et de la loi no 46-ZRK 2 de la « République de Crimée » du 8 août 2014 sur l’administration et l’affectation des biens du domaine de la « République de Crimée », le Conseil des ministres de la « République de Crimée » a publié l’arrêté no 437 sur la cession aux organisations religieuses des biens à vocation religieuse appartenant au domaine de la « République de Crimée ». L’arrêté réglemente la procédure d’élaboration et de publication du plan de cession de ces biens aux organisations religieuses. Le ministère du Domaine et des Affaires foncières de la « République de Crimée » s’est vu attribuer les pouvoirs nécessaires.

263. Afin d’empêcher la « saisie » de biens ainsi que, notamment, leur affectation abusive, une commission chargée de régler les différends nés de l’examen des demandes d’organisations religieuses concernant les transferts de propriété ou le libre usage des biens à caractère religieux appartenant à la « République de Crimée » a été créée.

264. À cet égard, les autorités de la Fédération de Russie ont relevé que les bâtiments affectés au culte par les organisations religieuses du diocèse de Crimée de l’EOU-PK en « République de Crimée » avaient tous été mis à bail. L’édifice religieux de la Cathédrale de l’Intercession de la Très Sainte Vierge Marie, situé dans le village de Perevalnoye (district de Simferopol), a été cédé à la communauté de l’EOU-PK, qui en fait usage en violation de la législation en vigueur en Ukraine.

265. Dans le village de Perevalnoye (district de Simferopol), sur le territoire de l’unité militaire L-0279, la communauté de l’Intercession de la Très Sainte Vierge Marie de l’UOC KP mène ses activités dans les locaux de la cathédrale construite par et aux frais de la communauté orthodoxe du Patriarcat de Moscou. Elle n’a pas qualité de personne morale. En 1996, le commandant de l’unité militaire L-0279 a demandé au prêtre du Patriarcat de Kiev qu’il assure le service dans la cathédrale car des soldats enrôlés d’Ukraine occidentale servaient au sein de son unité. Ces demandes du commandant de l’unité militaire étaient contraires à la loi ukrainienne sur la liberté de conscience et les organisations religieuses.

266. Le 1er juin 2014, à 8 h 30, l’unité de service du ministère russe de l’Intérieur pour le district de Simferopol reçut d’Ivan Ivanovitch Katkalo (date de naissance et adresse indiquées) un message qui disait que des Cosaques étaient arrivés dans le village de Perevalnoye ; qu’ils se trouvaient près de l’église ; qu’ils se livraient à des actes de vandalisme ; et qu’ils ne permettraient pas à un prêtre de l’Église orthodoxe ukrainienne d’entrer dans les locaux de l’église.

267. Cette communication fut enregistrée sous le no 2563, le 1er juin 2014. Lors d’une visite sur les lieux dans le village de Perevalnoye, il fut établi que le conflit avait pour origine le transfert de l’édifice du ressort du Patriarcat de Kiev au ressort de l’église du Patriarcat de Moscou et du partage des biens se trouvant dans l’église. Après avoir rassemblé les documents, il fut conseillé aux personnes concernées de régler le litige devant le juge. Par la suite, la foule se dispersa. Cet événement fut filmé par des journalistes de la chaîne ITV de la « République de Crimée ».

268. En outre, le 1er juin 2014, à 11 h 30, l’unité de service du ministère russe de l’Intérieur pour le district de Simferopol reçut un message de Zhanna Leonidovna Alekseeva (date de naissance et profession indiquées) qui affirmait avoir été battue par des inconnus au cours des heurts susmentionnés. Le message fut enregistré sous le no 2571 le 1er juin 2014.

269. Ces éléments furent examinés conjointement, mais le parquet n’ouvrit aucune enquête pénale (dossier no 2109 du 7 août 2014).

270. L’incidence ambiguë des activités de l’EOU-PK sur la situation sociopolitique en Crimée mérite d’être notée. En fait, les fidèles de cette église se composent principalement de ressortissants ukrainiens qui avaient quitté l’Ukraine continentale pour s’installer en République autonome de Crimée, surtout des militaires et des membres de leurs familles, tandis que la population chrétienne originelle de Crimée regroupe des paroissiens de l’Église du Patriarcat de Moscou. Jusqu’à présent, l’EOU-PK n’avait mené pratiquement aucune action sociale digne de ce nom et l’activité de ses paroissiens avait fortement diminué pour atteindre son niveau le plus bas. Selon les informations disponibles, la direction des affaires spirituelles de l’EOU-PK en Crimée n’a pas encore demandé son enregistrement conformément à la législation en vigueur, de sorte que les activités de l’EOU‑PK sur le territoire de la Fédération de Russie risquent de perdre leur légitimité et de servir abusivement à accuser la Russie de discrimination envers la population ukrainienne de Crimée dans l’exercice de ses libertés religieuses.

271. En outre, les autorités de la Fédération de Russie ont relevé que le service du diocèse de Crimée était une unité structurelle de l’EOU-PK non reconnue, qui avait cessé d’exister le 15 décembre 2018 après qu’elle se fut dissoute et qu’elle eut rejoint l’Église orthodoxe ukrainienne. Le 14 décembre 2018, le ministère ukrainien de la Justice a supprimé l’enregistrement du Patriarcat de Kiev en tant que personne morale et, en janvier 2019, il a annulé la décision d’enregistrement de la Charte du service du diocèse de Crimée de l’Église orthodoxe ukrainienne. Les paroisses de l’EOU-PK devaient être cédées à l’Église orthodoxe ukrainienne. Le statut juridique de cette organisation religieuse est donc incertain puisqu’elle a été liquidée conformément à la législation ukrainienne et qu’elle n’a pas été enregistrée conformément à la législation russe.

e) L’absence de toute restriction des activités des médias non russes sur le territoire de la « République de Crimée » (article 10 de la Convention)

272. L’article 6 de la loi constitutionnelle fédérale no 6-FKZ avait prévu jusqu’au 1er janvier 2015 une période transitoire pendant laquelle les questions se rapportant à l’intégration des nouveaux sujets de la Fédération de Russie dans les systèmes économique, financier, bancaire et juridique de la Fédération de Russie devaient être réglées.

273. À la suite de l’admission de la « République de Crimée » au sein de la Fédération de Russie, Roskomnadzor a pris diverses mesures, à partir du printemps 2014, pour clarifier les dispositions de la législation en vigueur de la Fédération de Russie dans le domaine des médias.

274. La loi fédérale no 402-FZ du 1er décembre 2014 sur les spécificités du régime juridique des relations concernant les médias dans le cadre de l’admission de la « République de Crimée » à la Fédération de Russie et de la création de nouveaux sujets au sein de la Fédération de Russie – la « République de Crimée » et la « ville fédérale de Sébastopol » – avait prolongé jusqu’au 1er avril 2015 la période transitoire en ce qui concerne la remise des documents nécessaires en matière de médias.

275. Le chapitre 25.3, intitulé « Droits perçus par l’État », du code des impôts de la Fédération de Russie, qui concerne la perception par l’État des droits dans le domaine de l’enregistrement des médias sur le territoire de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol », n’était applicable qu’à compter du 1er janvier 2015. Les prestations de services au public dans le domaine des médias étaient donc assurées sans verser de droits, conformément à la législation de la Fédération de Russie sur les médias.

276. Par ailleurs, la législation n’a pas restreint les prestations de services au public dans le domaine des médias sur le territoire de la « République de Crimée » et de la ville de Sébastopol après la période transitoire. Ces prestations étaient assurées conformément à la législation actuellement en vigueur, en faisant application des dispositions du code des impôts de la Fédération de Russie.

277. En vertu de l’article 12.2 de la loi constitutionnelle fédérale no 6‑FKZ, jusqu’au 1er juin 2015, les personnes morales pouvaient diffuser des émissions de télévision et de radio sur le territoire de la « République de Crimée » et de la ville de Sébastopol sans la licence dont la délivrance était requise par la procédure établie par Roskomnadzor.

278. Pour obtenir une licence de radiodiffusion, il fallait d’abord enregistrer un média et obtenir une licence universelle, puis renouveler la licence de radiodiffusion aux fins de l’attribution de fréquences radio et de la communication d’informations précises sur celles-ci.

279. La procédure d’obtention et de renouvellement des licences de radiodiffusion était fixée par la loi de la Fédération de Russie no 2124-1 du 27 décembre 1991 sur les médias, par la loi fédérale du 4 mai 2011 no 99‑FZ sur l’attribution de licences pour certains types d’activités, et par la résolution du gouvernement de la Fédération de Russie no 25 du 26 janvier 2012 relative à l’attribution de fréquences radio spécifiques à des fins de diffusion au moyen d’une ressource radiofréquence limitée (radiodiffusion hertzienne ou par satellite), à la tenue des appels d’offres, à la facturation de paiements uniques pour les droits de radiodiffusion hertzienne, à la radiodiffusion par satellite au moyen de fréquences radio spécifiques, et à l’invalidation de certains actes du gouvernement de la Fédération de Russie.

280. Les fréquences radio spécifiques pour la télédiffusion analogique terrestre et la diffusion analogique terrestre dans les centres administratifs (capitales) des sujets de la Fédération de Russie ou dans les villes comptant au moins 100 000 habitants sont attribuées par Roskomnadzor sur la base des résultats d’une procédure organisée sous forme d’appel d’offres, conformément au règlement sur les appels d’offres pour le droit de radiodiffusion hertzienne et par satellite au moyen de fréquences radio spécifiques, approuvé par la résolution du Gouvernement de la Fédération de Russie no 25 du 26 janvier 2012.

281. La radiodiffusion hertzienne nécessite une licence en bonne et due forme et une autorisation d’usage de fréquence radio, délivrées par les organes de Roskomnadzor. Pour la radiodiffusion hertzienne sur le territoire de la Fédération de Russie et des sujets de la Fédération de Russie, y compris en « République de Crimée », il faut tout d’abord disposer d’une licence de diffusion délivrée par les organes de Roskomnadzor. Pour diffuser des chaînes de télévision, il faut ensuite transmettre un signal de radiofréquence depuis la source (centre de télévision, mât d’antenne émettrice, etc.) vers l’appareil de réception (récepteur de télévision) ; en d’autres termes, pour pouvoir être diffusées en Crimée, les chaînes de télévision doivent obtenir une autorisation d’usage de fréquences radio, qui est elle aussi délivrée par les organes de Roskomnadzor. Donc, pour la diffusion hertzienne des chaînes de télévision ukrainiennes et tatares de Crimée sur le territoire de la « République de Crimée », il faut s’enregistrer et obtenir une licence, puis obtenir une autorisation d’usage de fréquences radio conformément à la législation de la « République de Crimée » et à la législation de la Fédération de Russie, en particulier la loi fédérale no 99-FZ du 4 mai 2011 sur l’attribution de licences pour certains types d’activités et la loi fédérale no 2124-1 du 27 décembre 1991 sur les médias.

282. Parallèlement, les habitants de la péninsule de Crimée ont aussi libre accès aux chaînes de télévision ukrainiennes et tatares de Crimée diffusées au moyen de la télévision par satellite et par câble, de la télévision IP et du réseau d’information et de télécommunications en ligne.

283. Selon les éléments d’information fournis par le Conseil d’État de la « République de Crimée », la société de radiotélévision Chernomorskaya n’a pas modifié ses actes constitutifs de manière à les mettre en conformité avec la législation de la Fédération de Russie : elle n’a pas demandé à s’inscrire au registre national unifié des personnes morales ni réussi à acquérir la qualité de succursale. Dès lors, en application de la loi fédérale no 506-FZ du 31 décembre 2014 portant modification de l’article 19 de la loi fédérale de promulgation de la première partie du code civil de la Fédération de Russie, elle n’est plus autorisée, depuis le 1er mars 2015, à exercer ses activités sur le territoire de la Fédération de Russie, y compris en « République de Crimée », et elle a fait l’objet d’une liquidation. Elle a cessé de diffuser des programmes télévisés le 5 août 2014 à la suite d’une décision rendue par le tribunal économique de la « République de Crimée » (aujourd’hui le tribunal de commerce de la « République de Crimée ») (affaire no A83-112/2014), qui avait pour objet une créance dont le Centre de transmission de radiotélévision de la République autonome de Crimée avait demandé le remboursem*nt.

284. Le journal Avdet (certificat KM no 232 du 3 janvier 1996) a été créé et publié par le Fonds « Crimée » depuis le 15 juillet 1990. La rédaction du journal siège à l’adresse suivante : 2/27, rue Schmidt/Naberezhnaya, à Simferopol, dans des locaux appartenant au « Fonds Crimée », ce sans aucun contrat de bail ni règlement d’usage de la propriété.

285. Conformément à l’article 8(2) de la loi sur les médias, toute rédaction d’un média doit s’enregistrer pour pouvoir fonctionner. Pour enregistrer un média, son fondateur doit saisir l’autorité d’enregistrement d’une demande satisfaisant aux conditions de l’article 10(1) de la loi sur les médias. À la demande doivent être jointes les pièces énumérées dans le décret no 1107 du 16 octobre 2015 du gouvernement de la Fédération de Russie portant approbation de la liste des pièces attestant le respect par les fondateurs (participants) des médias et des organismes de radiodiffusion (personnes morales) des conditions posées à l’article 19.1 de la loi sur les médias et par l’ordonnance no 1752-r du 6 octobre 2011 du gouvernement de la Fédération de Russie portant approbation de la liste des pièces jointes par l’auteur d’une demande d’enregistrement d’un média (afin de modifier le registre des enregistrements).

286. En vertu de l’article 13(2) de la loi sur les médias, les demandes et pièces y jointes qui ne satisferaient pas aux conditions de cette loi et de ses règlements d’application doivent être renvoyés au demandeur sans être examinés, en précisant les motifs du renvoi. La demande peut être examinée une fois les défauts corrigés. Il suffit donc au demandeur de supprimer les défauts dans la demande et les documents joints et de présenter une nouvelle demande auprès de l’autorité d’enregistrement. Il convient de noter que cette procédure est assez courante et qu’elle est appliquée sur tout le territoire de la Fédération de Russie, sans exception, pas seulement aux médias de Crimée ou des Tatars de Crimée.

287. Selon Roskomnadzor, son service chargé de la « République de Crimée » et de Sébastopol a été saisi des demandes d’enregistrement du journal Avdet le 2 décembre 2014 et le 14 janvier 2015. Conformément aux dispositions applicables en matière de prestations de services au public, les demandes d’enregistrement du média ont été renvoyées sans avoir été examinées. Entre le 2 décembre 2014 et le 1er juillet 2019, aucune autre demande d’enregistrement (réenregistrement) du journal Avdet n’a été présentée à Roskomnadzor. Ce journal n’a fait l’objet d’aucune mesure d’exécution et aucune décision de justice n’a prononcé la suspension ou l’interdiction de ses activités, de l’usage de ses biens ou de l’un quelconque de ses locaux. Le parquet de la République n’a été saisi d’aucune plainte concernant les actions des membres du Service interdistrict des huissiers de justice pour les voies d’exécution spéciales du Service fédéral des huissiers de Russie pour la « République de Crimée ».

288. En ce qui concerne les chaînes de télévision tatares de Crimée ATR T et Lale ainsi que la station de radio Meydan, selon les informations disponibles, le service de Roskomnadzor chargé de la « République de Crimée » et de la ville de Sébastopol a examiné à plusieurs reprises les demandes tendant à leur enregistrement conformément à la législation de la Fédération de Russie, à la suite de quoi les documents ont été renvoyés à ces médias au motif que leurs demandes comportaient plusieurs erreurs. Dans les réponses officielles apportées par le service local de Roskomnadzor, les demanderesses ont été clairement informées des motifs des décisions et des recommandations de rectification précises leur ont été adressées.

289. L’activité des médias qui étaient présents auparavant sur le territoire de la « République de Crimée » avait pour base des licences délivrées par les organes ukrainiens officiels. Depuis lors, la législation de la Fédération de Russie exige l’acquisition d’une licence russe. À cet égard, en novembre 2014, la Douma d’État de l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie a décidé de prolonger jusqu’au 1er avril 2015 la période transitoire pour les médias de Crimée.

290. Il y a donc tout lieu de croire que la chaîne de télévision ATR T, la radio Meydan 102,7 FM et la chaîne de télévision Lale avaient eu suffisamment de temps, avant le 1er avril 2015, pour mettre leurs actes constitutifs en conformité avec les exigences de la législation en vigueur.

291. En outre, ces médias étaient des projets commerciaux indépendants d’un particulier et n’étaient pas la propriété d’une autorité municipale ou républicaine. Les activités des chaînes de télévision et des stations de radio sont autofinancées, sans soutien du budget de l’État ou de la commune. C’est donc de son propre chef que le propriétaire de ces médias a décidé d’en arrêter la diffusion. C’est de sa propre initiative que, par une lettre du 31 mars 2015, E.R. Islyamova, directrice générale de la société de télévision à responsabilité limitée Atlant-SV, a demandé à la direction de la RTPC RK d’éteindre les émetteurs des chaînes de télévision ATR T et Lale ainsi que de la station de radio Meydan 102,7 FM à partir du 1er avril 2015 à minuit. En conséquence, la diffusion de ces médias a été interrompue.

292. En outre, d’après Roskomnadzor, il ne s’agit pas des seules chaînes de télévision et stations de radio tatares de Crimée en « République de Crimée ». Selon les données recueillies par Roskomnadzor, lorsque ces médias ont cessé de diffuser, il y avait plus d’une vingtaine de médias en langue tatare de Crimée enregistrés en « République de Crimée », dont cinq chaînes de télévision, huit chaînes de radio et plus de dix périodiques. En outre, sur le territoire de la Crimée étaient diffusées d’autres chaînes de télévision qui, elles, avaient présenté les pièces exigées par la législation de la Fédération de Russie en matière de radiotélévision. Il convient de noter qu’au cours de la même période, 207 médias qui avaient obtenu des licences conformément à la législation ukrainienne sont parvenus à s’enregistrer. Parmi eux figuraient les médias tatars de Crimée suivants : les journaux Yany Dunya, Kyrym et Golos Kryma new, ainsi que les magazines Iyldyz et Armanchyk.

293. En ce qui concerne la création d’une chaîne de télévision pour les Tatars de Crimée, les autorités de la Fédération de Russie font observer ce qui suit.

294. Après la cessation des activités des chaînes de télévision ATR T et Lale et de la station de radio Meydan 102,7 FM à l’initiative du propriétaire, les autorités de la « République de Crimée » ont soutenu l’initiative de la communauté tatare de Crimée tendant à créer une société de radiotélévision publique tatare de Crimée dans la péninsule, pour laquelle les instructions nécessaires ont été données aux ministères et services concernés.

295. En application de l’arrêté no 291-r du 2 avril 2015 du Conseil des ministres de la « République de Crimée », le « Centre de médias Ismail Gasprinsky », une institution autonome publique de la « République de Crimée », a été créé.

296. Selon le décret no 114-U du 22 avril 2015 pris par le chef de la « République de Crimée », M. S. Aksionov, concernant la Société publique de radiotélévision des Tatars de Crimée, celle-ci a pour tâche d’assurer une couverture approfondie et complète de la situation sociopolitique, de l’économie et de la vie culturelle de la « République de Crimée », des événements survenus en « République de Crimée » et ailleurs, en employant principalement la langue tatare de Crimée, ainsi que les langues des minorités nationales de la « République de Crimée ».

297. L’arrêté no 507-r du 9 juin 2015 du Conseil des ministres de la « République de Crimée » a créé l’organisation autonome à but non lucratif « Société publique de radiotélévision tatare de Crimée ».

298. En outre, le Bureau de rédaction des Tatars de Crimée a été créé et travaille en collaboration active avec l’entité à but non lucratif « Société de radiotélévision Krym » qui relève du service des programmes nationaux et établit des programmes sur l’histoire, la culture et l’identité des Tatars de Crimée dans leur langue natale tatare de Crimée. Le pourcentage de ces programmes dans le volume total relatif des émissions diffusées par la société de radiotélévision Pervy Krymskiy est en augmentation constante.

299. La diversité des populations habitant dans la région appelle une politique nationale équilibrée, notamment quant à la satisfaction de leurs besoins en matière de spiritualité et d’information. Les organes publics de la Fédération de Russie et de la « République de Crimée » attachent une grande attention à l’impératif de stabilité interethnique en « République de Crimée ».

300. Conformément au décret no 268 du 21 avril 2014 du président de la Fédération de Russie sur les mesures visant à la réhabilitation des peuples arménien, bulgare, grec, tatar de Crimée et allemand et sur le soutien de l’État à leur renaissance et à leur développement, des mesures ont été prises aux fins de la renaissance nationale, culturelle et spirituelle des peuples de Crimée, notamment la création de centres d’information, de conseils d’experts sur les questions interethniques et de programmes de développement national et culturel de la Crimée et de la ville de Sébastopol, mesures qui ont reçu un important soutien financier de l’État.

301. Selon le service de Roskomnadzor chargé de la « République de Crimée » et de la ville de Sébastopol, plus de vingt médias en langue tatare de Crimée ont été enregistrés dans la République pendant la période transitoire, dont cinq chaînes de télévision, huit chaînes de radio et plus de dix périodiques.

302. Conformément à la loi no 2124-1 de la Fédération de Russie du 27 décembre 1991 sur les médias, tous les médias ont les mêmes chances d’être enregistrés et d’obtenir une licence d’exploitation. Les décisions du Roskomnadzor sont attaquables en justice.

303. En outre, les ressources de l’agence d’information QHA (Agence de presse de Crimée) et du Centre pour le journalisme d’investigation, ainsi que le journal tatar de Crimée Avdet, sont disponibles en ligne. Leur diffusion n’a fait l’objet d’aucune interdiction.

304. Depuis le 1er septembre 2015, la chaîne de télévision tatare de Crimée Millet et, depuis le 6 février 2017, la station de radio tatare de Crimée Vetan sedasy (« La Voix de la Patrie ») ont commencé à diffuser leurs programmes avec le soutien des autorités de la « République de Crimée ».

305. Dans un certain nombre de villes de la « République de Crimée », il n’existait en réalité aucune « station de radio locale » avant l’admission de la Crimée au sein de la Fédération de Russie. Dans la plupart des cas, ce sont les stations de radio de Kiev, titulaires de licences de radiodiffusion, qui étaient transmises.

306. Le gouvernement défendeur évoque également les règles régissant les appels d’offres publics pour l’obtention de licences de radiodiffusion et les dix-huit appels d’offres groupés ouverts par Roskomnadzor.

f) La thèse, défendue par le gouvernement défendeur, de l’inexistence d’une pratique administrative d’interdiction des réunions et rassemblements publics et de détention déraisonnable des organisateurs d’événements publics (article 11 de la Convention)

307. Dans l’intérêt de l’ordre public et de la sécurité nationale, l’article 7 (déclaration préalable d’une manifestation publique) de la loi fédérale relative aux rassemblements, réunions, manifestations, marches et piquets de protestation (loi no 54-FZ) impose que la tenue d’une manifestation publique fasse l’objet d’une déclaration préalable et d’un accord avec un organe exécutif de la Fédération de Russie ou une autorité locale quant au lieu et à l’heure de la manifestation.

308. Dans l’arrêt no 4-P du 14 février 2013, la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie a notamment déclaré que :

« (...) l’exercice du droit d’organiser une manifestation publique dépend non seulement de l’application des dispositions légales (...) par les autorités publiques et locales, mais également de la volonté de l’organisateur de la manifestation publique de parvenir à un compromis ménageant un équilibre entre les intérêts de toutes les parties concernées. »

309. Les organisateurs des manifestations publiques en cause ne se sont pas coordonnés avec les autorités locales, ce qui démontrait leur réticence à résoudre le désaccord quant au lieu ou à l’heure des manifestations.

310. L’article 5 § 5 de la loi no 54-FZ dispose qu’une manifestation publique ne peut être organisée en l’absence de déclaration en temps utile ou si le lieu ou l’heure de la manifestation n’ont pas été convenus avec l’autorité exécutive du sujet de la Fédération de Russie ou avec l’autorité locale. Le but de cette obligation de coordination est de permettre le fonctionnement ininterrompu des équipements vitaux des infrastructures collectives ou de transport, la préservation de l’ordre public et de la sécurité des citoyens, ou la poursuite d’objectifs similaires.

311. L’article 16 § 3 de la loi fédérale no 54-FZ dispose qu’une manifestation publique ne peut être autorisée si elle ne respecte pas les dispositions de l’article 5 § 4 1) et de l’article 7 de la loi no 54-FZ.

312. En outre, les participants à une manifestation publique doivent respecter toutes les conditions fixées par la loi (article 6 § 3 de la loi no 54‑FZ). En droit russe, la tenue d’une manifestation publique en méconnaissance de ces exigences constitue une infraction administrative au sens de l’article 20.2 du code des infractions administratives de la Fédération de Russie.

313. Les droits et obligations des pouvoirs publics locaux de la « République de Crimée » sont définis par la loi fédérale no 54-FZ de la Fédération de Russie du 19 juin 2004. Les actes réglementaires relatifs aux rassemblements, réunions, manifestations, marches et piquets de protestation doivent être publiés par le président de la Fédération de Russie ou le gouvernement de la Fédération de Russie, et signés et publiés par les autorités publiques des sujets de la Fédération de Russie.

314. L’article 8 §§ 1.1, 2.2, 3 et 3.1 de la loi fédérale no 54-FZ dispose que les organes exécutifs des sujets de la Fédération de Russie doivent déterminer des zones fixes spécialement conçues ou adaptées pour la discussion collective de questions revêtant une importance sociale et l’expression de l’opinion publique, ainsi que pour la participation massive des citoyens à des formes d’expression de l’opinion publique sur des questions sociopolitiques d’actualité (les « zones spécialement désignées »). La procédure prévue pour l’utilisation de ces zones spécialement désignées, leur occupation maximale ainsi que le nombre maximal de personnes pouvant participer à des manifestations publiques non soumises à déclaration sont déterminés par la loi de chaque sujet de la Fédération de Russie, et le nombre maximal ainsi fixé ne peut être inférieur à cent personnes.

315. La législation de chaque sujet de la Fédération de Russie doit en outre déterminer les lieux dans lesquels les rassemblements, réunions, marches ou manifestations sont interdits, ainsi que les situations dans lesquelles la tenue de manifestations publiques dans ces lieux est susceptible d’entraîner un dysfonctionnement d’équipements vitaux (infrastructures collectives, de transport ou de communication), entraver la circulation des piétons ou des moyens de transport, ou empêcher l’accès des citoyens aux bâtiments d’habitation, aux moyens de transport ou aux infrastructures collectives.

316. La procédure d’organisation d’une manifestation publique dans des lieux qui constituent des monuments historiques et culturels doit être déterminée par une autorité exécutive du sujet de la Fédération de Russie concerné, en tenant compte des caractéristiques spécifiques de ces monuments et des exigences de la loi fédérale susmentionnée.

317. La procédure d’organisation d’une manifestation publique dans les infrastructures de transport utilisées pour les transports publics doit être déterminée par la législation du sujet de la Fédération de Russie concerné, en tenant compte des exigences de cette loi fédérale, ainsi que des exigences fixées par les lois fédérales et les textes réglementaires applicables en matière de sécurité des transports et de circulation routière.

318. En application des dispositions susmentionnées de la loi fédérale no 54-FZ, le 8 août 2014, le Conseil d’État de la « République de Crimée » a adopté la loi no 56-ZRK de la « République de Crimée », signée par le chef de la « République de Crimée » le 21 août 2014, qui vise à garantir les conditions nécessaires à l’exercice effectif du droit des citoyens de la Fédération de Russie de tenir des rassemblements, des réunions, des manifestations, des marches et des piquets de protestation en « République de Crimée ».

319. Cette loi, adoptée sur le fondement de la Constitution de la Fédération de Russie, de la loi fédérale no 54-FZ et de la Constitution de la « République de Crimée », a pour but de garantir les conditions d’exercice du droit des citoyens de la Fédération de Russie relevant de la juridiction de la « République de Crimée » de tenir des rassemblements, des réunions, des manifestations, des marches et des piquets de protestation.

320. Il convient de noter que la loi susmentionnée de la « République de Crimée » ne reconnaît pas aux pouvoirs publics locaux le droit de restreindre ou d’interdire les rassemblements pacifiques. Cette loi définit : la procédure de soumission d’une déclaration d’organisation d’une manifestation publique ; les caractéristiques particulières de la garantie des droits des citoyens, ainsi que de la sécurité des transports et de la circulation routière lors de l’organisation et de la tenue de manifestations publiques dans les infrastructures de transport ; la procédure d’utilisation des moyens de transport lors de manifestations publiques ; les exigences relatives à l’organisation d’un piquet de protestation ; le mode de détermination des zones spécialement désignées et la procédure régissant leur utilisation ; et les conditions relatives au soutien matériel, technique et organisationnel qui peut être apporté à une manifestation publique.

321. L’article 3 § 3 de cette loi dispose que, si une déclaration d’organisation d’une manifestation publique indique que cette manifestation se tiendra sur une chaussée de l’infrastructure de transport directement adjacente à un autre espace public (trottoir, parc, ou toute autre partie du domaine public), les pouvoirs publics locaux peuvent, dans le but de permettre la circulation des véhicules, proposer aux organisateurs de la manifestation de la tenir sur l’espace public adjacent. Si la manifestation publique se tient sur un espace public directement adjacent à une infrastructure de transport comportant une chaussée, les pouvoirs publics locaux doivent veiller à ce qu’elle se tienne uniquement dans la zone indiquée.

322. Par ailleurs, l’article 12 § 3 de la loi fédérale no 54-FZ dispose que l’autorité exécutive du sujet de la Fédération de Russie ou les pouvoirs publics locaux ne peuvent refuser d’accorder l’autorisation d’organiser une manifestation publique que si la déclaration d’organisation de cette manifestation a été soumise par une personne qui, en application de cette loi fédérale, n’est pas autorisée à organiser une telle manifestation publique, ou si la déclaration indique que la manifestation prévue se tiendra dans un lieu interdit par cette loi fédérale ou par la loi du sujet de la Fédération de Russie.

323. En outre, et sauf dans les cas où la manifestation publique doit se tenir dans une zone spécialement désignée, les pouvoirs publics locaux peuvent à chaque fois définir une occupation maximale de la zone où cette manifestation doit avoir lieu, en tenant compte de la superficie du terrain, de la végétation, des bâtiments et des structures qui s’y trouvent, ainsi que d’autres particularités éventuelles, et se fondant sur la limite de deux personnes par mètre carré, journalistes et agents de police chargés du maintien de l’ordre public compris.

324. L’occupation maximale autorisée pour une infrastructure de transport comportant plusieurs voies de circulation doit être calculée de manière à ce qu’au moins la moitié des voies de circulation puisse être utilisée pour la circulation des véhicules et, si nécessaire, pour la circulation des personnes ne participant pas à la manifestation publique.

325. Dans l’exercice de ces compétences, les pouvoirs publics locaux doivent veiller au fonctionnement régulier et ininterrompu des composantes vitales de l’infrastructure municipale et du réseau de transport, à l’ordre et à la sécurité publics (tant pour les participants à la manifestation que pour les autres), ainsi qu’au respect d’autres intérêts publics. De telles compétences ne peuvent s’analyser en des pouvoirs de restriction ou d’interdiction des rassemblements pacifiques. La loi fédérale no 54-FZ constitue l’unique fondement susceptible de justifier le refus d’autorisation d’une manifestation publique par l’autorité exécutive du sujet de la Fédération de Russie concerné ou par les pouvoirs publics locaux (paragraphe 322 ci-dessus).

g) Sur le respect des exigences de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention

326. Le 17 mars 2014, le Conseil national de la « République de Crimée » adopta le décret no 1745-6/14 sur l’indépendance de la Crimée, en application duquel toutes les institutions, entreprises et autres organisations, ainsi que tous les biens appartenant à l’Ukraine, devaient être considérés, à compter du jour de l’adoption du décret, comme des biens de la « République de Crimée » (articles 5 et 6 du décret). Les biens appartenant aux syndicats ouvriers ou à d’autres organisations publiques ukrainiennes qui se trouvaient sur le territoire de la « République de Crimée » à la date d’adoption du décret sont devenus la propriété des subdivisions des organisations correspondantes situées en « République de Crimée » ou, à défaut, de l’État de la « République de Crimée ».

327. Selon l’article 12.1 de la loi constitutionnelle fédérale no 6‑FKZ, en « République de Crimée » et dans la « ville fédérale de Sébastopol », les questions relatives aux règles de propriété, à l’urbanisme, aux relations foncières et forestières ainsi qu’aux relations dans le domaine de l’enregistrement cadastral des biens immobiliers et de l’enregistrement par l’État des droits et transactions immobiliers pouvaient, avant le 1er janvier 2017, être régies par les textes réglementaires de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol », en coordination avec l’organe exécutif fédéral compétent pour établir des réglementations dans le domaine concerné.

328. Par conséquent, la Fédération de Russie, se prévalant du droit que lui confère le Protocole no 1 à la Convention, ainsi que de la Constitution de la Fédération de Russie, a fixé le régime applicable aux questions et relations patrimoniales en « République de Crimée » au moyen de textes réglementaires propres à la « République de Crimée », en coordination avec l’organe exécutif fédéral compétent pour établir des réglementations dans ce domaine.

329. En ce qui concerne le « transfert de biens immobiliers dans le domaine de l’État de la « République de Crimée » », il convient de renvoyer à l’Accord sur la reconnaissance mutuelle des droits et la réglementation des relations de propriété, signé le 15 janvier 1993 entre la Fédération de Russie et l’Ukraine, dont l’article 1er prévoit la reconnaissance mutuelle du transfert de propriété de tous les actifs des entreprises à la Partie sur le territoire de laquelle ces actifs se trouvent, et conformément à la législation interne de cette Partie. Cela vaut également pour les équipements collectifs (centres de soins, centres de médecine préventive et de loisirs, résidences de vacances, installations de loisirs, pensions, hôtels et campings, camps touristiques et établissem*nts de loisirs pour enfants, par exemple) (article 4 de l’accord). L’article 13 de l’accord impose aux Parties de garantir que leurs biens, leurs personnes morales et leurs personnes physiques soient protégés par la loi. Les biens ne peuvent faire l’objet d’une expropriation forcée, sauf dans des cas exceptionnels prévus par la loi et moyennant le versem*nt d’une indemnité correspondant à la valeur réelle du bien. Selon l’article 11 de l’accord, le statut juridique des actifs d’entreprises situés sur le territoire de l’une des Parties mais reconnus comme étant la propriété de l’autre Partie doit être déterminé conformément à la législation de la Partie de localisation et approuvé (au moyen d’un protocole) par les organes compétents des deux Parties. Tout différend en matière de propriété est examiné par une commission russo-ukrainienne. En conséquence, un protocole relatif à la propriété des biens situés sur le territoire de l’Ukraine doit être élaboré et approuvé par les Parties. Aucun transfert de propriété ne peut intervenir sans approbation par les deux Parties d’un tel protocole. Cependant, aucun protocole n’a été appliqué pour les biens ayant été privatisés. Par conséquent, depuis 1991, des biens qui appartenaient à l’État ont été privatisés sans que la commission russo-ukrainienne en ait débattu et sans que les Parties concernées aient donné leur approbation.

330. Le 30 avril 2014, le Conseil national adopta la résolution no 2085‑6/14 sur le régime de propriété applicable aux biens de la « République de Crimée », selon laquelle, avant le partage des biens entre la Fédération de Russie, la « République de Crimée » et les municipalités, étaient considérés comme appartenant à la « République de Crimée » tous les biens appartenant à l’État et tous les biens sans maître situés sur le territoire de la « République de Crimée », ainsi que les biens énumérés dans une annexe à cette résolution.

331. L’article 2-1 de la loi no 38-ZRK de la « République de Crimée » du 31 juillet 2014 sur les particularités de la réglementation applicable aux relations patrimoniales sur le territoire de la « République de Crimée » prévoit que les biens inscrits sur la liste des biens considérés comme appartenant à la « République de Crimée », qui figure dans la résolution no 2085-6/14, sont transférés à la « République de Crimée » à compter de la date de leur inscription sur cette liste et que les titres de propriété des anciens propriétaires de ces terrains et autres biens immobiliers sont annulés à compter de cette même date.

332. En application de l’article 8 § 2 de la loi fédérale no 161-FZ du 14 novembre 2002 « sur les entreprises d’État et les entreprises municipales unitaires », des articles 83 et 84 de la Constitution de la « République de Crimée », des articles 28 et 41 de la loi no 5-ZRK de la « République de Crimée » du 29 mai 2014 sur le système des organes exécutifs du pouvoir d’État de la « République de Crimée », de l’article 2 de la loi no 46-ZRK, de la résolution no 2085-6/14 et des ordonnances du Conseil des ministres de la « République de Crimée », des entreprises d’État de la « République de Crimée » ont été créées et les biens visés au paragraphe précédent leur ont été attribués.

333. En application de l’article 19 § 9 de la loi fédérale no 52-FZ du 21 décembre 1994 portant promulgation de la première partie du code civil de la Fédération de Russie, les personnes morales établies en Crimée ou dans la « ville fédérale de Sébastopol » n’ayant pas mis leurs statuts en conformité avec la législation de la Fédération de Russie, n’ayant pas demandé leur inscription au registre national unifié des personnes morales ou n’ayant pas acquis le statut de succursale (bureau de représentation) d’une personne morale étrangère, n’étaient plus autorisées (sauf dans certaines circonstances) à avoir des activités sur le territoire de la Fédération de Russie après l’admission de la Crimée et de la ville de Sébastopol dans la Fédération de Russie et devaient être soumises à liquidation.

334. Par la résolution no 1836-6/14 du 26 mars 2014 relative à la nationalisation des entreprises, institutions et organisations du complexe agro-industriel situées sur le territoire de la « République de Crimée », adoptée par le Conseil national de la « République de Crimée », l’entreprise d’État « Usine d’élevage expérimental et éducatif de volailles, nommée d’après Frunze, de l’Université nationale d’Ukraine de gestion des ressources biologiques et de l’environnement », fut nationalisée. Par l’ordonnance no 559-r du 24 juin 2014 du Conseil des ministres de la « République de Crimée » portant fixation de la subordination des entreprises, institutions, organisations du complexe agro-industriel et autres biens appartenant à la « République de Crimée », cette entreprise fut attribuée au ministère de la Politique agraire et de l’Alimentation de la « République de Crimée ». Par l’ordonnance no 1479‑r du 23 décembre 2014, le Conseil des ministres de la « République de Crimée » créa l’Entreprise unitaire d’État de la « République de Crimée » intitulée « Usine d’élevage expérimental et éducatif de volailles, nommée d’après Frunze », qui fut chargée de gérer les biens immobiliers appartenant à l’Entreprise d’État « Usine d’élevage expérimental et éducatif de volailles, nommée d’après Frunze, de l’Université nationale d’Ukraine de gestion des ressources biologiques et de l’environnement ». Le 9 février 2015, cette entreprise fut inscrite au registre national unifié des personnes morales et attribuée au ministère de l’Agriculture de la « République de Crimée ». En conséquence, les allégations de l’État requérant relatives à la saisie illégale de l’établissem*nt de reproduction de volailles nommé d’après Frunze ne sont pas avérées. Par ailleurs, les allégations relatives à une saisie illégale de l’établissem*nt de santé pour enfants « Radiant » du village de Zaozemoye n’ont pas été soumises au procureur de la République.

335. En conséquence, les biens de l’Ukraine ont bel et bien été transférés à la « République de Crimée » et à la ville de Sébastopol. En ce qui concerne les biens qui appartenaient à des organisations syndicales, ils sont désormais la propriété de subdivisions des organisations syndicales concernées qui étaient établies sur le territoire de la « République de Crimée » à l’époque de la déclaration d’indépendance de la Crimée et qui ont procédé à leur réenregistrement, selon la législation de la Fédération de Russie, en tant qu’organisations syndicales indépendantes.

336. Selon les informations fournies par les autorités de la ville de Sébastopol, le conseil municipal de Sébastopol adopta le 17 mars 2014 la résolution no 7156 relative au statut de la « ville héros » de Sébastopol. Cette résolution ne prévoyait pas que les biens appartenant à des organisations syndicales et à d’autres institutions publiques deviennent la propriété de la ville de Sébastopol.

337. En application de la résolution de la Banque nationale d’Ukraine no 260 du 6 mai 2014 relative à la révocation et à l’annulation des licences bancaires et des licences générales pour les opérations de change de certaines banques, ainsi qu’à la fermeture par les banques de subdivisions distinctes établies sur le territoire de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol, les banques ukrainiennes mirent fin à l’exploitation de leurs unités structurelles situées en Crimée et dans la « ville fédérale de Sébastopol ». Après l’adoption de cette résolution, un très grand nombre de banques ukrainiennes cessèrent de remplir leurs obligations envers les créanciers et les déposants et la Banque nationale d’Ukraine n’a pris aucune contre-mesure.

338. En vertu de l’article 7 § 2 de la loi fédérale no 37-FZ du 2 avril 2014 sur les particularités du fonctionnement du système financier de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol » pendant la période transitoire, et compte tenu de l’incapacité des banques à honorer leurs obligations envers les créanciers (déposants), la Banque de Russie mit fin à l’exploitation des unités structurelles correspondantes de quarante-cinq banques ukrainiennes.

339. Par la décision no RN-33/11 du 26 mai 2014, la Banque de Russie décida la fermeture des unités structurelles correspondantes de la société par actions publique « Banque d’épargne d’État d’Ukraine » (SA Oschadbank). À la suite de la défaillance des unités structurelles autonomes de la SA Oschadbank et de la SA CB « PRIVATBANK », le parquet de la « République de Crimée » engagea une action contre ces banques. Le tribunal de district de Kyiv de Simferopol et le tribunal du district central de Simferopol, respectivement par un jugement du 29 mai 2014 et un jugement du 4 juin 2014, ordonnèrent à titre de mesure provisoire que la gestion fiduciaire du complexe immobilier appartenant à SA Oschadbank et à SA CB « PRIVATBANK » fût confiée au « Fonds de protection des déposants », une organisation indépendante à but non lucratif créée par la société d’État « Agence d’assurance des dépôts » afin de satisfaire aux exigences fixées par la loi fédérale no 39-FZ du 2 avril 2014 en ce qui concerne la protection des intérêts des personnes qui avaient des dépôts dans les banques et les unités structurelles des banques étant enregistrées ou ayant des activités sur le territoire de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol ». Le Fonds pouvait acquérir les droits (créances) sur les dépôts des unités structurelles d’une banque dont la fermeture avait été ordonnée par la Banque de Russie, à condition de verser une indemnisation aux déposants concernés. Cette indemnisation devait être égale à 100 % du montant des droits acquis (créances), dans la limite de 700 000 roubles russes (RUB) pour la totalité des dépôts (comptes) ouverts par un même déposant avant le 2 avril 2014 auprès d’un établissem*nt de crédit. Une indemnité d’un montant maximal de 100 000 RUB était versée dans les cas suivants : aux déposants ayant conclu des contrats de compte bancaire ou de dépôt bancaire avec un établissem*nt de crédit pendant la période comprise entre la date d’entrée en vigueur de la loi fédérale no 39-FZ et la date de la décision de la Banque de Russie ordonnant la fermeture des unités structurelles autonomes de l’établissem*nt de crédit considéré ; aux déposants n’ayant pas soumis les documents indiqués à l’article 7 § 5 3) de la loi fédérale no 39-FZ ; et aux ressortissants de la Fédération de Russie ne résidant pas sur le territoire de la « République de Crimée » ou de la « ville fédérale de Sébastopol ».

340. En outre, la loi fédérale no 39-FZ prévoyait un mécanisme d’indemnisation complémentaire des déposants ayant auprès des établissem*nts de crédit des créances d’un montant supérieur à celui de l’indemnité maximale (700 000 RUB).

341. En application de l’article 4 § 11 de la loi fédérale no 39-FZ (telle que modifiée par la loi fédérale no 148-FZ) et des règles procédurales prévues par la législation de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol », les fonds obtenus de la cession de biens publics appartenant aux sujets de la Fédération de Russie furent transférés au Fonds et utilisés pour le versem*nt des indemnités aux déposants. Afin de garantir le respect des droits acquis sur les dépôts effectués auprès des établissem*nts de crédit antérieurement en activité dans le « district fédéral de Crimée » (le « DFC »), le Fonds pouvait recourir à des méthodes non interdites par la loi destinées à lui permettre de protéger ses droits et intérêts en tant que créancier, et notamment à la faculté de demander des mesures provisoires ou des mesures d’exécution forcée à l’égard des biens des banques ukrainiennes dont des unités structurelles étaient en activité en Crimée et dans la « ville fédérale de Sébastopol ». En particulier, le Fonds a saisi les tribunaux de commerce du DFC de demandes de recouvrement des droits (créances) qui lui avaient été attribués, et leur a également demandé qu’il fût interdit aux banques de céder leurs biens situés dans le DFC.

342. Selon le Fonds, au 11 juin 2015, 6 300 déposants lui avaient donné procuration pour représenter leurs intérêts auprès de quarante établissem*nts de crédit et obtenir le recouvrement de dettes impayées, et il avait introduit devant les juridictions de droit commun 1 485 demandes de recouvrement de fonds en faveur de déposants et dirigées contre des établissem*nts de crédit.

343. Conformément à l’article 3 de la loi fédérale no 37-FZ, la Banque de Russie émit le 3 avril 2014 l’ordonnance no OD-525, par laquelle elle imposa aux établissem*nts bancaires de soumettre un registre des obligations à l’égard des créanciers et des déposants conformément à la loi fédérale sur les particularités du fonctionnement du système financier de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol » pendant la période transitoire. Toutefois, les activités bancaires se poursuivirent en Crimée et dans la « ville fédérale de Sébastopol » jusqu’au 1er janvier 2015, alors même que les banques n’avaient pas obtenu d’autorisation d’exploitation de la part de la Banque centrale de la Fédération de Russie. Le non-respect par les banques ukrainiennes de l’ordonnance no OD-525 n’a pas servi de fondement à la décision prise par la Banque de Russie d’ordonner la fermeture des unités structurelles autonomes des banques ukrainiennes.

h) L’absence de bannissem*nt de la langue ukrainienne et de persécution des élèves ukrainophones dans les écoles en Crimée contraires à l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention

344. En vertu de l’article 14 de la loi fédérale no 273-FZ du 26 décembre 2012 sur l’éducation en Fédération de Russie, les citoyens de la Fédération de Russie ont le droit de recevoir un enseignement primaire, élémentaire et obligatoire dans leur langue maternelle, ainsi que le droit d’étudier leur langue maternelle dans les limites des possibilités offertes par le système éducatif. Ces droits sont garantis par la création du nombre nécessaire d’établissem*nts d’enseignement, de classes et de groupes pertinents, de même que par la mise en place des conditions nécessaires à leur fonctionnement.

345. Durant l’année scolaire 2014-2015, 54 établissem*nts d’enseignement de la « République de Crimée » proposèrent des cours en ukrainien et 62 établissem*nts d’enseignement proposèrent des cours en tatar de Crimée.

346. Durant cette année scolaire, l’enseignement et l’apprentissage de l’ukrainien et du tatar de Crimée purent avoir lieu dans ces établissem*nts d’enseignement à la demande des parents (ou des représentants légaux).

347. En 2014-2015, aucun ouvrage pédagogique ou méthodologique ne fut saisi dans les établissem*nts d’enseignement de la « République de Crimée ». Les établissem*nts d’enseignement de la « République » utilisèrent les manuels figurant sur le registre des publications recommandées pour les besoins pédagogiques par le ministère de l’Éducation de la Fédération de Russie.

348. Durant l’année scolaire 2014-2015, la « République de Crimée » comptait 586 établissem*nts d’enseignement général, accueillant 184 869 enfants. 1 990 élèves (1,1 %) étudièrent en ukrainien, 4 895 (2,7 %) en tatar de Crimée et 177 984 (96,2 %) en russe.

349. Durant l’année scolaire 2013-2014, 12 694 (7,2 %) élèves avaient étudié en ukrainien, 5 551 (3,1 %) en tatar de Crimée et 158 174 (89,7 %) en russe.

350. Durant l’année scolaire 2014-2015, la langue ukrainienne et la langue tatare de Crimée furent étudiées par 39 150 et 21 420 élèves respectivement, soit dans le cadre des programmes d’enseignement général mis en œuvre par les établissem*nts d’enseignement, en tant que matière obligatoire ou optionnelle, soit dans le cadre d’activités périscolaires.

351. Actuellement, en « République de Crimée », quinze établissem*nts d’enseignement général proposent un enseignement en tatar de Crimée, et sur les sept écoles ukrainophones qui y fonctionnèrent durant l’année scolaire 2013-2014, six sont encore en activité. Ces écoles proposent des cursus en ukrainien mais également en russe.

352. En résumé, des cursus en tatar de Crimée et en ukrainien sont proposés dans les écoles où la langue principale d’enseignement est le russe. Les langues ukrainienne et tatar de Crimée et leur littérature respective sont étudiées à l’aide de manuels publiés en Ukraine.

353. En 2015, le ministère de l’Éducation, de la Science et de la Jeunesse de la « République de Crimée » commanda à la maison d’édition JSC Prosveshchenie plus de soixante manuels scolaires en tatar de Crimée et en ukrainien pour les écoles publiques.

354. Les employés de la maison d’édition collaborèrent avec des spécialistes criméens pour l’élaboration et la distribution pour l’année scolaire 2015‑2016 des manuels des principales matières destinés aux classes 1 à 9. Plus précisément, les manuels furent traduits et révisés par les autorités criméennes, et la maison d’édition fut chargée de la mise en page, de l’impression et de la livraison des ouvrages. La Maison d’Édition du Livre Tatar (établie à Kazan) participa également à l’élaboration des manuels. La maison d’édition Prosveshchenie avait déjà eu une expérience réussie de traduction et de publication de manuels en collaboration avec la Maison d’Édition du Livre Tatar.

355. Dans le « Complexe éducatif de Yalta no 15 », un établissem*nt d’enseignement public municipal situé dans le district urbain de Yalta, en « République de Crimée », huit classes (128 élèves) étudièrent en ukrainien et quatorze (227 élèves) en russe durant l’année scolaire 2014-2015. Tous les élèves de l’école bénéficièrent en outre de cours de langue ukrainienne.

356. En septembre 2014, compte tenu du nombre d’étudiants, trois départements de la Faculté de philologie ukrainienne (linguistique ukrainienne, culture de la langue, et théorie et histoire de la littérature ukrainienne) de l’Université nationale de Tavria, nommée d’après V.I. Vernadsky, furent rattachés au département de philologie ukrainienne de la Faculté de philologie et de journalisme slaves.

357. Depuis janvier 2015, le département de philologie ukrainienne de la Faculté de philologie et de journalisme slaves est rattaché à l’Académie de Tavria de l’établissem*nt public autonome fédéral d’enseignement supérieur « Université fédérale de Crimée nommée en l’honneur de V.I. Vernadsky », et ses professeurs assurent les enseignements de la matière principale « Langue et littérature ukrainiennes », ainsi que les enseignements 10.02.03 « Langues slaves (langue ukrainienne) » et 10.01.03 « Littérature des pays et peuples étrangers (littérature ukrainienne) » destinés aux étudiants de troisième cycle.

358. Il faut conclure de ce qui précède que, en « République de Crimée », les autorités ont mis en place à l’Université fédérale de Crimée les conditions requises pour que la langue et la littérature ukrainiennes fassent l’objet de travaux éducatifs, pédagogiques, scientifiques, culturels et de recherche.

359. Les manuels que la maison d’édition JSC Prosveshchenie a fournis à la « République de Crimée » et à la ville de Sébastopol pour l’année scolaire 2014-2015 présentaient de manière suffisamment complète les questions géographiques, historiques et culturelles propres à l’Ukraine et à la Crimée.

360. Durant l’année scolaire 2014‑2015, 673 enseignants des établissem*nts d’enseignement général de la « République de Crimée » enseignèrent la langue et la littérature ukrainiennes. L’enseignement professionnalisant complémentaire dispensé dans le cadre du programme de reconversion professionnelle « Philologie – Langue et littérature russes » fut assuré par 564 professeurs de langue et de littérature ukrainiennes.

361. En mai et juin 2014, afin d’élaborer leurs programmes pédagogiques d’établissem*nt pour l’année scolaire 2014‑2015, les directeurs de l’ensemble des établissem*nts d’enseignement général de la ville de Sébastopol (soixante-treize au total) menèrent auprès des parents d’élèves une enquête écrite visant à sonder leurs souhaits et leurs besoins en matière d’apprentissage de l’ukrainien pour l’année scolaire suivante (2014‑2015). Conformément aux résultats de cette enquête, l’ukrainien fut ensuite enseigné dans quarante-sept établissem*nts d’enseignement général de la ville, selon les modalités suivantes : en tant que matière dans neuf établissem*nts ; en tant qu’option, et en tant que matière dans des classes distinctes, dans neuf établissem*nts ; dans le cadre de clubs dans trois établissem*nts ; et en tant qu’enseignement périscolaire dans vingt-six établissem*nts. Dans l’ensemble, 15,2 % de tous les élèves (de la 1ère à la 11e année) de la ville de Sébastopol étudièrent l’ukrainien : 2,5 % étaient des élèves de la 1ère à la 4e année ; 9,8 % étaient des élèves de la 5e à la 9e année et 2,9 % étaient des élèves de la 10e à la 11e année.

362. Durant l’année scolaire 2014‑2015, la langue tatare de Crimée fut enseignée dans quatre établissem*nts d’enseignement général de la ville : elle fut enseignée en tant que matière et en tant qu’option dans un établissem*nt d’enseignement (l’établissem*nt d’enseignement secondaire public no 46), et en tant qu’enseignement périscolaire dans trois établissem*nts (les établissem*nts d’enseignement secondaire publics nos 47, 52 et 55). Cette matière fut étudiée par 281 élèves.

363. Les élèves se virent fournir des manuels figurant sur le registre fédéral des publications recommandées par l’État pour les besoins pédagogiques des programmes d’enseignement primaire et élémentaire ainsi que pour l’enseignement général obligatoire.

364. Selon les informations fournies par les autorités de la ville de Sébastopol, 280 enseignants enseignèrent la langue et la littérature ukrainiennes dans les établissem*nts d’enseignement général de cette ville durant l’année scolaire 2013-2014.

365. Au cours de l’année scolaire 2014-2015, soixante et un de ces 280 enseignants ont quitté leur poste, cent treize ont occupé d’autres postes d’enseignant dans des écoles de la ville, dix-neuf étaient en congé maternité, un est décédé (qui exerçait à l’école secondaire no 43) et quatre-vingt-six ont enseigné l’ukrainien. Parmi les professeurs de langue et de littérature enseignant l’ukrainien : huit enseignèrent uniquement la langue ukrainienne ; soixante-cinq combinèrent leur poste de professeur de langue et de littérature ukrainiennes avec un autre poste spécialisé (professeur de langue et de littérature russes : vingt-six ; directeur adjoint : sept ; professeur de langue en périscolaire : sept ; professeur de primaire : cinq ; professeur d’anglais : quatre ; éducateur social : quatre ; animateur : trois ; professeur d’études sébastopoliennes : deux ; professeur des fondements des cultures religieuses et de l’éthique laïque : deux ; responsable de club : deux ; professeur d’arts plastiques : un ; professeur de culture des arts du monde : un ; bibliothécaire d’établissem*nt : un), et treize d’entre eux combinèrent leur poste de professeur de langue ukrainienne avec deux autres postes.

366. Au cours de l’année scolaire 2013-2014, des enseignants de langue ukrainienne exercèrent dans des établissem*nts d’enseignement secondaire professionnel ou supérieur. Depuis le 1er septembre 2014, treize enseignants ont quitté leur emploi et vingt-deux sont toujours en poste. Quinze d’entre eux enseignent d’autres matières et sept suivent des cours de perfectionnement.

i) Sur la conformité à l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention de l’établissem*nt d’une frontière d’État entre la « République de Crimée » et l’Ukraine

367. Conformément à l’article 27 de la loi no 4730-1 de la Fédération de Russie du 1er avril 1993 sur la frontière d’État de la Fédération de Russie, la gestion étatique de la protection et de la sécurité de la frontière et l’organisation du service des gardes-frontières sont assurées par l’organe exécutif fédéral compétent en matière de sécurité (les autorités frontalières qui protègent et sécurisent la frontière d’État font partie du service fédéral de sécurité).

368. Selon l’article 3 de la loi constitutionnelle fédérale no 6‑FKZ, le territoire de la « République de Crimée » et celui de la « ville fédérale de Sébastopol » sont définis par les frontières du territoire de la « République de Crimée » et de celui de la « ville fédérale de Sébastopol » tels qu’ils existaient à la date de l’intégration de la « République de Crimée » dans la Fédération de Russie et de la création de nouveaux sujets de la Fédération.

369. La frontière terrestre de la « République de Crimée » adjacente au territoire de l’Ukraine est la frontière d’État de la Fédération de Russie.

370. Selon l’article 1 de la loi no 4730-1 de la Fédération de Russie du 1er avril 1993, la frontière d’État de la Fédération de Russie est la ligne, et la surface verticale courant le long de cette ligne, qui définit les limites du territoire de l’État (surface terrestre, eaux, sous-sol et espace aérien) de la Fédération de Russie, c’est-à-dire la limite géographique de la souveraineté de l’État de la Fédération de Russie.

371. La protection de la frontière d’État garantit les intérêts vitaux des personnes, de la société et de l’État sur la frontière et dans le territoire frontalier (la zone frontalière, la partie russe des eaux des cours d’eau, lacs et autres étendues d’eau frontaliers, les eaux maritimes intérieures et les mers territoriales de la Fédération de Russie, les postes-frontières de la frontière d’État, ainsi que les territoires des districts administratifs et des villes, des équipements, des stations de soins, des zones naturelles spécialement protégées, et des autres territoires adjacents à la frontière d’État, la zone frontalière, les rives des cours d’eau, lacs et autres étendues d’eau frontaliers, et les côtes et postes-frontières maritimes) et est assurée par toutes les autorités exécutives fédérales selon les compétences que la législation de la Fédération de Russie leur attribue.

372. La protection de la frontière d’État fait partie intégrante de la sécurité de la frontière d’État et est assurée par les autorités frontalières du Service fédéral de sécurité sur le territoire frontalier, par les forces armées de la Fédération de Russie dans l’espace aérien et sous-marin, ainsi que par d’autres forces (organes) ayant vocation à assurer la sécurité de la Fédération de Russie dans les cas et selon les modalités fixés par la législation de la Fédération de Russie. La protection de la frontière d’État est mise en œuvre dans le but d’empêcher que des changements illégaux soient apportés au tracé de la frontière d’État et d’assurer le respect par les personnes physiques et morales du régime frontalier, du régime applicable à la frontière d’État ainsi que du régime applicable aux postes-frontières de la frontière d’État.

373. La délimitation des zones maritimes de la mer Noire et de la mer d’Azov a été effectuée sur le fondement des traités internationaux de la Fédération de Russie et des règles et principes du droit international.

j) L’absence de pratique administrative contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention et avec l’article 2 du Protocole no 4 consistant à persécuter les Tatars de Crimée

374. Les autorités de la Fédération de Russie ont déclaré que rien n’indiquait que les Tatars de Crimée, les militants criméens, les ressortissants ukrainiens, les militants ukrainiens ou les journalistes des médias ukrainiens eussent fait l’objet de discrimination dans le cadre d’enquêtes pénales ou de procédures administratives.

375. Selon les documents disponibles, sur les 4 920 personnes ayant fait l’objet d’une condamnation pénale en 2014, 3 694 (75 %) étaient des Russes, 527 (10,7 %) des Ukrainiens, 177 (3,6 %) des Tatars de Crimée et 250 (5,1 %) des Tatars.

376. En particulier, 157 Russes (65,4 %), 39 Ukrainiens (16,3 %), 8 Tatars de Crimée (3,3 %) et 17 Tatars (7,1 %) furent déclarés coupables d’infractions particulièrement graves ; 818 Russes (75,1 %), 125 Ukrainiens (11,9 %), 37 Tatars de Crimée (3,4 %) et 55 Tatars (5,1 %) furent déclarés coupables d’infractions graves ; 1 323 Russes (76,3 %), 121 Ukrainiens (10,4 %), 52 Tatars de Crimée (3 %) et 91 Tatars (5,2 %) furent déclarés coupables d’infractions modérément graves ; 1 395 Russes (75 %), 182 Ukrainiens (9,8 %), 80 Tatars de Crimée (4,3 %) et 87 Tatars (4,7 %) furent déclarés coupables d’infractions mineures.

377. En outre, il a été établi que, sur les 10 129 personnes ayant fait l’objet d’une condamnation pénale en 2015, 7 954 (78,5 %) étaient des Russes, 764 (7,5 %) des Ukrainiens, 458 (4,5 %) des Tatars de Crimée et 478 (4,7 %) des Tatars. 301 Russes (68,1 %), 46 Ukrainiens (10,4 %), 43 Tatars de Crimée (9,7 %) et 16 Tatars (3,6 %) furent déclarés coupables d’infractions particulièrement graves ; 1 341 Russes (78 %), 118 Ukrainiens (6,9 %), 71 Tatars de Crimée (4,1 %) et 89 Tatars (5,1 %) furent déclarés coupables d’infractions graves ; 2 849 Russes (81,1 %), 241 Ukrainiens (6,9 %), 134 Tatars de Crimée (3,8 %) et 143 Tatars (4,1 %) furent déclarés coupables d’infractions modérément graves ; 3 467 Russes (77,7 %), 359 Ukrainiens (8,1 %), 210 Tatars de Crimée (4,7 %) et 225 Tatars (5 %) furent déclarés coupables d’infractions mineures.

378. Le 23 janvier 2015, le parquet de la République, en vertu de l’article 37 § 2 point 2) du CPPFR, transmit le dossier de l’affaire au service d’enquête central du comité d’investigation de la Fédération de Russie pour la « République de Crimée », afin que celui-ci examine les suites à donner aux poursuites pénales dirigées contre E.E. Bariev, S.A. Kadyrov et A.M. Suleymanov, les coordinateurs de l’organisation « Comité pour la protection des droits du peuple tatar de Crimée », et fondées sur l’article 239 § 2 (création d’une organisation non commerciale portant atteinte aux droits de la personnalité et aux droits des citoyens) et sur l’article 282 § 2 (incitation à la haine ou à l’hostilité, et atteinte à la dignité humaine) du CPFR.

379. Au cours de l’enquête, il a été établi que, le 17 janvier 2015, la 2e Conférence pancriméenne sur la protection des droits des Tatars de Crimée se tint dans les locaux du complexe hôtelier de Marakand, situé au 17, rue Vorovskogo, ville de Simferopol, « République de Crimée ». E.E. Bariev, S.A. Kadyrov et A.M. Suleymanov furent les organisateurs de la conférence et y participèrent personnellement.

380. Au cours de la conférence, E.E. Bariev, S.A. Kadyrov et A.M. Suleymanov, appelant à des actions destinées à porter atteinte à l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie, lancèrent un appel au président ukrainien de l’époque, P.A. Porochenko, au secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, et au président turc, R.T. Erdoğan, dans lequel ils dénonçaient un harcèlement de la population tatare de Crimée par la Fédération de Russie et une politique d’agression menée par les autorités étatiques contre les ressortissants non slaves, et sollicitaient leur aide pour empêcher que de jeunes Tatars de Crimée fussent appelés à servir dans les forces armées de la Fédération de Russie.

381. Au cours de l’enquête, Mustafa Maushev, Kurtseit Abdulaev, Gulnara Seitumerova, Rishat Armametov et Kamil Kadurov furent interrogés, parmi d’autres personnes.

382. Le 24 février 2015, l’enquêteur du service d’enquête central du comité d’investigation de la Fédération de Russie pour la « République de Crimée » prit, sur le fondement de l’article 24 § 1 point 2) du CPPFR, la décision de refuser d’ouvrir une procédure pénale.

383. Cette décision procédurale n’a pas été annulée.

384. Par conséquent, E.E. Bariev, S.A. Kadyrov et A.M. Suleymanov n’ont pas fait l’objet de poursuites pénales à raison de leur participation à la 2e Conférence pancriméenne sur la protection des droits des Tatars de Crimée.

2. Requête no 38334/18

385. Les faits tels qu’exposés par le gouvernement requérant figurent dans la partie 1 ci-dessous (paragraphes 386 et suivants) et ceux exposés par le gouvernement défendeur dans la partie 2 ci-dessous (paragraphes 774 et suivants).

1. Les faits de la cause tels qu’exposés par le gouvernement requérant

386. Les faits exposés par le gouvernement requérant sont pour l’essentiel tirés de son formulaire de requête déposé le 10 août 2018, de sa demande de mesures provisoires présentée le 10 août 2018 puis complétée, et dans une certaine mesure de ses observations communiquées le 28 février 2022 et le 30 janvier 2023. La version des faits livrée par le gouvernement requérant relate surtout différents faits survenus en Crimée mais aussi d’autres survenus ailleurs en Ukraine ou sur le territoire de la Fédération de Russie et elle concerne des ressortissants ukrainiens (M. Shur ayant acquis la nationalité ukrainienne après son arrestation et sa condamnation – voir paragraphe 752 ci-dessous). Le gouvernement requérant expose ces faits séparément et, dans les premières parties du présent arrêt, la Cour a elle aussi évoqué les faits se rapportant aux individus et aux groupes d’individus dont le gouvernement requérant fait mention. Ce dernier fait une distinction entre les faits survenus en Crimée (chapitres a) à f) ci-dessous) et ceux survenus en Fédération de Russie (chapitres g) à m) ci-dessous).

387. Le gouvernement requérant soutient que, depuis le début de l’année 2014, sont apparus divers cas de privations illégales de liberté, d’inculpations, de mauvais traitements et de condamnations d’Ukrainiens à raison de leurs idées, de l’expression de leurs opinions, de leurs positions politiques ou de leurs activités pro-ukrainiennes. Il affirme que, en Crimée, « après l’occupation de la péninsule par la Fédération de Russie », les autorités locales se sont servies de la législation russe de lutte contre l’extrémisme, le séparatisme et le terrorisme pour arrêter des militants tatars de Crimée et ukrainiens. Il ajoute qu’un certain nombre de personnes ont été capturées par des supplétifs russes de la « République populaire de Louhansk » (« RPL ») et de la « République populaire de Donetsk » (« RPD ») puis remises aux autorités russes à des fins de poursuites. Il allègue enfin qu’un certain nombre d’Ukrainiens ont été attirés par les autorités russes vers la Russie ou vers un territoire sous contrôle russe, ou sont entrés en Russie à diverses fins régulières avant d’être détenus, torturés afin de livrer des aveux et condamnés par les tribunaux russes pour des infractions montées de toutes pièces. Le nombre de personnes appartenant à cette catégorie, dites « prisonniers politiques », s’élève selon lui à au moins 71 au mois de juin 2018 (A 451) et 203 au mois de décembre 2022 (A 454).

a) Persécution de Tatars de Crimée

1. « L’affaire du 26 février 2014 »

388. Le 25 février 2014, 400 militants pro-russes bloquèrent le bâtiment du Conseil suprême de la RAC à Simferopol, demandant la tenue d’une session extraordinaire et un vote sur l’organisation d’un référendum sur l’indépendance de la Crimée (A 463). En réponse, le président du Conseil suprême de la RAC, M. Vladimir Konstantinov, annonça qu’une session extraordinaire se tiendrait le 26 février 2014. Le Parti de l’unité russe (Русское единство) organisa pour le 26 février un rassemblement devant le bâtiment du Conseil suprême de la RAC afin de « s’opposer à la déstabilisation de la situation, [et de] préserver et étendre l’autorité de la République de Crimée » (A 456).

389. Le même jour, le Mejlis du peuple tatar de Crimée organisa, pour le 26 février aussi, un rassemblement distinct afin d’« empêcher le Conseil suprême de la RAC d’adopter des décisions visant à déstabiliser la situation en [République autonome de Crimée] », compte tenu des affrontements antérieurs qui dégénéraient entre les membres actifs des forces pro‑ukrainiennes et des forces pro-russes en Crimée et parce qu’il y avait de bonnes raisons de croire que M. Konstantinov, un sympathisant notoire de la Russie, tenterait de forcer le Conseil suprême de la RAC à adopter un texte tendant à ce que la Crimée fît sécession de l’Ukraine (A 455).

390. Le Parti de l’unité russe et le Mejlis avisèrent les autorités locales des rassemblements : le 25 février 2014 pour le premier et le 26 février 2014, à 9 h 15, pour le second.

391. Le 26 février 2014, les deux rassemblements convergèrent, provoquant des affrontements à proximité des locaux du Conseil suprême de la RAC. Plusieurs Tatars de Crimée pénétrèrent de force dans le bâtiment mais repartirent après avoir appris le report de la session extraordinaire.

392. Le gouvernement requérant soutient que, si les événements du 26 février 2014 se sont produits « sur le territoire ukrainien avant l’annexion de la Crimée par la Fédération de Russie », les autorités russes ont ouvert une enquête sur ces faits, qu’elles ont qualifiés de « troubles de masse », au motif qu’au moins deux des soixante-dix-neuf personnes blessées lors des heurts avaient la nationalité russe. Dans le cadre de cette procédure pénale, des accusations furent portées contre plusieurs Tatars de Crimée ayant participé aux rassemblements, notamment MM. Akhtem Chiygoz, Mustafa Dehermendzhi, Taliat Yunusov et Eskender Nebiyev.

393. Ces personnes furent arrêtées et incarcérées dans la maison d’arrêt de Simferopol (« le SIZO de Simferopol ») et elles séjournèrent dans des « conditions de détention terribles » (A 464, A 466-467, A 486, A 491).

α) Akhtem Chiygoz

394. M. Akhtem Chiygoz, vice-président du Mejlis, fut arrêté le 29 janvier 2015 par un enquêteur et accusé, sur la base de l’article 212 § 1 du CPFR, d’avoir organisé des troubles de masse. Le même jour, il fut placé en détention provisoire par le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol », qui prolongea ensuite cette mesure préventive à plusieurs reprises jusqu’à sa condamnation. La « Cour suprême de la République de Crimée » ouvrit un procès le 24 décembre 2015, mais le 15 février 2016, elle renvoya l’affaire au « parquet » pour complément d’enquête. Une fois saisie à nouveau, elle ordonna la disjonction du procès pénal de M. Chiygoz et de ceux des autres accusés. Le 11 septembre 2017, elle déclara M. Chiygoz coupable d’organisation de troubles de masse et le condamna à huit ans d’emprisonnement en colonie pénitentiaire de régime de droit commun (A 468 et suivants) Le 25 octobre 2017, M. Chiygoz fut extradé vers la Türkiye (A 474).

β) Mustafa Dehermendzhi

395. M. Mustafa Dehermendzhi fut arrêté le 7 mai 2015 dans le village de Hrushivka par une unité armée des forces de sécurité russes. Le 8 mai 2015, sur la base de l’article 212 § 2 du CPFR, il fut inculpé de participation à des troubles de masse. Le même jour, il fut placé en détention provisoire par le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol », qui prolongea cette mesure préventive à plusieurs reprises. Le 6 avril 2017, M. Dehermendzhi fut assigné à résidence, mesure qui fut ensuite prolongée jusqu’au 7 mai 2018. Le 19 juin 2018, il fut déclaré coupable de ce chef d’accusation et condamné à quatre ans et six mois d’emprisonnement avec sursis assorti d’une mise à l’épreuve (A 475 et suivants) Au cours des audiences, M. Dehermendzhi déclara que les enquêteurs l’avaient soumis à des pressions psychologiques afin de le faire avouer l’infraction qui lui était reprochée.

γ) Taliat Yunusov

396. M. Taliat Yunusov fut arrêté le 11 mars 2015 à son domicile, dans le village de Yastrubivka, par des hommes armés et masqués au motif qu’il avait participé au rassemblement du 26 février 2014, au cours duquel il infligea des blessures corporelles à une autre personne (A 488). Il fut placé en détention provisoire pendant deux mois, puis libéré sous caution. Le 19 novembre 2015, il demanda l’examen de l’affaire dans le cadre d’une procédure accélérée sur la base d’une transaction pénale qu’il avait préalablement conclue. Le 28 décembre 2015, sur la base de cette transaction, le « tribunal du district central de Simferopol » le déclara coupable de participation à des troubles de masse et le condamna à trois ans et six mois d’emprisonnement avec sursis assorti d’une mise à l’épreuve (A 487).

δ) Eskender Nebiyev

397. M. Eskender Nebiyev fut arrêté le 22 avril 2015 puis accusé de participation à des troubles de masse le 26 février 2014. Le même jour, il fut placé en détention provisoire jusqu’au 18 juin 2015, date à laquelle il fut libéré sous caution. Le 9 octobre 2015, il fut de nouveau arrêté. Le 12 octobre 2015, le « tribunal du district central de Simferopol » le jugea dans le cadre d’une procédure accélérée en application d’une transaction pénale qu’il avait préalablement conclue. Il déclara M. Nebiyev coupable de participation à des troubles de masse, sur la base de cette transaction, et le condamna à deux ans et six mois d’emprisonnement avec sursis assorti d’une mise à l’épreuve (A 489 et suivants).

2. « L’affaire du 3 mai 2014 »

398. Le 2 mai 2014, M. Mustafa Dzhemilev, un ancien prisonnier politique et député ukrainien, l’un des principaux leaders de la communauté tatare de Crimée et ancien président du Mejlis, se vit interdire l’entrée en Crimée. Le 3 mai 2014, plusieurs milliers de Tatars de Crimée vinrent à sa rencontre au poste de contrôle d’Armiansk, à la frontière administrative entre la région ukrainienne de Kherson et la Crimée. Ils furent confrontés à la police anti-émeute russe (OMON) et apparemment aussi à la Berkout – une unité spéciale de la police – ainsi qu’aux forces de police de Crimée. Il y eut un face-à-face tendu, avec quelques échauffourées, mais sans aucun incident majeur. Il fut décidé que M. Dzhemilev retournerait à Kyiv afin d’éviter les effusions de sang. La seule infraction effectivement signalée à l’époque fut le blocage des routes menant au poste de contrôle d’Armiansk (A 501).

399. Le 4 mai 2014, une enquête pénale fut ouverte au sujet de manifestations publiques illégales tenues par les Tatars de Crimée à Armiansk et plusieurs participants en furent jugés pénalement responsables. En outre, environ 200 personnes furent condamnées à des amendes d’un montant allant de 10 000 à 40 000 RUB pour des infractions administratives de « rassemblement non autorisé » et de « refus d’obtempérer » (A 501).

α) Edem Mustafaevich Osmanov

400. Le 19 janvier 2015, M. Osmanov fut arrêté par les forces de police criméennes dans le cadre des événements du 3 mai 2014 (A 494), alors qu’il voyageait avec sa famille. Le 20 janvier 2015, il fut inculpé, sur la base de l’article 318 § 1 du CPFR, de violences commises contre un agent public dans l’exercice de ses fonctions (A 493). Du 20 janvier au 25 février 2015, il fut détenu au SIZO de Simferopol (A 493), d’où il fut libéré moyennant garantie personnelle. Pour sa défense, il affirma que, lors de l’une des échauffourées, il avait repoussé une agression commise par un membre des forces spéciales de police. Le 7 décembre 2015, la « cour d’Armyansk » le déclara coupable de violences contre un agent public et le condamna à une peine d’un an de prison avec sursis assortie d’une période probatoire d’un an (A 495).

β) Tair Izetovich Smedlyaiev

401. Le 22 octobre 2014, M. Smedlyaiev fut arrêté dans le cadre des événements du 3 mai 2014. Plusieurs policiers l’interpellèrent et l’avisèrent que sa voiture avait été mêlée à un accident de la route. Après avoir examiné les documents présentés par M. Smedlyaiev, ils le forcèrent, lui et son fils aîné, à monter dans une mini-fourgonnette. Le fils aîné fut ensuite libéré (A 500). M. Smedlyaiev fut accusé, sur la base de l’article 318 § 1 du CPFR, de violences contre un agent public dans l’exercice de ses fonctions. Du 24 octobre au 11 décembre 2014, il fut détenu au SIZO de Simferopol (A 498). Lors de l’enquête préliminaire, il fut contraint d’avouer l’infraction qui lui était reprochée mais, au procès, il se rétracta. Le 10 décembre 2015, la « cour d’Armyansk » le déclara coupable de violences contre un agent public et le condamna à deux ans d’emprisonnement avec sursis (A 499).

3. Ilmi Umerov

402. M. Umerov était auparavant le directeur de l’administration du district de Bakhchisaray en Crimée et le vice-président du Mejlis. Selon le gouvernement requérant, « depuis le début de l’occupation russe de la Crimée en février 2014, M. Umerov a vivement critiqué l’occupation et la persécution par l’administration russe des Tatars de Crimée, une minorité ethnique ouvertement opposée à l’occupation de la Crimée par la Russie ».

403. Le 12 mai 2016, M. Umerov fut arrêté à Bakhchisaray pour avoir appelé publiquement, avec l’aide des médias et des réseaux d’information et de télécommunications (y compris l’Internet), à des actions visant à violer l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie, une infraction réprimée par l’article 280.1 § 2 du CPFR. La procédure pénale fut ouverte deux semaines après que le Mejlis avait été interdit en avril 2016 comme étant une « organisation extrémiste » (A 512). Les chefs d’accusation évoquaient une interview diffusée en direct par la chaîne de télévision tatare de Crimée ATR en mars 2016, au cours de laquelle M. Umerov avait déclaré que la Crimée devait être restituée à l’Ukraine (A 514). Les enquêteurs soutenaient plus précisément que M. Umerov avait menacé l’intégrité territoriale de la Russie en disant ceci : « [i]l est important que la Russie quitte la Crimée, le Donbas et Lougansk s’il est possible de rétablir les anciennes frontières de l’Ukraine ». M. Umerov fut libéré le même jour et interdit de quitter le territoire de la Crimée pendant l’instruction et le procès (A 505).

404. Le 11 août 2016, le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol » ordonna un examen de l’état mental de M. Umerov. À l’audience, ce dernier tomba malade en raison d’une hypertension artérielle et fut admis dans un hôpital local. Le 18 août 2016, malgré son traitement en cours à l’hôpital pour hypertension, il fut transféré de force dans un établissem*nt psychiatrique de Crimée pour y subir un examen de son état mental. Il lui était initialement interdit de voir ses proches et ses avocats ainsi que de recevoir des colis ou d’utiliser un téléphone. Le 24 août 2016, l’état de santé de M. Umerov se détériora (A 513). Le 7 septembre 2016, un collège de médecins légistes fit une expertise médico-légale attestant que M. Umerov n’était pas aliéné au moment où il avait commis l’infraction alléguée. Le 21 septembre 2016, l’enquêteur rejeta une demande des avocats de M. Urmerov tendant à lever la mesure préventive qui lui avait été imposée, ce afin qu’il puisse être soigné d’urgence en Ukraine (A 506-507).

405. Le 28 septembre 2016, M. Umerov fut déclaré coupable, sur la base de l’article 20.28 § 1 du code des infractions administratives de la Fédération de Russie (« le CIAFR »), d’avoir organisé les activités d’une association frappée d’une suspension d’activités, au motif qu’il avait participé à une réunion du Mejlis tenue le 22 mai 2016 (A 511).

406. En janvier 2017, des agents du FSB en Crimée arrêtèrent N.P., l’un des avocats de M. Umerov. Le FSB appréhenda N.P. et l’interrogea au sujet de M. Umerov pendant plus de deux heures. L’avocat refusa de répondre aux questions des enquêteurs, opposant le secret professionnel, mais le FSB l’avisa néanmoins qu’il était devenu un témoin dans l’affaire et qu’un juge lui avait donc interdit de représenter M. Umerov (A 509).

407. Le 27 septembre 2017, le « tribunal de district de Simferopol » déclara M. Umerov coupable des faits en cause et le condamna à deux ans d’emprisonnement en colonie pénitentiaire et à une interdiction de mener toute activité publique, y compris tout contact avec les médias (A 510).

408. Le 25 octobre 2017, M. Umerov fut extradé vers la Türkiye, qui le renvoya vers l’Ukraine dans le cadre d’un accord politique conclu entre les deux pays (A 474).

b) Persécution de militants d’Euromaïdan

409. Plusieurs participants actifs aux manifestations d’Euromaïdan furent arrêtés puis condamnés en définitive à des peines d’emprisonnement.

1. Oleksandr Kostenko

410. Ancien employé du département local du ministère de l’Intérieur à Simferopol, M. Kostenko participa aux manifestations d’Euromaïdan à Kyiv.

411. Le 5 février 2015, M. Kostenko fut arrêté en Crimée et torturé pendant plus de vingt-quatre heures par des agents du FSB avant que son arrestation ne fût officiellement actée. Il fut grièvement blessé, subissant notamment une fracture du bras cassé qui ne fut pas été correctement soignée, si bien qu’il risquait de devenir totalement handicapé. La blessure au bras de M. Kostenko n’était pas guérie à la date de sa libération en août 2018, et nécessite toujours des soins médicaux.

412. Bien qu’ayant été représenté par un avocat commis d’office, M. Kostenko fit des « aveux » et déclara qu’il avait été battu dans la rue par des individus non identifiés. Il rétracta ses déclarations auto-incriminantes dès qu’il eut accès à un avocat de son choix. Son avocat entreprit, en vain, des démarches tendant à obtenir l’ouverture d’une enquête pénale concernant à la fois les premiers actes de torture et les mauvais traitements ultérieurs infligés à son client pendant sa détention (A 516).

413. M. Kostenko fut accusé, sur la base de l’article 115 § 2 b) du CPFR, d’avoir infligé des blessures corporelles mineures à un membre des forces spéciales de la Berkout à Kyiv, lors des manifestations d’Euromaïdan, le 18 février 2014. Par la suite, il fut également inculpé de port illégal d’arme à feu et de détention de pièces d’armes à feu ou de munitions, une infraction réprimée par l’article 222 § 1 du CPFR, après que les enquêteurs eurent trouvé un canon de fusil lors d’une perquisition à son domicile.

414. Le 15 mai 2015, le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol » déclara M. Kostenko coupable des deux chefs d’accusation et le condamna à quatre ans d’emprisonnement. La peine fut ultérieurement réduite à trois ans et six mois d’emprisonnement. À l’exception des aveux de M. Kostenko au stade de l’enquête préliminaire qui furent obtenus par la torture et de la déposition d’un témoin anonyme (selon laquelle M. Kostenko lui avait « dit que dans les sous-sols de l’administration de la « Gestapo » de la ville de Kyiv, il [avait] torturé et tué des gens, des civils comme des policiers »), les seules preuves à charge étaient les témoignages d’anciens employés de la Berkout qui étaient reconvertis dans la police russe et clairement intéressés par sa condamnation (A 515).

415. Le 21 juin 2015, M. Kostenko fut placé en cellule disciplinaire (SHIZO) pour des motifs « fabriqués de toutes pièces » (A 516).

416. M. Kostenko fut incarcéré dans la colonie pénitentiaire no 5 de la région de Kirov, en Fédération de Russie. Avant sa libération le 3 août 2018, il avait été mis en isolement (A 517).

2. Andrii Kolomiyets

417. En 2015, M. Kolomiyets résidait temporairement dans la maison de sa compagne, Mme Z., en République de Kabardino-Balkarie (Fédération de Russie).

418. Le 15 mai 2015, la police perquisitionna la maison de sa compagne et découvrit à cette occasion un paquet contenant du cannabis dans un coffre‑fort qui appartenait à l’ex-époux de Mme Z. Le procès-verbal de perquisition n’en fit pas mention car Mme Z. avait expliqué que M. Kolomiyets n’avait aucune connaissance de ce coffre-fort (A 526).

419. Après la perquisition, M. Kolomiyets fut conduit au poste de police de Naltchik, officiellement pour y être interrogé sur ce qui était le but de sa présence sur le territoire de la Fédération de Russie. M. Kolomiyets et le parquet fournirent des versions différentes des faits postérieurs à l’interrogatoire. Le parquet affirma que M. Kolomiyets avait été libéré après avoir été interrogé, mais avait été de nouveau arrêté dans la nuit du 16 mai 2015 à Chehem, au motif que du cannabis avait été trouvé sur lui, tandis que M. Kolomiyets et sa compagne affirmèrent que ce dernier avait ensuite été continuellement maintenu en garde à vue (A 526).

420. Le 15 août 2015, M. Kolomiyets fut transféré au SIZO de Simferopol, en Crimée. Il parvint à engager un avocat avec l’aide du Groupe criméen pour les droits de l’homme, une ONG militant pour le respect et la sauvegarde des droits de l’homme en Crimée (A 526).

421. Soupçonné d’être membre d’une organisation nationaliste, l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (Українська повстанська армія, УПА – « UPA »), M. Kolomiyets fut accusé d’avoir lancé des co*cktails Molotov sur deux membres de l’unité spéciale de police de la Berkout le 20 janvier 2014 lors de la manifestation d’Euromaïdan, et d’avoir ainsi mis le feu à leurs uniformes. Il lui était reproché d’avoir agi avec l’intention de les tuer. Le droit russe fut jugé applicable à ces faits au motif que les policiers avaient la nationalité russe.

422. Le gouvernement requérant souligne ceci : i) l’organisation de l’UPA fut dissoute au milieu des années 1950 et ne fut jamais reconstituée ; ii) les policiers blessés lors des manifestations d’Euromaïdan étaient des ressortissants ukrainiens à l’époque des faits et n’acquirent la nationalité russe qu’ultérieurement ; et iii) aucune preuve ne fut apportée quant aux blessures qui avaient été infligées aux deux policiers (A 525).

423. À l’audience du 15 mars 2016, M. Kolomiyets admit avoir participé aux manifestations d’Euromaïdan mais nia toute intention de tuer les policiers. Il revint ainsi sur la déclaration auto-incriminante qu’il avait faite lors de l’enquête préliminaire, affirmant avoir été contraint de la signer. Il déclara qu’après avoir été arrêté le 15 mai 2015, des policiers l’avaient torturé dans le but de lui extorquer des aveux. Il ajouta que, dans la soirée du 16 mai 2015, des policiers l’avaient forcé à monter dans une voiture dans laquelle ils avaient placé de la drogue, et que des policiers l’avaient ensuite torturé en lui infligeant des décharges électriques (A 525). Aucun de ses avocats commis d’office ne firent le moindre cas des allégations de mauvais traitements qu’il avait faites au stade de l’enquête préliminaire et ils lui conseillèrent de plaider coupable (A 527).

424. La compagne de M. Kolomiyets déclara à l’audience qu’elle lui avait rendu visite quelques jours après son arrestation et qu’elle avait vu des marques sur son corps. Elle confirma que M. Kolomiyets lui avait dit qu’il avait été battu. Elle ajouta que la police l’avait également menacée de privation de ses droits parentaux sur ses enfants (A 526).

425. M. Kolomiyets demanda un examen médico-légal afin de vérifier la véracité des mauvais traitements qu’il alléguait, demande que rejeta le tribunal. En outre, son avocat adressa au procureur général adjoint, au directeur du bureau du ministère de l’Intérieur de la République de Kabardino-Balkarie et au directeur du Comité d’investigation de la République de Kabardino-Balkarie des lettres décrivant les tortures que M. Kolomiyets avait subies. Ces lettres restèrent sans réponse. M. Kolomiyets se plaignit, auprès des bâtonniers de la Crimée et de la République de Kabardino-Balkarie, d’une ineffectivité des avocats commis d’office dans son procès, mais ils y répondirent de façon succincte et sans apporter de précisions (A 529).

426. Le 10 juin 2016, le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol » déclara M. Kolomiyets coupable de tentative de meurtre contre au moins deux agents publics dans l’exercice de leurs fonctions, par haine politique et idéologique (infraction réprimée par l’article 30 § 3 a), b), e) et l) combiné avec l’article 105 § 2 du CPFR) et d’acquisition, de conservation et de transport illégaux de grandes quantités de drogues, sans aucune intention de les vendre (infraction réprimée par l’article 228 § 2 du CPFR), et le condamna à dix ans de prison (A 519). Le 27 octobre 2016, la « Cour suprême de la République de Crimée » confirma la peine (A 524).

427. Après sa condamnation, M. Kolomiyets fut transféré dans un établissem*nt pénitentiaire de régime strict à Krasnodar (Fédération de Russie), afin qu’il y purge sa peine. Son état de santé se détériora considérablement au cours de son séjour en prison (A 528 et A 531).

428. M. Kolomiyets fut placé en cellule disciplinaire à plusieurs reprises (en janvier 2017 et en février et mars 2018, A 503 et A 506). Pendant son séjour en cellule disciplinaire, des policiers interrogèrent des détenus ayant auparavant travaillé avec lui et leur demandèrent s’il était notoire parmi les détenus que M. Kolomiyets était un prisonnier politique ou s’il leur avait parlé de l’Ukraine et des manifestations d’Euromaïdan (A 530).

429. Durant son emprisonnement, M. Kolomiyets travailla presque sans relâche, en échange de cigarettes. Il subit des « pressions morales » en prison et bon nombre de ses codétenus eurent envers lui une attitude hostile en raison de sa nationalité et de ses opinions politiques (A 528).

3. Mykola Shyptur

430. M. Shyptur participa activement aux manifestations d’Euromaïdan.

431. Le 7 mars 2014, il arriva à Sébastopol en compagnie de MM. Serhiy Tkachuk et Vladislav Polishchuk afin de soutenir les festivités du 200e anniversaire de la naissance du poète ukrainien Taras Shevchenko, prévues pour le 9 mars 2014. Ils passèrent les deux premières nuits précédant l’événement à faire circuler des tracts évoquant « le caractère grotesque du soi-disant « référendum » dont la Russie se sert comme d’un écran de fumée pour annexer de force la Crimée ».

432. Le 9 mars 2014, après le rassemblement, M. Shyptur fut arrêté à Sébastopol par des membres des « forces d’autodéfense » de Crimée. Selon le récit des faits livré par MM. Tkachuk et Polishchuk, ceux-ci furent attaqués, alors qu’ils discutaient pacifiquement du rassemblement, par des Cosaques russes armés de fouets et par d’autres paramilitaires agressifs des forces d’autodéfense. Ils furent violemment battus par ces derniers mais, avec M. Shyptur et Mme C., ils parvinrent à regagner l’appartement que des militants locaux leur avaient loué. Leur récit aurait été entièrement corroboré par un correspondant de la BBC présent sur les lieux (A 541).

433. Mme C. sortit de l’appartement mais, vingt minutes plus tard, elle appela M. Shyptur pour lui demander de l’aide. M. Shyptur s’empara d’un pistolet (pour se défendre) et quitta l’appartement. Il trouva Mme C. entourée de paramilitaires et, pour tenter de leur échapper, tira quelques coups de semonce. M. Shyptur fut appréhendé et sévèrement battu tandis que Mme C. conduisit finalement les paramilitaires jusqu’à l’appartement.

434. La propagande diffusa un récit des faits sur une chaîne de télévision locale contrôlée par la Russie. Elle affirmait que des paramilitaires avaient raconté à un policier comment ils avaient « arrêté » la jeune femme et comment M. Shyptur avait commencé à tirer. Il ajoutait que les militants d’Euromaïdan s’étaient rendus coupables de « provocations » et que M. Shyptur avait ouvert le feu sur les paramilitaires.

435. M. Shyptur fut arrêté par un policier et une enquête fut ouverte contre lui pour tentative de meurtre visant des agents des forces d’autodéfense de Crimée. Il était qualifié de participant radical aux manifestations d’Euromaïdan. Aucun avocat ne lui fut désigné pour sa défense. M. Shyptur fut torturé à l’aide d’un pistolet à décharge électrique et ses doigts furent brisés. L’avocat qu’il avait retenu signala qu’il portait encore les marques des décharges électriques lors de leur première entrevue en 2016.

436. Le 28 avril 2015, le « tribunal du district Gagarine de Sébastopol » déclara M. Shyptur coupable de détention et port illégaux d’armes à feu et de munitions (article 222 § 1 du CPFR) et de tentative de meurtre d’une personne exerçant une activité publique avec mise en danger d’autrui (article 30 § 3 combiné avec l’article 105 § 2 b) et e) du CPFR). Il fut condamné à dix ans d’emprisonnement dans un établissem*nt pénitentiaire de régime strict.

437. Le 16 juin 2015, la « cour de Sébastopol », statuant en appel, écarta l’accusation de trafic d’armes et, pour des raisons procédurales, réduisit à neuf ans la peine infligée pour tentative de meurtre. La Cour suprême de la Fédération de Russie fut saisie d’un pourvoi en cassation qu’elle rejeta pour irrecevabilité le 28 octobre 2015.

438. Le 10 mai 2017, se fondant sur la Convention de 1983 sur le transfèrement des personnes condamnées, M. Shyptur demanda à la Médiatrice russe son transfèrement en Ukraine afin qu’il y purge sa peine (A 538).

439. À une date non précisée, M. Shyptur fut incarcéré à IK-1, un établissem*nt pénitentiaire de régime strict situé à Simferopol. Il fut placé avec une centaine de détenus dans un baraquement où les conditions sanitaires étaient épouvantables et où l’alimentation était inadéquate (A 540).

c) Le « procès d’un militant » – Volodymyr Balukh

1. Procédure administrative et procédure pénale

440. M. Volodymyr Balukh est un militant bien connu au niveau régional qui fut continuellement harcelé par les forces de l’ordre en raison de ses opinions politiques.

α) Procédure administrative

441. En juillet 2014, M. Balukh fut arrêté en Crimée par les forces de l’ordre russes, officiellement pour état d’ivresse en public, et placé en garde à vue pendant soixante-douze heures. Le « tribunal du district de Rozdolné » lui infligea une amende administrative d’un montant de 500 RUB. Le gouvernement requérant allègue que rien ne prouve que M. Balukh fût ivre (A 563). De plus, en 2015, la maison de M. Balukh fut perquisitionnée à deux reprises (A 542 et A 548), son permis de conduire et son passeport ukrainien furent saisis à ces occasions par les forces de l’ordre russes et il fut également condamné à une peine de détention administrative pour insulte à un policier (A 543).

β) Procédure pénale pour acquisition et possession illégales de munitions et d’explosifs

442. Le 29 novembre 2016, M. Balukh apposa sur sa maison une pancarte en hommage aux personnes tuées à Kyiv lors des manifestations d’Euromaïdan. Le même jour, le chef du conseil du village exigea que M. Balukh ôte la pancarte, menaçant d’appeler la police et disant à ce dernier que son « indépendantisme » aurait pour lui des conséquences fâcheuses, notamment la « découverte » d’armes ou de drogues à son domicile (A 548).

443. Le 8 décembre 2016, des agents du FSB perquisitionnèrent la maison de la compagne de M. Balukh au village de Serebryanka (district de Rozdolné). Lors de la perquisition, quatre-vingt-neuf cartouches de professionnel, dont dix-neuf prêtes à tirer, furent trouvées dans le grenier de la maison. Les autorités chargées de l’enquête n’auraient aucune preuve que les munitions découvertes dans le grenier appartenaient à M. Balukh (A 548 pour les conclusions de Memorial HRC).

444. Après la perquisition, M. Balukh fut arrêté et placé au centre de détention temporaire de Rozdolné. Le 9 décembre 2016, le « tribunal du district de Rozdolné » ordonna jusqu’au 12 décembre 2016 son maintien en détention provisoire, qui fut ensuite été prolongé à plusieurs reprises (A 544‑545). Le 1er décembre 2017, le « tribunal du district de Rozdolné » substitua l’assignation à résidence à la détention provisoire (A 550).

445. M. Balukh fut inculpé d’acquisition et de détention illégales de munitions (article 222 § 1 du CPFR) et d’acquisition et de conservation illégaux d’explosifs ou d’engins explosifs (article 222.1 § 1 du CPFR). Il repoussa les accusations portées contre lui, alléguant que celles-ci avaient été fabriquées de toutes pièces avec l’aide des forces de police locales et que c’était celles-ci qui avaient placé les munitions et les explosifs (A 546).

446. Le 16 janvier 2018, le « tribunal du district de Rozdolné » déclara M. Balukh coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à trois ans et sept mois d’emprisonnement ainsi qu’à une amende de 10 000 RUB. M. Balukh fit appel du jugement (A 547), à la suite de quoi la peine fut réduite à trois ans et cinq mois d’emprisonnement et à une amende. Durant sa détention provisoire, il avait été incarcéré au SIZO de Simferopol. Une fois sa condamnation devenue définitive, il fut transféré dans un établissem*nt pénitentiaire en Fédération de Russie.

γ) Procédure pénale pour perturbation d’activités carcérales

447. Le 22 août 2017, une nouvelle procédure pénale fut ouverte contre M. Balukh pour violences contre un agent public dans l’exercice de ses fonctions (article 318 § 1 du CPFR). Il était accusé d’avoir donné un coup de poing dans le ventre du directeur du centre de détention lors d’une inspection de cellule le 11 août 2017, puis de l’avoir frappé au bras droit à l’aide d’une bouteille de détergent. Le 7 décembre 2017, les accusations portées contre M. Balukh furent requalifiées en perturbation d’activités carcérales, sur la base de l’article 321 § 2 du CPFR (A 550 et A 561).

448. Le 19 mars 2018, le « tribunal du district de Rozdolné » ordonna le placement en détention provisoire de M. Balukh.

449. Le 5 juillet 2018, le « tribunal du district de Rozdolné » le déclara coupable des chefs d’accusation et le condamna à trois ans d’emprisonnement. Compte tenu de ses précédentes condamnations pénales, il lui infligea une peine définitive de cinq ans d’emprisonnement dans une colonie de régime de droit commun et une amende d’un montant de 10 000 RUB.

450. Au début du mois d’août 2017, l’avocat de M. Balukh déposa une plainte pour usage de la force contre son client par le directeur du centre de détention. Selon lui, ce dernier avait frappé, insulté en employant un langage obscène et humilié le détenu en faisant mention de sa nationalité. En outre, M. Balukh signala ensuite à son avocat qu’en avril 2017, le directeur du centre de détention l’avait traité de façon discriminatoire en se fondant sur son origine ethnique.

2. Défaut allégué de soins médicaux adéquats

451. L’état de santé de M. Balukh se détériora alors qu’il se trouvait en détention. Ses maladies chroniques s’aggravèrent et il fut atteint de faiblesses et de douleurs.

452. À la fin du mois de décembre 2016, alors que M. Balukh était incarcéré à la maison d’arrêt de Rozdolné, son état de santé se détériora, souffrant de maux de dos aggravés et de bronchites chroniques. Il subit un examen médical d’urgence, mais aucun diagnostic ne fut pratiqué. Néanmoins, une ordonnance fut délivrée et remise à la compagne de M. Balukh, qui dut acheter le médicament prescrit car il n’était pas fourni par l’unité médicale (A 560).

453. Le 17 janvier 2017, après avoir été transféré au SIZO de Simferopol, M. Balukh connut d’une aggravation de sa maladie rénale, mais ne fut pas hospitalisé. Il se plaignit aussi de problèmes cardiaques dus à l’absence de ventilation dans sa cellule, ainsi qu’à un manque de médicaments et d’alimentation adéquate (A 466).

454. Le 22 décembre 2017, le « tribunal du district de Rozdolné » rejeta la demande formée par l’avocat de M. Balukh tendant à ce que celui-ci soit autorisé à subir un examen médical (A 551).

455. Le 27 décembre 2017, lors d’une audience devant le « tribunal du district de Rozdolné », M. Balukh se sentit mal en raison d’une crise de sa maladie chronique et, à plusieurs reprises, une ambulance fut appelée au tribunal (A 550).

456. Le 19 mars 2018, M. Balukh entama une grève de la faim en protestation contre son inculpation dans le cadre d’une nouvelle procédure pénale qui, selon lui, était politique et dans le cadre de laquelle il avait été placé en détention provisoire (paragraphe 448 ci-dessus). En mai 2018, il passa à une autre forme de protestation consistant à peu s’alimenter. Au 6 juin 2018, il avait déjà perdu 30 kg (A 557 et A 562).

457. Le 15 juin 2018, lors d’une audience concernant le maintien en détention provisoire de M. Balukh, son état de santé se détériora gravement : il était en proie à des douleurs thoraciques aiguës, à des essoufflements, à des évanouissem*nts et à des nausées. Une ambulance arriva au tribunal, mais les soins médicaux prodigués n’améliorèrent pas son état (A 552).

3. Procédure pénale ouverte par les autorités ukrainiennes

458. En 2016, à une date non précisée, les autorités d’enquête ukrainiennes ouvrirent une procédure pénale sur la base des articles 146 § 2 (privation illégale de liberté ou enlèvement), 162 § 2 (violation de l’inviolabilité du domicile) et 357 § 3 (obtention illégale de passeport ou de tout autre document personnel important de quelque manière que ce soit) du code pénal ukrainien en rapport avec les infractions perpétrées à l’encontre de M. Balukh (A 563).

4. Transfèrement vers l’Ukraine

459. Le 20 novembre 2019, le gouvernement requérant informa la Cour que M. Balukh avait été transféré en Ukraine le 7 septembre 2019, dans le cadre d’un échange de prisonniers avec la Fédération de Russie (voir également A 452-453).

d) « Affaires d’Internet »

1. Emil Minasov

460. M. Emil Minasov est un Tatar de Crimée qui vivait à Sébastopol.

461. À une date non précisée, six enquêtes pénales furent ouvertes sur la base de l’article 282 § 1 du CPFR contre M. Minasov pour allégations d’incitation à la haine et à l’hostilité et d’humiliation d’une personne dans sa dignité. Selon le FSB, M. Minasov, entre mars et octobre 2016, avait diffusé à plusieurs reprises des contenus extrémistes par les réseaux sociaux.

462. Si, au stade initial de l’enquête, il n’y avait aucune mention des propos en cause (A 564-565), il était apparu que, de mars à octobre 2016, plusieurs messages concernant des manifestations contre « l’annexion de la Crimée par la Russie » figuraient sur le « mur » du compte Facebook de M. Minasov. En particulier, le 2 mars 2016, M. Minasov signa une pétition préparée par le groupe « Let My People Go – Ukraine » à l’attention du ministre allemand des Affaires étrangères, demandant son aide pour libérer de leur détention provisoire les accusés dans « l’affaire du 26 février » – Akhtem Chiygoz, Ali Asanov et Mustafa Dehermendzhi (paragraphes 388 et suivants ci-dessus). Il mit un hyperlien vers cette pétition sur son « mur » Facebook et ajouta un commentaire dans lequel il disait que les personnes en question étaient illégalement détenues. Le 11 mars 2016, il reposta sur son « mur » Facebook des citations tirées d’un entretien avec le coordinateur du blocus commercial et énergétique décrété contre la Crimée en 2015, au sujet des mesures nécessaires au retour de la Crimée à l’Ukraine (A 566).

463. En juillet 2017, le « tribunal du district Pervomaiskyy » déclara M. Minasov coupable d’une infraction réprimée par l’article 282 § 1 du CPFR et le condamna à un an et trois mois de prison en colonie pénitentiaire. Aucune audience préliminaire n’eut lieu dans cette affaire et la procédure sur le fond se déroula lors de deux audiences judiciaires (A 566).

2. Ihor Movenko

464. M. Ihor Movenko est un ressortissant ukrainien que la Fédération de Russie traite comme un ressortissant russe.

α) Agression et plainte au pénal

465. Le 7 septembre 2016, M. Movenko fut agressé dans la rue par un homme alors qu’il se dirigeait vers son vélo, qui était personnalisé à l’aide de deux autocollants : l’un représentant le trident ukrainien et l’autre le « bataillon Azov » (que la Fédération de Russie avait fait figurer dans sa liste des organisations interdites) (A 586).

466. L’homme qui l’avait brutalement agressé se présenta comme étant un policier, sans montrer de carte de police. Il fut par la suite identifié par le Groupe criméen pour les droits de l’homme comme étant un ancien membre de la Berkout, une unité des forces spéciales ukrainiennes, qui, au moment des faits, travaillait pour la police de la Fédération de Russie. M. Movenko fut hospitalisé et on diagnostiqua chez lui une lésion cranio-cérébrale ouverte, une commotion cérébrale, des fractures à la base du crâne, une fracture de la mâchoire, des fractures nasales fermées, une contusion du globe oculaire et d’autres blessures (A 576 et A 582).

467. Le 13 octobre 2016, M. Movenko déposa auprès des services répressifs de la Fédération de Russie une plainte pénale concernant son agression. Une première décision de refus d’ouverture d’une procédure pénale pour défaut d’infraction constituée fut rendue le 5 décembre 2016. Elle fut annulée par « le parquet » le 8 décembre 2016. Aucune autre information n’est disponible sur l’issue de cette procédure pénale (A 576 et suivants).

β) Procédure administrative (affichage de symboles nazis)

468. Le 22 septembre 2016, le « tribunal du district Gagarine de Sébastopol » condamna M. Movenko à une amende de 2 000 RUB pour avoir affiché le symbole du bataillon « Azov » sur son vélo et ainsi diffusé le « symbolisme nazi ». Il fit reposer ses conclusions quant au caractère nazi du symbole sur une lettre du 9 septembre 2016 par laquelle le musée national de la défense héroïque et de la libération de Sébastopol avait indiqué que le symbole du bataillon d’opérations spécial ukrainien « Azov » était le même que celui utilisé par la 2ème division panzer SS Das Reich. Le 7 novembre 2016, la « cour de Sébastopol » confirma la décision (A 567 et suivants).

γ) Procédure pénale dirigée contre M. Movenko

469. Le 16 décembre 2016, M. Movenko fut arrêté et conduit au département du FSB à Sébastopol dans le cadre d’une opération dite « spéciale ». Les agents du FSB l’avaient appréhendé alors qu’il se rendait à son travail ; ils le frappèrent et le menacèrent de l’emmener dans la forêt, de le déshabiller et de l’y laisser. Ils le conduisirent ensuite sur son lieu de travail et lui demandèrent de ne parler à personne pendant qu’ils saisissaient son ordinateur. Plusieurs coups lui furent infligés quand il chercha à parler à quelqu’un.

470. Les agents du FSB se rendirent ensuite à son domicile pour une perquisition. L’épouse de M. Movenko déclara qu’il lui était interdit d’utiliser son téléphone pour appeler un avocat. Il lui était également interdit de parler à son époux, qui était néanmoins parvenu à lui dire qu’il avait été battu et menacé d’incarcération s’il n’avouait pas avoir mené des activités extrémistes. À la suite de la perquisition, l’ordinateur portable de M. Movenko, les disques durs de l’ordinateur personnel, des cartes SIM et un pack de démarrage pour téléphone portable furent saisis. Les agents du FSB filmèrent la perquisition du domicile (A 584).

471. Le 24 mars 2017, le département du FSB de Sébastopol ouvrit une procédure pénale contre M. Movenko, qui était soupçonné d’appels publics à des activités extrémistes (article 280 § 2 du CPFR), à la suite d’un commentaire qu’il avait publié sur le réseau social VKontakte.

472. Le 30 mars 2017, une mesure préventive, à savoir un engagement de ne pas se soustraire à la justice, fut ordonnée contre M. Movenko.

473. À l’audience du 31 janvier 2018, l’un des témoins instrumentaires que les agents du FSB avaient fait venir pour assister à la perquisition au domicile de M. Movenko confirma que, lors de la perquisition, ce dernier avait été menotté, les mains derrière le dos, et n’avait pas été autorisé à contacter un avocat. Aucune de ces allégations ne fit l’objet d’une enquête (A 585).

474. Le 4 mai 2018, le « tribunal du district Gagarine de Sébastopol » déclara M. Movenko coupable des chefs retenus contre lui pour avoir posté, au cours de l’été 2016, dans le groupe VKontakte intitulé « La Crimée c’est l’Ukraine », un message sur ce qui devrait arriver aux « traîtres » une fois que l’occupation russe de la Crimée aurait pris fin. Bien que le procureur eût requis au prétoire une peine avec sursis, il condamna M. Movenko à deux ans d’emprisonnement. À l’audience, ce dernier avait soutenu que ses propos étaient une forme d’humour noir (A 581).

475. M. Movenko fut placé en détention immédiatement après le verdict.

3. Ismail Ramazanov

476. M. Ismail Ramazanov est un Tatar de Crimée qui vivait dans le village de Novyy Svit (district de Simferopol).

477. Dans la matinée du 23 janvier 2018, des agents du FSB perquisitionnèrent le domicile de M. Ramazanov, où ils auraient trouvé des cartouches de pistolet Makarov. M. Ramazanov fut arrêté à cette occasion. S’il ressort du dossier qu’il a été arrêté à 14 h 30, il affirme s’être trouvé entre les mains et sous le contrôle total des agents du FSB dès 5 heures du matin ce jour-là (A 607). Durant cette période de détention non enregistrée, personne n’était autorisé à le voir.

478. Le même jour, le « Comité d’investigation de la Fédération de Russie en Crimée » publia un communiqué annonçant qu’une procédure pénale avait été ouverte contre un habitant du district de Simferopol âgé de 31 ans pour des faits, commis en ligne, d’incitation à la haine ou à l’hostilité et d’atteinte à la dignité d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur nationalité ou de leur appartenance à un groupe social (article 282 § 1 du CPFR ; A 587). Plus précisément, M. Ramazanov était accusé d’avoir tenu sur la radio en ligne Zello plusieurs propos qui, selon un expert linguiste du FSB, s’analysaient en une incitation à la haine d’un groupe social, à savoir « les Russes », et revêtaient donc un caractère extrémiste (A 587 et A 597).

479. Le 24 janvier 2018, le « tribunal du district de Simferopol » ordonna le placement en détention provisoire de M. Ramazanov pendant un mois.

480. À l’audience, M. Ramazanov déclara que des agents du FSB l’avaient frappé à la tête, aux bras et aux reins, et que l’un de ses doigts avait été luxé, ce qui le faisait souffrir. Il ajouta que ces mêmes agents l’avaient intimidé et menacé. Il dit que ces agissem*nts avaient pour but de le contraindre à signer des aveux. Il identifia l’un des gardes du FSB qui l’avaient frappé (A 589, A 593, A 605 et A 617).

481. Pendant l’audience, l’état de santé de M. Ramazanov se détériora. Il ne pouvait pas se tenir debout à cause de la douleur, si bien que le tribunal interne l’autorisa à s’asseoir, mais rejeta la demande présentée par l’avocat de M. Ramazanov tendant à faire venir une ambulance (A 589).

482. Un rapport médical du 23 janvier 2018 constata que M. Ramazanov avait subi des lésions corporelles. Ce dernier déclara avoir été de nouveau battu après sa visite à l’hôpital dans lequel il avait été examiné (A 595).

483. M. Ramazanov ne reçut ni eau ni nourriture pendant deux jours après son placement en détention. De plus, il ne reçut pas la nourriture que son père lui avait apportée au centre de détention (A 590).

484. Le 24 janvier 2018, M. Ramazanov fut transféré au SIZO de Simferopol. Il était détenu avec dix-sept autres personnes dans une cellule comportant trois fois moins de lits que de détenus, lesquels étaient donc obligés de dormir debout (A 594).

485. M. Ramazanov fut ensuite détenu dans une cellule de 12,5 m² sans ventilation. Cinq détenus étaient incarcérés dans cette cellule, qui ne comportait que quatre lits. Le plafond était recouvert de moisissure (A 604).

486. Le 19 juin 2018, les chefs d’accusation retenus contre M. Ramazanov furent étendus de manière à inclure un chef de possession illégale de munitions (article 222 § 1 du CPFR ; A 597).

487. Le 20 juin 2018, la « Cour suprême de la République de Crimée » ordonna son maintien en détention jusqu’au 16 juillet 2018 (A 600).

488. Le 12 juillet 2018, une demande des autorités chargées de l’enquête tendant au maintien en détention de M. Ramazanov fut rejetée par « un tribunal interne ». Sa détention provisoire prit finalement fin le 16 juillet 2018 (A 603).

489. Au cours de la procédure, M. Ramazanov nia les accusations portées contre lui. Il déclara qu’il n’avait jamais tenu les propos qui lui étaient prêtés, que les agents du FSB avaient placé les cartouches chez lui et qu’il pouvait identifier la personne qui l’avait fait. Selon son avocat, l’expertise par le FSB des propos imputés à M. Ramazanov paraissait douteuse parce que l’expert ne possédait pas le niveau d’éducation requis et que les avis qu’il avait rendus auparavant renfermaient de nombreuses contradictions (A 599).

4. Yevhenii Karakashev

490. M. Yevhenii Karakashev est un militant de la société civile qui vivait à Eupatoria (Crimée).

491. Selon des informations de source publique, M. Karakashev participa occasionnellement à de petites manifestations tenues à proximité du bâtiment du FSB dans la ville de Simferopol. En 2016, il avait prévu d’organiser une manifestation de protestation « contre le non-respect du droit par la police en Crimée » près du bâtiment du « ministère de l’Intérieur en Crimée », mais les autorités locales interdirent la manifestation. Il fut ensuite interpellé à plusieurs reprises par la police, qui lui avait « proposé de discuter ». En outre, M. Karakachev protesta activement contre un projet de construction d’immeubles dans la zone de loisirs d’Eupatoria (A 620).

492. Le 31 janvier 2018 furent ouvertes contre M. Karakashev deux procédures pénales qui, finalement, furent jointes. La première concernait un chef d’incitation à la haine et à l’hostilité à l’égard d’un groupe social spécifique (article 282 § 1 du CPFR). Selon l’accusation, M. Karakachev avait publié en 2017 une vidéo qui était intitulée « La dernière interview des partisans de Primorsk » et avait été jugée extrémiste en Russie (A 614).

493. La seconde procédure portait sur une accusation d’appel public à des activités terroristes (article 205.2 § 2 du CPFR). Selon l’enquête, en 2014, M. Karakashev avait posté, dans un groupe de discussion sur un réseau social, des commentaires appelant à des activités terroristes. Aucune précision n’y était apportée quant au commentaire jugé « extrémiste », hormis l’indication que des experts avaient examiné un texte qui commençait par « Utilisez des grenades contre (...) » et se terminait par « (...) jusque dans les fenêtres des autorités, bonne chance » (A 614).

494. Le 1er février 2018, les forces de l’ordre perquisitionnèrent le domicile de M. Karakashev, à la suite de quoi celui-ci fut placé dans un centre de détention temporaire. Les récits se contredisent quant au menottage et à l’arrestation de M. Karakashev. Alors que ce dernier a déclaré qu’il avait été menotté pendant sept heures, l’enquêteur a affirmé lors de l’audience qu’il ne se souvenait pas si M. Karakashev avait été menotté pendant cinq minutes ou trois heures (A 608). Si le dossier indique que M. Karakashev a été formellement arrêté à 18 h 25, ce dernier allègue qu’il avait en réalité été détenu à son domicile à partir de 7 heures du matin (A 613). Par ailleurs, selon l’enquêteur, M. Karakashev n’a été ni arrêté ni détenu : les policiers lui auraient simplement proposé de les accompagner au commissariat.

495. Le 2 février 2018, la « cour d’Eupatoria » ordonna le placement de M. Karakashev en détention provisoire pendant deux mois au motif qu’il était soupçonné d’incitation à la haine ou à l’hostilité et d’appel public au terrorisme. Le 14 février 2018, la « Cour suprême de la République de Crimée » confirma la décision. Elle n’autorisa pas les proches de M. Karakashev à assister à l’audience (A 619). Les 27 mars, 19 avril et 28 juin 2018, la « cour d’Eupatoria » ordonna le maintien en détention provisoire de M. Karakashev, en retenant comme motif sa nationalité ukrainienne (A 622-623 et 629).

496. M. Karakashev nia les accusations portées contre lui. Il fut maintenu en isolement et ne reçut aucune des lettres que ses amis, des journalistes ou d’autres personnes lui avaient envoyées pendant son séjour au SIZO de Simferopol (A 625).

e) Affaires des « saboteurs ukrainiens »

497. Le gouvernement requérant expose que plusieurs Ukrainiens, que la propagande russe avait qualifiés de « saboteurs ukrainiens impitoyables et méprisables », ont été arrêtés en Crimée et accusés d’avoir projeté de porter atteinte à la sécurité économique et aux capacités de défense de la Fédération de Russie, et étaient passibles de douze à vingt ans de prison. Il allègue que l’« affaire des saboteurs » visait en fait à persuader les Russes, les Criméens et les pays occidentaux que l’Ukraine se servait de son armée pour nuire à la Russie et mettre en danger les civils en Crimée. Il ajoute que la propagande russe a saisi l’occasion pour glorifier le rôle du président Poutine, qui s’est rendu sur les lieux pour discuter des « mesures visant à protéger la péninsule et ses habitants » contre les « terroristes ukrainiens ». MM. Yevhen Panov, Andriy Zakhtey, Redvan Suleymanov et Volodymyr Prysych furent arrêtés en août 2016. M. Dmytro Dolgopolov et Mme Ganna Sukhonosova furent arrêtés en septembre 2016. MM. Dmytro Shtyblikov, Oleksiy Bessarabov, Volodymyr Dudka, Hlib Shabliy, Oleksiy Stohniy et Leonid Parkhomenko furent arrêtés en novembre 2016.

498. Le gouvernement requérant dit que les médias russes ont publié des vidéos – des fragments d’enregistrements d’opérations du FSB – dans lesquelles certains des « saboteurs ukrainiens » « avouaient » leurs crimes. Il soutient que ces personnes n’avaient pas eu accès à un avocat et que leurs aveux enregistrés avaient été recueillis sous la torture.

1. Yevhen Panov

499. M. Yevhen Panov était chauffeur à la centrale nucléaire de Zaporijia, située à Enerhodar, et il était aussi un volontaire très actif au sein tant de la défense civile de sa ville natale que de l’armée ukrainienne.

500. Comme sa famille le découvrit bien plus tard, le 6 août 2016, M. Panov reçut un appel téléphonique, apparemment d’un autre volontaire, lui demandant d’aider à faire sortir de Crimée une famille en danger (A 639).

501. Le 7 août 2016, à son arrivée en Crimée, M. Panov fut arrêté par les forces de l’ordre russes. Cependant, les éléments d’information sur l’arrestation de M. Panov sont contestés : i) selon la décision rendue le 10 août 2016 par les autorités d’investigation du FSB, M. Panov a été arrêté le 7 août 2016 par des agents du FSB (A 632) ; ii) selon un procès-verbal d’arrestation et un procès-verbal d’infraction établis le 8 août 2016, M. Panov a été emmené au « service de police de Zheleznodorozhnyy de Simferopol » parce qu’il était l’auteur d’une infraction administrative de hooliganisme mineur, dont il a été déclaré coupable le même jour par le « tribunal du district Zheleznodorozhnyy de Simferopol » (A 630-631) ; et iii) selon une note adressée à un « juge du tribunal du district Zheleznodorozhnyy de Simferopol » par un enquêteur, M. Panov a été arrêté le 10 août 2016 sur ordre d’un agent du FSB qui, le même jour, a ouvert une enquête pénale contre lui pour adhésion à un groupe armé illégal, infraction réprimée par l’article 208 du CPFR.

502. Le 10 août 2016, le FSB publia une déclaration officielle sur les attentats terroristes évités en Crimée, « préparés par la direction principale du renseignement du ministère ukrainien de la Défense dans le but de cibler les installations et infrastructures essentielles à la vie dans la péninsule ». Il affirmait que les attentats visaient à déstabiliser la situation dans l’optique des élections russes en Crimée qui devaient se dérouler bientôt.

503. Le FSB publia également un enregistrement vidéo de ce qui était présenté comme étant les aveux de M. Panov, son stock d’armes et celui de M. Zakhtey (A 640). Cette vidéo réalisée par le FSB fut largement diffusée dans les médias russes contrôlés par l’État. On y voyait M. Panov : i) « avouer » avoir travaillé pour le renseignement militaire ukrainien ; ii) affirmer avoir été invité à Kyiv et informé qu’un groupe était en train d’être constitué pour commettre des actes de sabotage en Crimée ; iii) énumérer nommément les personnes avec lesquelles il se serait rendu en Crimée afin de choisir les cibles des actes de sabotage (il ne s’agissait cependant d’aucune des personnes avec lesquelles il avait été interpellé) ; iv) indiquer qu’ils avaient choisi comme cibles une voie de trafic en ferry-boat, un terminal pétrolier, un régiment héliporté et une usine chimique ; v) mentionner qu’ils avaient par la suite stocké des munitions dans une cachette ; vi) préciser qu’il avait été rémunéré pour son action ; et vii) alléguer que les actes de sabotage avaient été organisés par les services du renseignement militaire ukrainien (A 641 et A 645).

504. Dans la vidéo, des signes indiquaient que M. Panov avait reçu des blessures (écorchures, contusions, égratignures) probablement infligées entre le 7 et le 10 août 2016 et qu’il parlait comme si on lui avait dicté les propos précis à tenir (A 641).

505. Le 11 août 2016, le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol » ordonna le placement de M. Panov en détention provisoire pendant deux mois. Sa détention fut prolongée à plusieurs reprises jusqu’au 9 avril 2018 (A 633).

506. M. Panov fut accusé de préparation d’actes de sabotage commis en groupe organisé en Crimée dans le but de porter atteinte à la sécurité économique et aux capacités de défense de la Fédération de Russie (article 30 § 1 en combinaison avec l’article 281 § 2 a) du CPFR), de tentative de contrebande de munitions à travers les frontières de l’union douanière au sein de l’Union économique eurasienne (article 30 § 3 en combinaison avec l’article 226.1 § 3 du CPFR), ainsi que de stockage et de transport de munitions (article 222 § 3 du CPFR).

507. Pendant près de deux mois, M. Panov fut isolé sans aucune possibilité de communiquer avec le monde extérieur. Ses proches n’apprirent son arrestation en Crimée que par les médias, le 10 août 2016. M. Panov fut également empêché de s’entretenir avec l’avocat que sa famille avait retenu, tandis que le FSB lui désigna d’office un défenseur dans cette affaire (A 642).

508. C’est dans ce contexte que, à la suite d’une demande d’informations formulée par la Cour dans le cadre d’une procédure d’indication de mesures provisoires fondée sur l’article 39 du règlement, que les proches de M. Panov avaient ouverte le 12 août 2016 (concernant la requête no 47017/16), le gouvernement défendeur a communiqué des informations au sujet de M. Panov. Dans le cadre de cette même procédure, les proches de M. Panov ont avisé la Cour que le FSB avait empêché l’avocat qu’ils avaient engagé pour sa défense de se rendre auprès de lui et que le FSB avait fourni une déclaration dactylographiée non signée de M. Panov dans laquelle celui‑ci aurait déclaré avoir refusé les services de cet avocat (A 642).

509. Selon les informations fournies à la Cour par le gouvernement défendeur le 7 septembre 2016, M. Panov a été arrêté le 10 août 2016 parce qu’il était soupçonné de préparer des actes de sabotage et incarcéré dans le centre de détention temporaire de Simferopol ; il n’a pas demandé d’assistance médicale ni ne présentait de blessure visible, à part de petites égratignures au visage. Le gouvernement défendeur n’a fourni aucun document médical à ce titre.

510. Par la suite, le 28 septembre 2016, le gouvernement russe a soumis à la Cour des documents médicaux concernant l’état de santé de M. Panov. Selon un rapport médical établi le jour de son incarcération au SIZO de Simferopol, plusieurs blessures corporelles avaient été relevées sur lui, notamment divers hématomes (aux épaules, aux poignets et dans la région lombaire) et des contusions au genou droit. Le rapport médical avait été transmis aux autorités d’enquête pour complément d’information. Le gouvernement défendeur n’a fourni aucun élément d’information sur la conduite d’une quelconque enquête.

511. Lorsque, à l’issue de cette procédure en indication de mesures provisoires, M. Panov s’est brièvement entretenu avec l’avocat de son choix, il informa ce dernier que les autorités lui avaient extorqué des aveux par la torture. Il précisa que ces actes de torture consistaient en des agressions physiques sévères, la suspension de son corps par les menottes, des simulacres d’exécution et des décharges électriques, notamment au moyen de pinces appliquées sur les parties génitales (A 642).

512. En octobre 2016, MM. Panov et Zakhtey (paragraphe 521 ci‑dessous) furent emmenés à Moscou et placés dans la maison d’arrêt de Lefortovo (« le SIZO de Lefortovo »). Aucun avocat ni aucun agent consulaire ukrainien ne fut autorisé à se rendre auprès d’eux. M. Panov fut contraint de refuser les avocats engagés par sa famille. MM. Panov et Zakhtey furent ensuite renvoyés en Crimée et incarcérés au SIZO de Simferopol (A 643).

513. Le 5 décembre 2016, « le tribunal du district de Kyiv de Simferopol » rejeta une plainte par laquelle l’avocat de M. Panov contestait le refus d’entretien avec son client, en lequel il voyait une violation des droits de la défense. Il fut saisi d’une procédure distincte en contrôle juridictionnel de la légalité du refus d’ouvrir une procédure pénale contre l’enquêteur qui avait refusé d’accorder l’accès à l’avocat (A 644).

514. En décembre 2016, M. Panov porta plainte auprès des autorités chargées de l’enquête, décrivant en détail les graves sévices qu’il disait avoir subis au cours de l’enquête. Son avocat attaqua le refus, opposé par l’enquêteur, d’ouvrir une procédure pénale concernant les allégations de violences et de tortures infligées à son client par les agents du FSB (A 637). Cependant, les plaintes concernant les violences physiques et les tortures infligées à M. Panov furent toutes rejetées par les services répressifs.

515. Le 13 juillet 2018, la « Cour suprême de la République de Crimée » déclara M. Panov coupable d’infractions réprimées par l’article 30 § 1 combiné avec l’article 281 § 2 a) du CPFR (préparation d’actes de sabotage), par l’article 30 § 3 combiné avec l’article 226.1 § 3 (tentative de contrebande de munitions) et par l’article 222 § 3 (stockage et transport de munitions), et le condamna à huit ans d’emprisonnement dans un établissem*nt pénitentiaire de régime strict (A 636).

516. Le 10 août 2016, les autorités d’enquête ukrainiennes ouvrirent une procédure pénale pour la privation illégale de liberté dont M. Panov avait été l’objet (article 146 § 2 du code pénal ukrainien).

2. Andriy Zakhtey

517. Dans la nuit du 6 août 2016, M. Zakhtey fut arrêté à son arrivée dans le village de Suvorove (Crimée), où il s’était rendu à la demande d’un ami de Kyiv, afin d’y récupérer un groupe de personnes.

518. M. Zakhtey fut arrêté parce qu’il était soupçonné d’avoir préparé des actes de sabotage en Crimée en tant que membre d’un « groupe subversif » (une infraction réprimée par l’article 30 § 1 combiné avec l’article 281 § 2 a) du CPFR). Lors de l’arrestation de plusieurs Ukrainiens près du village de Suvorove, où des armes auraient été découvertes dans une cachette, deux fonctionnaires russes furent tués.

519. Le 12 août 2016, la chaîne de télévision Russia 24 diffusa une vidéo dans laquelle M. Zakhtey « avouait » avoir été « recruté » par le renseignement militaire ukrainien et être membre d’un « groupe subversif ».

520. Le 5 septembre 2016, le « département d’investigation du FSB pour la Crimée et Sébastopol » inculpa M. Zakhtey.

521. En octobre 2016, M. Zakhtey, avec M. Panov, fut transféré au SIZO de Lefortovo à Moscou. Dans cet établissem*nt, il pouvait s’entretenir avec les avocats de son choix, qu’il avisa des actes de torture qu’il avait subis après son arrestation, à savoir des décharges électriques. En février 2017, il fut renvoyé en Crimée et incarcéré au SIZO de Simferopol, où il séjourna dans des cellules surpeuplées et dans des conditions inhumaines.

522. Au cours de l’enquête, le FSB empêcha l’avocat retenu par M. Zakhtey de voir celui-ci. À la place, il désigna d’office un avocat de la défense (le même que dans le procès de M. Panov).

523. Le 16 février 2018, la « Cour suprême de la République de Crimée » déclara M. Zakhtey coupable de préparation d’actes de sabotage (article 30 § 1 combiné avec l’article 281 § 2 du CPFR), de stockage et de transport illégaux d’armes à feu, de munitions et d’explosifs (articles 222 § 3 et 221.1 § 3), d’acquisition illégale de documents officiels conférant des droits (article 324) et d’usage de faux (article 327), et le condamna à six ans et six mois d’emprisonnement dans un établissem*nt pénitentiaire de régime strict et à une amende de 220 000 RUB. L’affaire avait été examinée dans le cadre d’une procédure spéciale conduite sur la base d’une transaction pénale que M. Zakhtey avait préalablement conclue avec les autorités chargées de l’enquête (A 651).

3. Volodymyr Prysych

524. Dans la nuit du 12 au 13 août 2016, M. Prysych fut appréhendé et battu par des agents du FSB dans la cabine de son camion lors d’une inspection automobile dans un parc de stationnement à Sébastopol. Selon ses dires, il fut ensuite torturé afin de le faire avouer par la force des activités d’espionnage. Devant son refus initial, les enquêteurs « découvrirent » du cannabis dans son camion. Après avoir subi de nouveaux actes de torture, M. Prysych « avoua » devant une caméra avoir travaillé pour le service de renseignement du ministère ukrainien de la Défense. Il donna également lecture d’une déclaration devant cette même caméra. Il fut arrêté le 13 août 2016.

525. En août 2016, des chaînes de télévision russes diffusèrent une vidéo dans laquelle M. Prysych avouait qu’il avait, sur instruction des services de renseignement ukrainiens, collecté des renseignements sur des équipements militaires et sur des véhicules d’unités militaires qu’il avait vus en Russie.

526. Le 18 mai 2017, le « tribunal du district Gagarine de Sébastopol » déclara M. Prysych coupable de possession illégale de drogue en grande quantité (500 grammes de marijuana), sur la base de l’article 228 § 2 du CPFR, et le condamna à trois ans d’emprisonnement. Le jugement rendu dans le procès de M. Prysych ne faisait ressortir aucun lien entre lui et MM. Panov et Zakhtey, qui étaient accusés de sabotage (A 657).

527. Au cours du procès, M. Prysych eut un léger infarctus et déclara avoir été torturé. Aucun élément n’indique qu’une enquête ait été menée sur ces allégations (A 656 et A 658).

4. Dmytro Dolgopolov et Ganna Sukhonosova

528. Le 29 septembre 2016, le FSB signala l’arrestation de deux autres personnes à Simferopol : M. Dmytro Dolgopolov, un soldat ukrainien qui « après l’annexion était resté au sein l’armée russe », et Mme Ganna Sukhonosova, instructrice de fitness. Ces deux personnes étaient accusées d’espionnage.

529. Les médias contrôlés par l’État russe présentèrent M. Dolgopolov et Mme Sukhonosova comme des personnes qui avaient « collecté et transmis aux services de sécurité ukrainiens des renseignements classés secret d’État sur les activités des unités et des formations du front de la mer Noire » (A 659).

5. Oleksiy Bessarabov, Volodymyr Dudka et Dmytro Shtyblikov

530. Jusqu’au printemps 2014, M. Dmytro Shtyblikov, un ancien militaire ukrainien, était directeur des programmes internationaux au Centre Nomos (Centre de recherche sur les questions géopolitiques et la coopération euro‑atlantique dans la région de la mer Noire), un groupe de réflexion non gouvernemental ukrainien fondé à Sébastopol en 2003. M. Bessarabov, l’un de ses collègues, était rédacteur-en-chef adjoint du Black Sea Security Journal, qui publiait des articles rédigés par des experts ukrainiens et étrangers. Pendant près d’une décennie, MM. Shtyblikov et Bessarabov ont mené des recherches sur des questions de sécurité internationale et régionale et publié un grand nombre d’articles dans ce domaine. M. Dudka, un officier militaire ukrainien à la retraite, a continué à travailler au bureau de Sébastopol du ministère des Situations d’urgence.

531. MM. Shtyblikov, Bessarabov et Dudka furent arrêtés le 9 novembre 2016 à Sébastopol. Le FSB les accusait d’appartenir à un groupe de sabotage dirigé par M. Shtyblikov (A 662).

532. M. Dudka fut arrêté par un agent du FSB à 9 heures du matin. Il fut emmené dans une voiture, où cet agent préleva sur lui des échantillons de salive et de peau. Aucun avocat ni aucun témoin n’était présent. Par la suite, l’appartement de M. Dudka fit l’objet d’une perquisition, au cours de laquelle les agents du FSB auraient trouvé deux téléphones portables. M. Dudka affirme que ces téléphones ne lui appartenaient pas, qu’ils ne se trouvaient pas dans son appartement avant la perquisition et que les agents du FSB l’ont forcé à tenir ces téléphones portables dans ses mains de manière à ce qu’ils puissent y prélever ses empreintes digitales. M. Dudka fut arrêté après la perquisition et un procès-verbal d’arrestation fut dressé à ce sujet à 17 h 45.

533. Le 10 novembre 2016, le « tribunal du district Lénine de Sébastopol » ordonna le placement de M. Dudka en détention provisoire. Pendant les trajets entre la maison d’arrêt et le prétoire, M. Dudka fut menotté et ses yeux étaient bandés avec un chiffon attaché à l’aide de ruban adhésif. Il fut incarcéré dans un centre de détention temporaire à Bakhchisaray, où il resta jusqu’au 12 novembre 2016. Ni son avocat ni ses proches ne furent informés du lieu dans lequel il se trouvait (A 661).

534. M. Dudka fut accusé d’avoir préparé des activités subversives visant les installations militaires et les infrastructures essentielles à la vie en Crimée, en particulier l’aéroport de Simferopol, les gares routières de Simferopol, Sébastopol et Yalta, ainsi que la ligne de ferry-boat dans le détroit de Kertch (A 663).

535. Le 11 novembre 2016, le FSB annonça publiquement, sans donner de noms, que « des membres d’un groupe terroriste de sabotage de la direction principale du renseignement du ministère ukrainien de la Défense » avaient été arrêtés à Sébastopol. Il publia en outre des enregistrements vidéo des aveux allégués de M. Bessarabov et de M. Shtyblikov, qui n’avaient ni l’un ni l’autre eu accès à un avocat.

536. Les médias russes donnèrent des renseignements supplémentaires, notamment les noms des saboteurs allégués et le fait que leur placement en détention provisoire avait été ordonné pour deux mois. Une vidéo d’opération du FSB avait été remise aux médias russes, dans laquelle on voyait M. Shtyblikov marchant dans la rue et étant très brutalement mis au sol et menotté par des agents du FSB, puis conduit par eux à son appartement pendant qu’il était menotté. La vidéo se focalisait notamment sur le trident ukrainien, sur le drapeau ukrainien accroché au mur et sur la carte de visite « Secteur droit » de Dmytro Yarosh.

537. Le 12 novembre 2016, M. Dudka fut placé dans une voiture du FSB qui, pendant le trajet, quitta la route. Après lui avoir bandé les yeux avec un chiffon attaché à l’aide de ruban adhésif, les agents du FSB le torturèrent à coups de décharges électriques pendant une heure. Il éprouva ainsi de fortes douleurs physiques et un sentiment d’angoisse, il criait et haletait, et ses mains tremblaient et étaient enveloppées de ruban adhésif. Les agents menacèrent également de le tuer. Sa bouche était couverte d’un chiffon pour étouffer ses cris provoqués par l’augmentation de la charge électrique pendant la torture. On lui dit que les tortures cesseraient une fois qu’il aurait avoué ses crimes (A 661). Il fut ensuite emmené au département du FSB à Simferopol. Là, il fut contraint d’apprendre par cœur une déclaration préparée à l’avance par les agents du FSB et de la répéter devant la caméra en la présence d’un enquêteur du FSB et d’un avocat désigné par le FSB.

538. Depuis le 15 novembre 2016, M. Dudka est détenu au SIZO de Simferopol après y avoir été transféré à cette date, les menottes aux mains et les yeux bandés avec un chiffon attaché à l’aide de ruban adhésif (A 661).

539. Lorsque M. Dudka fut autorisé à s’entretenir brièvement avec un avocat, celui-ci l’informa que ses « aveux » lui avaient été extorqués à la suite de menaces proférées contre sa famille.

540. Alors que M. Dudka souffrait de diverses maladies chroniques, ses proches ne furent pas autorisés pendant un certain temps à lui donner les médicaments nécessaires. Selon des informations ultérieurement recueillies, ils furent finalement autorisés à remettre des médicaments à M. Dudka. La famille de ce dernier craignait que, faute de soins spécialisés, il ne se rétablisse pas (A 662-663).

541. Le 27 janvier 2017, lors d’une audience tenue devant la « cour de Sébastopol », M. Dudka allégua lui-même que lui et d’autres détenus du SIZO de Simferopol n’avaient pas bénéficié de l’assistance médicale nécessaire. Il se plaignit en outre de ce que la cellule dans laquelle il était détenu était froide et exposée aux courants d’air et de ce que les médicaments apportés par ses proches lui avaient été remis avec un mois de retard (A 662).

542. Le 11 novembre 2016, sur la base de l’article 146 § 2 du code pénal ukrainien, les autorités d’enquête ukrainiennes ouvrirent une procédure pénale concernant la privation illégale de liberté dont avaient fait l’objet MM. Dudka, Bessarabov et Shtyblikov (A 664).

6. Hlib Shabliy et Oleksiy Stohniy

543. Oleksiy Stohniy et Hlib Shabliy furent arrêtés et placés en détention provisoire au motif qu’ils étaient soupçonnés de préparer des actes de sabotage. Il était notoire que M. Stohniy était un officier du renseignement militaire ukrainien et que M. Shabliy était un capitaine de la flotte ukrainienne (A 701). Selon le gouvernement requérant, un tribunal de Sébastopol ordonna, lors d’une audience tenue à huis clos, le placement en détention provisoire de ces deux hommes, initialement pour deux mois. Aucune information à leur sujet ne fut disponible pendant un certain temps, la seule source étant les reportages ultérieurement diffusés par les médias russes. Il semble probable qu’ils n’aient pas eu accès à un avocat digne de ce nom ni qu’ils aient pu joindre leur famille. Des aveux leur furent extorqués alors qu’ils se trouvaient sous le contrôle total du FSB.

544. Dans une vidéo enregistrée par des agents du FSB, M. Stohniy affirmait avoir communiqué des renseignements à M. Shtyblikov moyennant rémunération et qu’il s’était rendu à Kyiv à plusieurs reprises. M. Shtyblikov lui aurait apporté l’argent dans son magasin. M. Stohniy était censé fournir des renseignements sur l’infrastructure de la flotte de la mer Noire et sur les personnes qui y étaient employées (A 701).

545. Voici ce qu’allègue M. Shabliy : le 15 novembre 2016, vers 20 heures, il fut enlevé par des inconnus alors qu’il se trouvait dans la rue. Il fut emmené dans une voiture, menotté, les yeux bandés et la tête cagoulée, puis conduit dans un endroit inconnu. Il fut battu alors qu’il se trouvait dans la voiture et on lui demanda à plusieurs reprises quel était son grade militaire. Après avoir été transféré dans une autre voiture, il fut de nouveau frappé à la tête et au thorax. Il fut ensuite forcé de s’agenouiller dans la voiture, les yeux bandés à l’aide d’un chiffon adhésif, pendant le reste du trajet (environ une heure). Par la suite, il fut emmené dans un bâtiment inconnu où il fut interrogé sur son affiliation aux services de renseignement militaires ukrainiens, puis battu et torturé à coup de décharges électriques portées à l’aide de fils attachés aux doigts. Il reçut également des menaces de mort, lui et les membres de sa famille (A 668). Il eut les bras et les jambes attachés à une chaise à l’aide de ruban adhésif. Il fut contraint d’« avouer » devant la caméra. Un bandeau lui fut remis sur les yeux, puis on lui dit qu’il serait interrogé par un enquêteur. L’enquêteur arriva muni d’un formulaire d’interrogatoire du FSB prérempli et M. Shabliy fut contraint de le signer. Ce dernier resta sur la chaise, menotté et les yeux bandés, jusqu’au soir du 16 novembre 2016 (A 665).

546. M. Shabliy fut ensuite emmené sur son lieu de travail, où des agents du FSB lui signifièrent une décision de justice, puis procédèrent à une perquisition. Lors de la perquisition furent découverts deux colis que M. Shabliy déclara n’avoir jamais vu auparavant (A 666). Ce dernier fut ensuite emmené au département du FSB à Sébastopol, où l’enquêteur du FSB le força à signer une déclaration préremplie.

547. M. Shabliy dit que l’angoisse qu’il a éprouvée pendant ces deux jours a provoqué chez lui une maladie cardiaque et aggravé son problème thyroïdien.

548. Le 17 novembre 2016, le « tribunal du district Lénine de Sébastopol » ordonna le placement en détention provisoire de M. Shabliy pour deux mois (A 680). La décision n’était étayée par aucun élément précis. M. Shabliy fut maintenu en détention à plusieurs reprises, jusqu’au 30 décembre 2017, pour les mêmes motifs qui avaient initialement été retenus (A 682). Il fut incarcéré au SIZO de Simferopol.

549. Le 20 novembre 2016, des informations sur l’arrestation de M. Shabliy furent diffusées par la chaîne de télévision publique Russia 24.

550. Le 8 décembre 2016, M. Shabliy déposa une plainte auprès du « parquet de Sébastopol », alléguant que ses déclarations enregistrées du 15 au 17 novembre 2016 avaient été faites sous la contrainte. Le 21 décembre 2016, le « parquet de Sébastopol » rejeta cette plainte (A 668). M. Shabliy saisit d’un grand nombre de plaintes le Comité d’investigation de la Fédération de Russie concernant la torture, les pressions psychologiques et les menaces qu’il disait avoir subies. Le Comité d’investigation refusa d’ouvrir des enquêtes pénales sur ces allégations. M. Shabliy contesta également les rejets de ses plaintes par le « parquet » (A 672 et suivants).

551. Le jugement dans les procès pénaux de M. Shabliy et M. Stohniy se déroula à huis clos.

552. En juillet 2017, le « tribunal du district de Kiev de Simferopol » déclara M. Stohniy coupable d’espionnage au profit de l’Ukraine et le condamna à trois ans et six mois d’emprisonnement.

553. Par un jugement du 23 octobre 2017, le « tribunal du district Gagarine de Sébastopol » déclara M. Shabliy coupable d’espionnage et le condamna à cinq ans et six mois d’emprisonnement (A 691). Le 20 mars 2018, la « cour de Sébastopol » confirma le jugement (A 698).

554. En août 2017, sur la base de l’article 146 § 2 du code pénal ukrainien, les autorités d’enquête ukrainiennes ouvrirent une procédure pénale concernant la privation illégale de liberté qu’avait subie M. Shabliy (A 700).

f) Persécution de musulmans

555. Le gouvernement requérant dit que les musulmans vivant en Crimée se trouvent dans une situation difficile depuis mars 2014, date à partir de laquelle les nouvelles autorités de Crimée ont commencé à procéder à d’importantes perquisitions et saisies à la recherche de littérature interdite chez les Tatars de Crimée. Selon lui, un certain nombre de résidents de Crimée ont été condamnés à des amendes sur la base de l’article 20 § 29 du CIAFR (production et distribution massive de matériau extrémiste), tandis que d’autres ont été poursuivis pénalement pour des activités extrémistes alléguées.

556. Parmi les principales cibles des autorités de Crimée figurent les personnes considérées comme étant affiliées à Hizb ut-Tahrir, une organisation que le gouvernement requérant décrit ainsi :

« Il s’agit d’une organisation panislamiste qui, selon l’étude de Chatham House intitulée Transnational Islam in Russia and Crimea, cherche à « éviter les moyens violents et préfère plutôt se concentrer sur le travail social, l’éducation et les initiatives tendant au dialogue ». Le Hizb ut-Tahrir ne pratique pas la violence et ne la considère pas comme une méthode dans sa lutte pour créer un califat mondial. L’organisation n’est interdite qu’en Russie, en Ouzbékistan et dans certains pays arabes. Elle a été qualifiée d’« organisation terroriste » en Russie par une [décision] de la Cour suprême de 2003. »

557. Le gouvernement requérant dit que tout lien avec l’organisation Hizb ut-Tahrir peut entraîner des condamnations pénales et de lourdes peines, malgré l’absence d’un quelconque exemple de son implication réelle dans l’organisation d’un acte terroriste et il évoque à cet égard plusieurs affaires.

1. L’affaire des musulmans de Crimée à Bakhchisaray

558. Le 12 mai 2016, le FSB mena une série de perquisitions à Bakhchisaray dans les domiciles de musulmans ainsi que dans un café local. À cette occasion, quatre habitants de Bakhchisaray, MM. Zevri Abseitov, Remzi Memetov, Rustem Abiltarov et Enver Mamutov, furent arrêtés et accusés de terrorisme et d’association à Hizb ut-Tahrir.

2. La nouvelle affaire des musulmans de Crimée à Bakhchisaray

α) MM. Syleyman Asanov, Tymur Ibragimov, Server Zekeryaev, Seyran Saliyev, Memet Belyalov et Ernest Ametov

559. Le 9 octobre 2017, une enquête fut ouverte contre M. Marlen (Syleyman) Asanov sur la base de l’article 205.5 § 1 du CPFR (organisation des activités d’une organisation terroriste) et contre cinq personnes sur la base de l’article 205.5 § 2 du CPFR (participation à des activités d’une organisation terroriste) (A 702).

560. Le 11 octobre 2017, le FSB procéda à plusieurs perquisitions à Bakhchisaray et arrêta treize personnes, dont MM. Syleyman Asanov, Tymur Ibragimov, Server Zekeryaev, Seyran Saliyev, Memet Belyalov et Ernest Ametov. Ces personnes furent emmenées dans les locaux de la police locale et inculpées de participation aux activités d’une organisation reconnue comme terroriste conformément à la législation de la Fédération de Russie (article 205.5 § 2 du CPFR) (A 703).

561. Le 12 octobre 2017, le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol » ordonna la mise en détention provisoire de M. Saliyev pendant deux mois. Ce dernier fut maintenu en détention à plusieurs reprises jusqu’au 9 juin 2018 (A 704-705).

562. Le 21 janvier 2018, le Centre de ressources des Tatars de Crimée signala que MM. Saliyev et Zekeryaev avaient été hospitalisés pendant vingt-huit jours afin de subir un examen psychiatrique obligatoire (A 706).

β) MM. Mustafayev et Edem Smailov

563. Le 21 mai 2018, MM. Edem Smailov et Server Mustafayev, deux militants tatars de Crimée, furent arrêtés à la suite de la perquisition de leurs domiciles. Le 22 mai 2018, le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol » ordonna leur mise en détention provisoire pendant vingt jours au motif qu’ils étaient soupçonnés d’association à une organisation terroriste, une infraction réprimée par l’article 205.5 § 2 du CPFR. Ils furent ultérieurement maintenus en détention provisoire.

3. L’affaire des musulmans de Crimée à Yalta

α) MM. Emir-Usein Kuku, Muslim Aliev, Enver Bekirov et Vadym Siruk

564. Le 11 février 2016, M. Emir-Usein Kuku, un militant des droits de l’homme, ainsi que MM. Muslim Aliev, Enver Bekirov et Vadym Siruk, furent arrêtés par des hommes armés et masqués qui avaient fait irruption dans leurs domiciles et dans celui d’autres personnes, en faisant un usage gratuit de la force et en terrifiant les enfants. Les quatre hommes étaient musulmans, mais leur adhésion à l’organisation Hizb ut-Tahrir n’était pas du tout évidente.

β) MM. Arsen Dzheparov et Refat Alimov

565. Le 18 avril 2016, MM. Refat Alimov et Arsen Dzhepparov furent eux aussi arrêtés dans le cadre de l’« affaire de Yalta » et inculpés pour avoir été associés à Hizb ut-Tahrir. Ils faisaient l’objet d’accusations de terrorisme montées de toutes pièces, fondées uniquement sur l’hypothèse qu’ils étaient membres d’une organisation interdite en Russie, mais pas en Ukraine. Ils étaient ainsi passibles de lourdes peines de prison. Aucune information sur l’issue des procédures engagées contre eux n’a été communiquée.

4. L’affaire des musulmans de Crimée à Sébastopol

566. MM. Ruslan Zeytullayev, Refat Saifullayev, Rustem Vaitov et Nuri (Yurii) Primov sont des ressortissants ukrainiens qui vivaient à Sébastopol. Au cours des procédures dirigées contre eux, les autorités russes les ont traités comme des ressortissants russes.

α) Arrestations et procédures pénales

567. Le 23 janvier 2015, des agents du FSB perquisitionnèrent les domiciles de MM. Zeytullayev, Vaitov et Primov. Ils y saisirent différents types de supports de données (ordinateurs, CD et clés USB). M. Zeytulayev lui-même fut arrêté et accusé d’avoir organisé les activités de Hizb ut-Tahrir dans les villages d’Orlyne, Tylove et Shturmove (dans le district de Balaklava, à Sébastopol), tandis que MM. Vaitov et Primov furent accusés de participation aux activités de Hizb ut-Tahrir.

568. Le même jour, le « tribunal du district Lénine de Sébastopol » ordonna le placement des trois hommes en détention provisoire pendant deux mois (A 709 et A 713). Ils furent maintenus en détention à plusieurs reprises (A 709-711, A 714-715 et A 719).

569. Voici les nombreuses violations des droits de MM. Zeytullayev et Primov signalées par des organisations de défense des droits de l’homme : les audiences juridictionnelles sur le maintien en détention provisoire se sont déroulées à huis clos ; le tribunal n’a pas autorisé la présence d’un défenseur des droits à ces audiences aux côtés de l’avocat ; le tribunal a refusé à la défense l’accès aux éléments du dossier justifiant le maintien en détention provisoire ; l’enquêteur n’a pas fourni à l’accusé et à son avocat copie des pièces du dossier, les privant ainsi de la possibilité de déposer une plainte et de jouir d’autres droits garantis par le droit russe et par le droit international (A 727).

570. Le 2 avril 2015, M. Saifullayev fut arrêté par des agents du FSB et accusé d’association à l’organisation Hizb ut-Tahrir. Le même jour, le « tribunal du district Lénine de Sébastopol » ordonna son placement en détention provisoire pour deux mois. Le maintien en détention provisoire fut prononcé à plusieurs reprises et les cinq contestations que M. Saifullayev avaient formées contre cette mesure furent toutes rejetées par la « cour de Sébastopol » (A 717-718).

571. Le 7 septembre 2016, le tribunal militaire du ressort du Nord‑Caucase (Rostov-sur-le-Don) condamna M. Zeytullayev à sept ans de prison en colonie pénitentiaire, et MM. Saifullayev, Vaitov et Primov à cinq ans de prison en colonie pénitentiaire. (A 724-726).

572. En juillet 2017, après un nouveau procès, la Cour suprême de la Fédération de Russie déclara M. Zeytullayev coupable d’organisation d’activités d’une organisation terroriste (article 205.5 § 1 du CPFR) et alourdit à quinze ans la peine d’emprisonnement (A 724).

β) Le transfèrement des détenus après leur condamnation et le refus de les transférer en Ukraine

573. Après leur condamnation, les quatre individus furent transférés dans des établissem*nts pénitentiaires éloignés en Fédération de Russie : M. Zeytulayev à IK-2, un établissem*nt de régime strict situé dans la ville de Salavat, en République de Bachkirie (à environ 2 500 km) ; M. Saifullayev à IK-17, un établissem*nt de régime de droit commun situé dans la ville d’Omutninsk, dans la région de Kirov (à environ 2 700 km) ; M. Vaitov dans un établissem*nt pénitentiaire de la région de Kurgan (à environ 1 500 km) ; et M. Primov à IK-5, un établissem*nt de régime de droit commun situé à Yasnyy, en République des Maris (à environ 2 200 km) (A 721).

574. M. Saifullayev fut placé dans une cellule disciplinaire (SHIZO) de l’établissem*nt pénitentiaire pendant six mois, pour une infraction probablement montée de toutes pièces (basée sur la découverte d’une carte SIM). Il s’en trouva privé de tout contact téléphonique avec sa famille. Il lui était également interdit de lire le Coran, interdiction qui, selon le gouvernement requérant, confirme qu’il a été persécuté en raison de ses convictions religieuses (A 722).

575. Durant sa détention, M. Vaitov passa quarante-cinq jours en cellule disciplinaire (SHIZO). Selon son avocat, qui s’était rendu auprès de lui fin mars 2017, les peines infligées à M. Vaitov (quinze jours pour chacune) étaient motivées par son refus de collaborer avec l’administration pénitentiaire en espionnant d’autres détenus et en livrant des renseignements sur eux. C’est ce que confirma ensuite le groupe de surveillance local, qui s’était entretenu avec M. Vaitov le 6 avril 2017. L’avocat de ce dernier déclara après sa visite que les prétextes pour l’incarcérer au SHIZO étaient clairement fallacieux (A 721). Les deux autres prisonniers politiques (MM. Saifullayev et Primov) qui avaient été transférés à la même époque dans des prisons russes ont probablement subi un traitement similaire.

576. Le groupe de surveillance civique de Kurgan a confirmé que les conditions de vie en SHIZO s’analysaient en des mauvais traitements car il s’agissait d’un lieu humide, sombre et sans ventilation. Ni les effets personnels ni les contacts avec les familles ni les colis envoyés par elles n’étaient permis. M. Vaitov n’a pas reçu de soins médicaux, alors qu’il en avait demandés à plusieurs reprises, ni pu joindre les agents consulaires ukrainiens. Il était de pratique courante qu’après trois peines disciplinaires de ce type les détenus étaient placés en cellule d’isolement, où les conditions de détention étaient encore pires (A 721).

577. Les demandes des détenus tendant à leur transfèrement en Ukraine afin qu’ils y purgent leur peine et les démarches entreprises par les autorités ukrainiennes dans le même sens furent rejetées par les autorités russes. Le 9 juin 2017, le ministère ukrainien de la Justice joignit le ministère russe de la Justice au sujet du transfèrement de M. Primov. En réponse, le ministère russe de la Justice l’informa le 15 novembre 2017 que le transfèrement de M. Primov était impossible puisqu’il était considéré comme un ressortissant russe. Une demande similaire présentée le 29 mars 2018 concernant M. Zeytullayev fut rejetée par le ministère russe de la Justice pour le même motif.

γ) La procédure pénale ouverte par les autorités ukrainiennes

578. Le 3 mars 2015, les autorités d’enquête ukrainiennes ouvrirent une procédure pénale distincte concernant la privation illégale de liberté dont avaient fait l’objet MM. Zeytullayev, Vaitov et Primov (article 146 § 1 du code pénal ukrainien). Cette procédure fut finalement jointe à d’autres procédures en une seule affaire portant sur la privation illégale de liberté de ressortissants ukrainiens membres de l’organisation Hizb ut-Tahrir.

5. Nouvelle affaire à Sébastopol – Enver Seytosmanov

579. Le 10 mai 2018, le FSB et des policiers arrêtèrent MM. Ernes Seytosmanov et Enver Seytosmanov, deux Tatars de Crimée cousins de M. Primov (paragraphe 566 ci-dessus), au motif qu’ils étaient soupçonnés de collaborer avec l’organisation Hizb ut-Tahrir. Ils perquisitionnèrent le domicile de ces deux frères et celui de leur mère dans le village de Sadovoye. M. Enver Seytosmanov fut arrêté pour association aux activités d’une organisation terroriste (article 205.5 § 2 du CPFR). Son frère Ernes et leur mère furent désignés comme témoins dans cette affaire.

6. Affaire à Simferopol

580. Le 12 octobre 2016, plusieurs perquisitions armées furent menées à Simferopol. Cinq musulmans de Crimée furent arrêtés au motif qu’ils étaient soupçonnés d’association aux activités de Hizb ut-Tahrir : M. Timur Abdullayev fut inculpé sur la base de l’article 205.5 § 1 du CPFR (organisation d’activités d’une organisation terroriste), tandis que MM. Uzeir Abdullayev, Emil Dzhemadenov, Aider Saledinov et Rustem Ismailov furent inculpés sur la base de l’article 205.5 § 2 (participation aux activités d’une organisation terroriste). Ils furent ensuite placés en détention provisoire.

7. Les affaires concernant Vedzhie Kashka – MM. Bekir Dehermendzhi, Asan Chapukh, Kazim Ametov, Kurtseit Abdullaiev et Ruslan Trubach

581. Le 23 novembre 2017, le FSB perquisitionna illégalement les domiciles de huit militants tatars de Crimée. Au même moment, six militants, dont cinq Tatars de Crimée, furent arrêtés au café Medobory et au café Marakand à Simferopol : M. Bekir Dehermendzhi, le père d’un des accusés dans « l’affaire du 26 février » (paragraphe 395 ci-dessus), MM. Kazim Ametov, Asan Chapukh, Ruslan Trubach, Kurtseit Abdullaiev et Yurii Baranov. Les forces de sécurité russes les arrêtèrent sans les avoir avisés des motifs de leur interpellation et sans leur avoir donné accès à un avocat.

582. Sur les lieux des perquisitions était aussi présente Mme Vedzhie Kashka, une ancienne membre du mouvement national des Tatars de Crimée âgée de 83 ans. Elle fut interpellée et arrêtée par la force. Après avoir été placée dans une maison d’arrêt, son état de santé se dégrada rapidement et, le même jour, elle décéda dans une ambulance.

583. Selon les informations tirées des médias russes, les arrestations et perquisitions étaient menées dans le cadre d’une affaire pénale concernant des soupçons d’extorsion dont aurait été victime un ressortissant étranger, sur la base de l’article 163 § 2 du CPFR. Toutes les perquisitions et arrestations furent menées en recourant de façon disproportionnée à la force et en violation des droits procéduraux des détenus, y compris les droits de la défense. Les militants appréhendés au café Medobory furent longtemps menottés et allongés sur le sol. La plupart des membres de la communauté tatare de Crimée détenus à Simferopol furent interrogés par les forces de sécurité et illégalement privés de liberté.

584. Le même jour, les agents du FSB perquisitionnèrent le domicile de M. Dehermendzhi. Par la suite, ce dernier fut transféré au poste de police local, où il fut formellement arrêté (A 728).

585. Le 24 novembre 2017, le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol » ordonna la mise en détention provisoire de M. Dehermendzhi malgré ses problèmes de santé (asthme bronchique, A 733). Le 27 novembre 2017, ce dernier fut inculpé par l’enquêteur (A 729).

586. À partir de son arrestation le 23 novembre 2017, M. Dehermendzhi fut incarcéré au SIZO de Simferopol, où les conditions de détention étaient inhumaines : forte humidité, surpopulation et manque de couchages (A 732).

587. Le 14 décembre 2017, M. Dehermendzhi fut emmené dans une unité médicale d’urgence. Il fut plongé dans un coma artificiel et mis sous respirateur. Selon les informations communiquées par ses proches et son avocat, il était détenu à l’hôpital municipal de Simferopol, inconscient et menotté. L’épouse de M. Dehermendzhi et son avocat ne furent pas autorisés à pénétrer dans son quartier, devant lequel trois policiers montaient la garde ; en outre, un grand nombre d’agents des forces de l’ordre se trouvaient à proximité de l’hôpital. M. Dehermendzhi fut ensuite été transféré au SIZO de Simferopol (A 731).

588. À la date de l’introduction de la requête, l’état de santé de M. Dehermendzhi était très mauvais en raison d’un œdème pulmonaire et d’une insuffisance cardiaque. Pendant cinq jours, il ne parvint pas à dormir à cause d’un asthme aigu. Son avocat demanda qu’il soit hospitalisé et soigné, mais un tribunal interne le refusa.

8. L’affaire du Tablighi Jamaat

589. Le 2 octobre 2017, le FSB procéda à des perquisitions armées dans quatre domiciles et, à cette occasion, il arrêta MM. Talyat Abdurakhmanov, Renat Suleymanov, Arsen Kubedinov et Seiran Mustafayev. Ces quatre personnes étaient accusées d’être associées au mouvement Tablighi Jamaat, qui était interdit en Russie depuis 2009 parce qu’il était considéré comme extrémiste, mais qui restait légal en Ukraine ainsi que, selon le gouvernement requérant, dans la grande majorité des autres pays du monde. Ils furent accusés, sur la base de l’article 282.1 du CPFR, d’organisation d’une communauté extrémiste, alors que rien ne prouvait même leur adhésion au mouvement Tablighi Jamaat.

g) « L’affaire tchétchène » – Mykola (Nikolay) Karpyuk et Stanislav Klykh

1. La genèse de la procédure pénale

590. En mars 2000, les autorités répressives russes ouvrirent une enquête pénale sur la participation de membres de « l’Assemblée nationale ukrainienne – Autodéfense du peuple ukrainien » (« ANU-ADPU ») à la première guerre de Tchétchénie (1994-1996) aux côtés de séparatistes tchétchènes. En mai 2000, elles suspendirent l’enquête (A 735).

591. Dix ans plus tard, l’enquête russe reprit et fut transmise en décembre 2013 au service d’enquête principal pour le ressort fédéral du Nord-Caucase du comité d’investigation de la Fédération de Russie (« le service d’enquête pour le Nord-Caucase »). À partir de mars 2014, l’enquête s’intensifia. Elle fut alors dirigée notamment contre M. Mykola Karpyuk, directeur adjoint du « Secteur droit », un mouvement politique ukrainien d’extrême droite, et contre M. Stanislav Klykh, journaliste et professeur d’université. M. Karpyuk fut inculpé sur le fondement de l’article 209 § 1 du CPFR (direction d’un groupe armé) et M. Klykh sur le fondement de l’article 209 § 2 de ce même code (participation à un groupe armé). Les deux hommes furent également accusés d’homicide multiple en lien avec l’exercice par les victimes de leurs fonctions officielles ou publiques (article 102 c), h) et m) du code pénal de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (« le code pénal de la RSFSR »), tel qu’en vigueur en 1994-1995), et de tentative d’homicide multiple en lien avec l’exercice par les victimes de leurs fonctions officielles ou publiques (article 15 § 2 combiné avec l’article 102 c), h) et m) du code pénal de la RSFSR) (A 819).

592. Selon les autorités d’enquête russes, l’ANU-ADPU fut créée en Ukraine au début des années 1990 et était une organisation militaire et politique d’extrême droite se réclamant d’une idéologie nationaliste. Elle aurait été perçue comme ayant pour objectif et pour mission de lutter contre les autorités russes et de tuer des Russes. MM. Karpyuk, Klykh, A. M. et d’autres ressortissants ukrainiens auraient rejoint l’organisation à cette époque‑là. En décembre 1994, en Ukraine, M. Karpyuk, avec d’autres individus, aurait joué un rôle actif dans la création de groupes armés stables composés des membres les plus radicaux de l’ANU-ADPU en vue de participer au conflit militaire en Russie et de combattre aux côtés de la République tchétchène autoproclamée d’Ichkérie. M. Karpyuk, de même que d’autres membres et dirigeants de l’ANU-ADPU, se serait rendu en République tchétchène afin de prendre part aux agressions et assassinats de ressortissants russes, de militaires et d’agents des forces de l’ordre. M. Karpyuk, avec une autre personne, aurait dirigé un groupe nommé « Viking », qui aurait compris des membres de l’ANU-ADPU tels que MM. Klykh et A.M. Entre décembre 1994 et janvier 1995, MM. Karpyuk, Klykh, A.M. et d’autres membres de ce groupe armé auraient pris part à plusieurs reprises à des conflits armés avec des soldats russes, au cours desquels ils auraient tué au moins trente militaires et en auraient blessé treize autres (A 737 et A 819).

593. Le principal témoin dans l’affaire pénale dirigée contre MM. Karpyuk et Klykh fut M. A.M., un ressortissant ukrainien qui, après la fin de la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2001), fut reconnu coupable et condamné à une longue peine d’emprisonnement pour plusieurs crimes (notamment pour meurtre et pour vol qualifié) commis sur le territoire russe. Au moment où il fit les aveux par lesquels il s’auto-accusa, M. A.M., qui purgeait alors sa peine, recevait un traitement médical en raison de sa séropositivité, de sa dépendance à l’héroïne, d’une tuberculose et de deux types d’hépatite.

594. Dans la première déposition qu’il fit en juin 2013, M. A.M. avoua avoir combattu les troupes russes lors de la seconde guerre de Tchétchénie et donna une liste des personnes ayant combattu avec lui. Le 4 octobre 2013, il avoua une seconde fois, de nouveau par écrit, avoir pris part aux combats survenus entre décembre 1999 et mars 2000, aux côtés de plusieurs ressortissants ukrainiens, dont il ne divulgua pas les noms, parmi lesquels une trentaine de membres de l’ANU-ADPU (A 787).

595. À la suite de ces aveux, M. A.M. fut transféré de la région de Sverdlovsk, où il purgeait sa peine, vers une prison de la ville de Stavropol, où se trouvent les locaux du service d’enquête pour le Nord-Caucase. Le 4 mars 2014, dans une nouvelle déclaration, M. A.M. donna pour la première fois les noms de plusieurs ressortissants ukrainiens avec lesquels il avait supposément combattu en République tchétchène, et que les autorités russes considéraient comme des leaders du mouvement d’Euromaïdan. Le 18 mars 2014, M. A.M. indiqua que M. Karpyuk était membre du groupe de l’ANU‑ADPU ayant combattu en Tchétchénie en 1994-1995. Après l’arrestation de M. Klykh à Oryol en août 2014 pour une infraction administrative (A 749), M. A.M. déclara pour la première fois qu’il avait vu M. Klykh parmi les militants de l’ANU-ADPU à Grozny en janvier 1995 (A 814 et A 818).

2. La détention provisoire de M. Karpyuk et les mauvais traitements subis par lui

596. Le 17 mars 2014 à 19 h 20, M. Karpyuk et deux autres personnes qui l’accompagnaient furent arrêtés par les services de sécurité russes alors qu’ils passaient le poste-frontière russo-ukrainien de la région de Bryansk. M. Karpyuk et ces deux autres personnes furent conduits dans les locaux de la direction régionale du FSB pour la région de Bryansk, où ils furent interrogés et finalement inculpés du chef de non-respect d’une consigne ou d’un ordre régulièrement donné par un militaire dans le cadre de sa mission de protection de la frontière d’État de la Fédération de Russie (article 18.7 du CIAFR). Le 18 mars 2014, M. Karpyuk fut reconnu coupable sur le fondement de la disposition susmentionnée et condamné à quatorze jours de détention administrative. Il fut conduit au centre de détention temporaire de la direction régionale du FSB pour la région de Bryansk et y purgea la peine prononcée contre lui pour infraction administrative (A 746).

597. Le 18 mars 2014, des poursuites pénales furent engagées contre M. Karpyuk sur le fondement de l’article 209 § 1 du CPFR (création et direction d’un groupe armé stable (gang)) (A 737).

598. Dans la matinée du 20 mars 2014, des agents du FSB transférèrent M. Karpyuk dans un centre de détention temporaire de la ville de Yessentuki, dans la région de Stavropol (A 749).

599. Le 21 mars 2014, la cour de Yessentuki plaça M. Karpyuk en détention provisoire pour participation à la première guerre de Tchétchénie aux côtés de séparatistes tchétchènes (A 734). La détention provisoire de M. Karpyuk fut prolongée à plusieurs reprises, pour une durée totale de deux ans et deux mois (A 737-743).

600. Dans la soirée du 21 mars 2014, il fut transféré au centre de détention temporaire de Vladikavkaz. Pendant les quatre premiers jours, M. Karpyuk fut incarcéré dans une cellule dans laquelle était installée une cage métallique d’une superficie d’un mètre carré. Il fut maintenu dans cette cage et privé de sommeil par son gardien (A 756).

601. Pendant la détention de M. Karpyuk dans ce centre, les enquêteurs le soumirent à des actes d’intimidation et de torture dans le but de lui extorquer des aveux. Les premières menaces de représailles contre sa famille étant restées sans effet sur lui, il fut ensuite torturé quotidiennement, par l’application de courant électrique sur différentes parties de son corps (doigts, organes génitaux, cœur) ou par l’introduction d’aiguilles sous ses ongles. Des pressions psychologiques furent en outre exercées sur lui par les enquêteurs, qui déclarèrent à plusieurs reprises au cours de l’enquête préliminaire que « la Russie ne respectait pas les droits de l’homme ». Le 25 mars 2014, l’un des enquêteurs expliqua à M. Karpyuk qu’un ordre d’arrestation avait été établi contre son fils, et peut-être également contre sa femme, et que son fils serait soumis aux mêmes méthodes de torture que lui. Ces menaces poussèrent M. Karpyuk à avouer les infractions dont il était accusé et à donner des faits le récit que les enquêteurs lui avaient indiqué lors des interrogatoires (A 757‑758 et 769).

602. De mars 2014 à septembre 2015, M. Karpyuk fut privé de tout contact avec le monde extérieur. Au cours de la procédure relative à la prolongation de sa détention provisoire, il fut représenté par des avocats désignés par l’État, qui n’assurèrent pas une défense adéquate et se bornèrent à signer des documents préétablis (A 760). Les nombreuses démarches entreprises par les avocats choisis par la famille de M. Karpyuk et par les fonctionnaires consulaires ukrainiens pour rencontrer l’intéressé demeurèrent vaines (voir A 791 et suivants pour les tentatives infructueuses que les fonctionnaires ukrainiens entreprirent afin d’obtenir un accès consulaire). L’avocat qu’il avait lui-même choisi n’eut la possibilité de prendre connaissance du dossier qu’avant la première audience. M. Karpyuk l’informa immédiatement qu’il avait fait des aveux et des déclarations contre d’autres personnes sous la contrainte.

3. La détention provisoire de M. Klykh et les mauvais traitements subis par lui

603. Le 8 août 2014, M. Klykh fut arrêté à Oryol (Fédération de Russie). Le 11 août 2014, le père de M. Klykh aurait été appelé par une personne non identifiée, qui l’aurait informé que son fils avait été placé en détention provisoire dans un centre de détention d’Oryol.

604. Selon les autorités d’enquête russes, M. Klykh fut arrêté pour n’avoir pas obéi à un ordre régulièrement donné par un agent de police (article 19.3 du CIAFR). Au cours de la procédure de vérification, les forces de l’ordre auraient reçu des informations selon lesquelles M. Klykh était soupçonné d’avoir tué des militaires russes pendant la guerre de Tchétchénie (A 814).

605. Le 20 août 2014, M. Klykh fut transféré dans un centre de détention temporaire à Yessentuki, où il fut incarcéré du 22 au 25 août 2014. Selon les déclarations de l’intéressé, il fut également détenu, pendant des durées non précisées, dans des centres de détention provisoire à Piatigorsk, Zelenoku*msk et Vladikavkaz (A 777).

606. Du mois d’août 2014 à la fin mai 2015, M. Klykh fut privé de tout contact avec le monde extérieur. Pendant plusieurs mois, les autorités russes ne fournirent aucune information à ses proches ni au gouvernement ukrainien quant au lieu où il se trouvait. Il ne fut pas autorisé à consulter un avocat de son choix ni à rencontrer des fonctionnaires consulaires ukrainiens (A 816). Au cours de la procédure relative à la prolongation de sa détention provisoire, il fut représenté par des avocats désignés par l’État, qui n’assurèrent pas une défense adéquate et se bornèrent à signer des documents préétablis.

607. Au cours de l’enquête, M. Klykh, en raison des pressions physiques et psychologiques qui furent exercées sur lui, fit des déclarations par lesquelles il s’accusa lui-même. Entre le 28 août et le 22 septembre 2014, alors qu’il se trouvait en détention provisoire, il fut soumis à différentes méthodes d’interrogatoire illégales, et notamment à des actes de torture : il fut frappé, soumis à des décharges électriques, menotté, maintenu en position agenouillée, se vit administrer de l’alcool et des médicaments psychotropes, et fut privé de nourriture et d’eau avant de se voir administrer de l’eau contenant des substances psychotropes (voir la déclaration manuscrite non datée de M. Klykh, à laquelle il est fait référence dans A 775 et suivants), ce qui provoqua chez lui une vision hallucinatoire de la mort de son père si intense qu’il ne parvint pas à croire sa mère et son avocat lorsque ceux-ci lui rappelèrent qu’il était vivant (A 824).

608. De plus, selon ses avocats, le maintien de M. Klykh à l’isolement pendant dix mois eut des conséquences néfastes sur sa santé mentale (A 824).

609. Des examens médicolégaux confirment également que M. Klykh fut torturé. Selon un rapport d’expertise établi le 17 janvier 2015 par le bureau du médecin légiste en chef de Grozny, plusieurs blessures furent constatées sur le corps de M. Klykh. Les auteurs de ce rapport observèrent de multiples blessures sur diverses parties du corps de M. Klykh mais ils ne purent déterminer les causes des cicatrices en raison selon eux de l’absence de méthodologie permettant l’identification des séquelles des blessures causées par l’application de décharges électriques sur des personnes vivantes. Toutefois, deux experts du bureau du médecin légiste en chef de la République de Tchétchénie affirmèrent, lors d’une audience tenue le 4 avril 2016, qu’il existait une méthode permettant d’identifier les séquelles des lésions causées par l’application de décharges électriques sur des personnes vivantes et qu’il était hautement probable que les lésions corporelles observées correspondissent avec les circonstances décrites par M. Klykh dans sa plainte (A 789). Selon une autre expertise, publiée le 5 août 2015 par le bureau du médecin légiste en chef de la République de Kabardino-Balkarie, des cicatrices furent constatées sur le poignet droit de M. Klykh, sur son avant-bras droit, sur ses articulations radio-carpiennes gauche et droite, sur ses genoux gauche et droit, sur ses mollets gauche et droit et sur ses chevilles gauche et droite.

610. En mai 2015, M. Klykh put rencontrer pour la première fois un avocat de son choix. À la suite de leur premier entretien, il rétracta toutes les déclarations auto-accusatrices qu’il avait faites sous la contrainte au cours de l’enquête préliminaire et choisit de garder le silence en vertu de l’article 51 de la Constitution de la Fédération de Russie (A 816). Néanmoins, les autorités d’enquête l’informèrent que les déclarations auto-accusatrices, bien que retirées par lui, seraient utilisées comme preuves dans la procédure judiciaire.

611. Les avocats de M. Klykh demandèrent à deux reprises que les procès-verbaux d’interrogatoire contenant ses aveux et déclarations antérieurs fussent déclarés irrecevables à titre de preuves dans le cadre de la procédure pénale au motif qu’ils avaient été obtenus au moyen de méthodes d’interrogatoire prohibées, notamment la torture. Ils s’opposèrent en outre à la lecture de ces procès-verbaux devant le jury. Toutes ces demandes furent rejetées par la juridiction saisie de l’affaire (A 789).

4. Les démarches entreprises par les autorités consulaires ukrainiennes pour obtenir des informations sur l’arrestation et la détention de MM. Karpyuk et Klykh et un droit d’accès consulaire à ces deux personnes

612. Le 13 mai 2014, le consulat général d’Ukraine à Rostov-sur-le-Don fut informé de l’arrestation de M. Karpyuk. Toutefois, il ne fut pas officiellement informé de la détention de M. Klykh, et les démarches entreprises par le ministère des Affaires étrangères ukrainien pour le retrouver restèrent longtemps sans succès.

613. À partir du mois d’août 2014, le ministère des Affaires étrangères ukrainien et plusieurs de ses services établis dans la Fédération de Russie adressèrent à leurs hom*ologues russes ou aux autorités d’enquête des demandes visant à obtenir des informations sur l’arrestation de MM. Karpyuk et Klykh, les motifs de ces arrestations, le lieu et les conditions de leur détention, ainsi qu’à assurer leur protection juridique. Invoquant les dispositions de l’article 13 de la Convention consulaire entre l’Ukraine et la Fédération de Russie, ils demandèrent également à bénéficier d’un accès consulaire aux deux détenus. La plupart des lettres restèrent sans réponse (A 791-792).

614. Les 29 octobre et 11 novembre 2014, l’ambassade d’Ukraine en Russie reçut du ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie des notes contenant des informations sur la détention de M. Karpyuk et indiquant que le service d’enquête pour le Nord-Caucase autoriserait l’accès consulaire à M. Karpyuk et à M. Klykh, mais sans préciser leur lieu de détention.

615. Le 26 décembre 2014, le consul d’Ukraine à Rostov-sur-le-Don se rendit à Yessentuki pour y rencontrer MM. Klykh et Karpyuk. Les autorités d’enquête l’informèrent toutefois que sa demande de visite aux deux détenus n’avait pas été instruite.

616. Le 30 décembre 2014, le ministère des Affaires étrangères ukrainien publia une déclaration dans laquelle il soulignait que le fait de ne pas garantir l’accès des fonctionnaires consulaires ukrainiens aux ressortissants ukrainiens détenus sur le territoire russe, en particulier à M. Klykh, constituait une violation flagrante des droits des ressortissants ukrainiens, ainsi que du droit des fonctionnaires consulaires à un accès sans restriction à ces ressortissants.

617. Ce n’est qu’en octobre 2015 que le consul général d’Ukraine put rencontrer M. Karpyuk et M. Klykh pour la première fois. À cette occasion, il constata que les corps des intéressés portaient des cicatrices résultant des actes de torture qu’ils avaient subis (A 821).

5. La condamnation de M. Karpyuk et de M. Klykh

618. Le 26 mai 2016, la Cour suprême de la République tchétchène, se fondant sur la supposée appartenance des accusés à l’ANU-ADPU, déclara M. Karpyuk coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à une peine d’emprisonnement de vingt-deux ans et six mois, les dix premières années devant être purgées en prison et le reste de la peine dans un établissem*nt pénitentiaire à régime strict ; elle déclara M. Klykh coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à vingt ans d’emprisonnement, les neuf premières années devant être purgées en prison et le reste dans un établissem*nt pénitentiaire à régime strict (A 788). Le 26 septembre 2016, la Cour suprême de la Fédération de Russie confirma cet arrêt, qui prit effet à la même date (A 790).

619. Les décisions de justice susmentionnées comportaient plusieurs anomalies :

i) Les preuves sur lesquelles les juridictions russes s’appuyèrent pour condamner MM. Klykh et Karpyuk furent principalement les déclarations faites par les accusés avant le procès (et qu’ils rétractèrent après avoir consulté les avocats de leur choix) et par le témoin A.M. ;

ii) Aucun militaire russe ayant participé à la guerre en Tchétchénie n’attesta que MM. Klykh et Karpyuk avaient participé à la bataille de Grozny en 1994-1995, ni ne déclara que ces personnes avaient commis une quelconque infraction contre eux ;

iii) Les nationalistes ukrainiens ayant participé à la guerre de Tchétchénie déclarèrent que MM. Klykh et Karpyuk n’avaient pas servi dans leurs rangs (A 818) ;

iv) Le jugement rendu le 26 mai 2016 contenait de nombreuses erreurs factuelles et des conclusions contradictoires : a) le type d’armes qui auraient été utilisées par M. Klykh pour commettre un homicide ne correspondait pas aux types de blessures constatées sur les victimes ; b) les conclusions relatives au lieu de la plupart des décès ne correspondaient pas au lieu où, selon le dossier, le crime avait été commis ; c) les éléments de preuve soumis par l’accusation n’étaient pas concordants (par exemple, il avait d’abord été allégué que 140 Ukrainiens étaient arrivés en République tchétchène, puis que 500 Ukrainiens avaient pris part aux combats) ou étaient en contradiction avec les données figurant dans les sources documentaires relatives à la première et à la seconde guerre de Tchétchénie (A 818) ;

v) À l’époque à laquelle il était censé avoir eu des activités pénalement répréhensibles en République tchétchène, M. Klykh était âgé de 20 ans et étudiait à temps plein à l’Université nationale Taras Chevtchenko de Kyiv (A 815).

6. Le « traitement inhumain » et le défaut d’assistance médicale en prison après la condamnation

620. Au début de l’année 2017, on apprit que M. Karpyuk avait été détenu pendant quelque temps à la prison T-2 de la ville de Vladimir (prison connue sous le nom de « Vladimirskiy Tsentral »).

621. Selon la Verkhovna Rada (commissaire aux droits de l’homme ukrainienne, ci-après la « médiatrice ukrainienne »), M. Klykh fut transféré au début du mois de janvier 2017 d’un centre de détention de Grozny à la prison de Verkhneuralsk, dans la région de Tcheliabinsk (A 805).

622. Le 17 octobre 2017, la mère de M. Klykh adressa une lettre au président ukrainien (A 770). Dans ce courrier, elle expliqua qu’elle avait vu son fils au cours d’une visite de trois jours, du 9 au 11 octobre 2017, dans la prison susmentionnée. Elle précisa qu’avant cette visite, elle avait vu son fils pour la dernière fois à Grozny en mars 2016. Elle déclara qu’elle avait constaté une détérioration importante de la santé physique et psychologique de son fils. Elle relata que celui-ci lui avait dit qu’au cours de l’été 2017, il avait refusé de manger pendant douze jours pour protester contre sa détention dans une prison russe, qu’il estimait être illégale ; que, lorsqu’il avait demandé à être transféré dans un établissem*nt médical en raison d’un taux d’hémoglobine très bas et de problèmes de tension artérielle, il avait été admis pendant plusieurs semaines dans un hôpital psychiatrique de Magnitogorsk ; que, dans ce dernier établissem*nt, il avait reçu des injections intraveineuses de substances dont il ignorait la nature, probablement psychotropes, ce qui lui avait fait perdre non seulement la capacité de se mouvoir, mais aussi presque tout souvenir de son séjour dans l’établissem*nt médical ; et que, pendant ce traitement, il avait perdu du poids et était devenu trop faible pour se laver (A 771).

623. M. Klykh ne reçut pas non plus de soins médicaux adéquats en prison, ses blessures ne furent pas soignées et il se vit là encore administrer par voie intraveineuse des médicaments dont il ignorait la nature. Le 15 avril 2018, il demanda son transfert dans un autre établissem*nt pénitentiaire et entama une grève de la faim (A 554).

624. Le 4 juillet 2018, il fut transféré contre son gré à l’hôpital psychiatrique régional de Tcheliabinsk, à Magnitogorsk. Un avocat qui lui rendit visite estima que les changements constatés dans son comportement s’expliquaient par le fait qu’il recevait des tranquillisants. M. Klykh lui-même indiqua à l’avocat qu’on lui administrait des injections à l’hôpital (A 822).

7. Le transfèrement de M. Klykh et de M. Karpyuk en Ukraine pour l’exécution de leur peine

625. À partir du mois de juin 2016, le ministère de la Justice ukrainien adressa à plusieurs reprises au ministère de la Justice de la Fédération de Russie des demandes d’examen du transfèrement de MM. Karpyuk et Klykh afin qu’ils purgent leur peine en Ukraine, conformément à l’article 6 § 2 de la Convention de 1983 sur le transfèrement des personnes condamnées (A 802-803). L’ambassade d’Ukraine en Russie demanda au ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie de l’aider à accélérer la procédure de transfèrement.

626. En novembre 2017, le ministère de la Justice de la Fédération de Russie informa son hom*ologue ukrainien de son refus de transférer MM. Karpyuk et Klykh en Ukraine, en application de l’article 3 § 1 f) de la Convention sur le transfèrement des personnes condamnées (lequel exige que l’État de condamnation et l’État d’exécution se soient mis d’accord sur le transfèrement), sans préciser le motif de ce refus. En réponse, le ministère de la Justice ukrainien demanda des informations sur les raisons de ce refus ainsi qu’une copie de la décision de justice examinant et rejetant la demande de transfèrement, conformément aux articles 469 et 470 du CPPFR. Le 19 janvier 2018, le ministère de la Justice de la Fédération de Russie réitéra son refus de transférer MM. Klykh et Karpyuk en Ukraine (A 806-811).

627. Le 20 novembre 2019, le gouvernement requérant informa la Cour que M. Klykh avait été transféré en Ukraine le 7 septembre 2019, dans le cadre d’un échange de prisonniers avec la Fédération de Russie (voir également A 452-453).

h) Les affaires du « Quatuor criméen »

628. M. Oleg Sentsov était connu comme réalisateur de films, écrivain et militant des droits civiques, M. Oleksandr Kolchenko comme écologiste et militant des droits civiques.

629. Selon les autorités d’enquête russes, ces deux hommes formaient un groupe terroriste avec MM. Oleksiy Cherniy, Hennadii Afanasiev et quatre autres personnes. M. Sentsov, le « chef du groupe », aurait donné l’ordre de déclencher des incendies criminels et des explosions à Simferopol. Ces actions auraient visé « à déstabiliser la situation dans la péninsule de Crimée et à influencer les autorités afin qu’elles prennent une décision sur le retrait de la Crimée de la Fédération de Russie ». MM. Sentsov, Kolchenko, Cherniy et Afanasiev furent inculpés d’incendie criminel nocturne pour l’incendie du bureau de la Communauté russe de Crimée, qui était survenu le 14 avril 2014 et avait entraîné la destruction d’une porte, causant un préjudice estimé à 30 000 RUB (environ 640 EUR), ainsi que pour l’incendie du bureau de la section régionale du parti Russie unie, qui était survenu le 18 avril 2014 et avait entraîné la destruction d’une cuisine, causant un préjudice estimé à 200 000 RUB (environ 4 250 EUR). Il leur fut également reproché d’avoir planifié l’explosion du monument à Lénine situé près de la gare de Simferopol dans la nuit du 8 au 9 mai 2014 et du mémorial de la Flamme éternelle à Simferopol. Dans le cadre de leurs activités criminelles présumées, les membres du groupe auraient tenté d’acquérir des explosifs. Plus particulièrement, M. Cherniy aurait tenté d’acquérir deux engins explosifs improvisés (EEI) auprès de M. A.P., lequel lui aurait remis deux EEI factices qui lui auraient été fournis par le FSB dans le cadre d’une « expérimentation opérationnelle » (« оперативный эксперимент »). Le témoin susmentionné aurait aidé les forces de l’ordre à assister à la remise des EEI factices à M. Cherniy.

630. Ces quatre personnes furent arrêtées en Crimée à différentes dates du mois de mai 2014 (A 830, A 835 et A 840). Le 23 mai 2014, ils furent transférés de la Crimée à Moscou et incarcérés au SIZO de Lefortovo (A 877).

631. Les affaires pénales dirigées contre MM. Afanasiev et Cherniy furent disjointes de celles dirigées contre MM. Sentsov et Kolchenko et examinées séparément.

632. MM. Cherniy et Afanasiev « avouèrent » tous deux les infractions en question au cours de l’enquête préliminaire et firent des déclarations mettant en cause MM. Sentsov et Kolchenko (A 851 et A 881). Toutefois, au cours d’une audience dans l’affaire dirigée contre MM. Sentsov et Kolchenko, M. Afanasiev revint sur ses déclarations, qu’il avait faites sous la contrainte (A 845 et A 881). Quant à M. Cherniy, il ne se rétracta pas mais il déclara par la suite au consul ukrainien avoir été frappé et menacé lors de son arrestation (A 870).

633. Les quatre Ukrainiens se virent attribuer de force la nationalité russe (qu’ils avaient constamment refusée), ce qui servit de justification aux refus de visite qui furent opposés à plusieurs reprises aux consuls ukrainiens. Le 25 mai 2014, par exemple, le consulat d’Ukraine demanda en vain l’autorisation de leur rendre visite au SIZO de Lefortovo (A 862). De mai à août 2014, l’ambassade d’Ukraine en Russie adressa aux autorités russes de nombreuses demandes similaires sur le fondement des articles 13 et 14 de la Convention consulaire de 1993 entre la Fédération de Russie et l’Ukraine (A 61), qui furent toutes sans succès (A 863-864). Les autorités russes affirmèrent que ces quatre personnes étaient devenues des ressortissants russes en application de la législation relative à la nationalité des personnes vivant en Crimée qui avait été adoptée après mars 2014 (paragraphe 62 ci‑dessus et A 865-867). Lors de son procès en 2015, M. Sentsov refusa de reconnaître la nationalité russe qui lui avait été imposée.

634. Les autorités répressives russes recoururent à des méthodes d’enquête illégales, notamment à des actes de « torture barbare », afin de faire pression sur les accusés. À la suite de leur condamnation, l’humiliation physique et psychologique se poursuivit dans les établissem*nts où ils avaient été transférés pour purger leur peine.

1. Oleg Sentsov

635. Le 10 mai 2014, M. Sentsov fut appréhendé par des agents du FSB près de son immeuble à Simferopol. Les agents le firent monter de force dans un bus, lui passèrent les menottes, lui mirent un sac sur la tête et le conduisirent dans les locaux du FSB. Une fois sur place, M. Sentsov fut frappé à coups de poing, de pied, de matraque, étouffé avec un sac en plastique et des personnes non identifiées le menacèrent de le violer avec une matraque puis de l’enterrer dans la forêt. On lui ordonna de témoigner contre les militants ukrainiens en déclarant qu’ils avaient l’intention de détruire le monument à Lénine se trouvant près de la gare de Simferopol (A 830-832). L’interrogatoire de M. Sentsov dura environ quatre heures.

636. Le même jour, un enquêteur en chef du FSB ordonna une perquisition au domicile de M. Sentsov (A 832).

637. Le 11 mai 2014, le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol » ordonna le placement en détention provisoire de M. Sentsov. Celui-ci fut accusé d’avoir créé un « groupe terroriste de sabotage lié au Secteur droit », qui était censé avoir commis deux incendies criminels et avoir planifié l’explosion du monument à Lénine et du mémorial de la Flamme éternelle à Simferopol.

638. Le 25 juin 2014, le tribunal du district de Moscou de Lefortovo rejeta la demande de M. Sentsov tendant à obtenir l’accès aux éléments de son dossier pénal, dans le but d’introduire une requête devant la Cour.

639. En octobre 2014, les autorités d’enquête refusèrent d’ouvrir une procédure pénale destinée à faire la lumière sur les blessures de M. Sentsov, alors même que la réalité de celles‑ci étaient attestée par des éléments de preuve. Dans la décision de classem*nt sans suite, il était affirmé que le détenu était « enclin au sadomasochisme et que les blessures au dos lui avaient été infligées par une partenaire féminine peu avant l’arrestation » (A 876).

640. Le procès de MM. Sentsov et Kolchenko s’ouvrit devant la cour militaire du ressort du Nord-Caucase le 21 juillet 2015.

641. Le 25 août 2015, la cour militaire du ressort du Nord-Caucase déclara M. Sentsov coupable de plusieurs infractions prévues par le CPFR, à savoir : création d’une organisation terroriste (article 205.4 § 1) ; incendie volontaire commis en bande organisée constitutif d’un acte terroriste (article 205 § 2 a)) ; préparation d’un acte terroriste en bande organisée (article 30 § 1 combiné avec l’article 205 § 2 a)) ; tentative d’achat de matières explosives (article 30 § 3 combiné avec l’article 222 § 3) ; et stockage d’armes à feu et de munitions en bande organisée (article 222 § 3). M. Sentsov fut condamné à vingt ans d’emprisonnement dans un établissem*nt pénitentiaire à régime strict (A 846). Le 24 novembre 2015, la Cour suprême de la Fédération de Russie confirma ce jugement (A 850).

642. Le procès fut entaché d’un certain nombre de manquements :

i) Les seuls éléments à charge contre M. Sentsov furent les déclarations faites sous la torture par MM. Cherniy et Afanasiev avant le procès. Ce dernier se rétracta au cours du procès ;

ii) Aucun élément de preuve consistant n’attesta l’existence d’un « groupe terroriste de Crimée » ou de sa structure, alors que les accusés ne se connaissaient même pas entre eux ;

iii) La gravité des chefs d’accusation retenus contre M. Sentsov était liée à son appartenance supposée au « Secteur droit », une organisation qui fut interdite en Russie six mois après son arrestation ;

iv) L’accusation eut recours à des « témoins secrets » ;

v) Les allégations formulées par M. Sentsov lors de l’audience du 6 août 2015 au sujet des tortures qui lui avaient été infligées, notamment des coups, des étouffements et des menaces (A 876), ne furent pas prises en compte par les juridictions internes (A 852).

643. Le 24 décembre 2015, le tribunal du district de Moscou de Meshchansky rejeta les demandes de M. Sentsov dirigées contre le FSB et les médias russes tendant à la protection de son honneur et de sa dignité. Ces procédures étaient dirigées contre plusieurs chaînes de télévision qui, sur la seule base d’un communiqué de presse du FSB, avaient qualifié M. Sentsov de « terroriste » avant qu’il fût condamné.

644. M. Sentsov purgea d’abord sa peine dans une prison de la République de Sakha. En septembre 2017, il aurait été transféré dans la région autonome de Iamalo-Nénétsie.

645. Le 1er mars 2016, à la demande de M. Sentsov, le ministère de la Justice ukrainien prit contact avec le ministère de la Justice de la Fédération de Russie pour demander le transfèrement de M. Sentsov en Ukraine afin que celui‑ci y purge sa peine. Le 7 octobre 2016, le ministère russe informa son hom*ologue ukrainien que ce transfèrement n’était pas possible puisque M. Sentsov était un ressortissant russe (A 866).

646. Le 14 mai 2018, M. Sentsov entama une grève de la faim pour protester contre l’incarcération de soixante-cinq prisonniers politiques ukrainiens en Russie et réclamer leur libération. Le 4 juin 2018, l’avocat de M. Sentsov indiqua que celui-ci avait perdu huit kilogrammes depuis qu’il avait entamé sa grève de la faim et que les médecins de la prison l’avaient averti qu’il courait un grave risque d’insuffisance rénale et que, par conséquent, il s’exposait à être alimenté de force s’il poursuivait cette grève de la faim.

647. Le 9 juin 2018, au cours d’une conversation téléphonique, le président ukrainien et le président de la Fédération de Russie discutèrent de la libération de prisonniers politiques. Ils convinrent que les médiatrices de l’Ukraine et de la Russie rendraient visite aux prisonniers des deux pays « dans un avenir proche ». Le président ukrainien attira l’attention de son hom*ologue russe sur la grève de la faim entamée par un certain nombre de prisonniers ukrainiens détenus en Russie et se déclara préoccupé par la détérioration de leur état de santé.

648. Les 8 et 11 juin 2018, la médiatrice ukrainienne écrivit à son hom*ologue russe pour lui proposer une procédure de visites réciproques aux prisonniers détenus dans leurs pays respectifs, ainsi qu’un calendrier pour ces visites. Elle exposa notamment son intention de rendre visite à M. Sentsov le 15 juin 2018. Dans une lettre du 13 juin 2018, la médiatrice russe répondit qu’elle ne pouvait pas accompagner son hom*ologue ukrainienne lors de ses visites dans les établissem*nts pénitentiaires russes pendant la période du 14 au 16 juin 2018. Le 14 juin 2018, lors d’une réunion à Moscou, la médiatrice russe proposa que son hom*ologue ukrainienne rende visite à M. Sentsov après le 22 juin 2018. Toutefois, compte tenu de la détérioration apparemment grave et rapide de l’état de santé de ce dernier, les autorités russes retirèrent cette proposition.

649. Le 15 juin 2018, conformément au calendrier déjà communiqué aux autorités russes, la médiatrice ukrainienne se rendit à la prison de Labytnangi, où M. Sentsov était incarcéré. Toutefois, le directeur de l’établissem*nt ne l’autorisa pas à rencontrer le détenu, et il refusa également de lui fournir la moindre information sur l’état de santé de l’intéressé, sans motiver ce refus.

650. Lors d’une réunion tenue le 18 juin 2018 à Moscou, les médiatrices russe et ukrainienne discutèrent d’un mémorandum sur les visites réciproques aux prisonniers détenus dans les établissem*nts pénitentiaires des deux pays. Il fut également convenu que la médiatrice ukrainienne pourrait s’entretenir avec M. Sentsov le 19 juin 2018 à 11 heures. Toutefois, l’accord susmentionné n’ayant pas été approuvé par les « autorités supérieures », la visite n’eut finalement pas lieu.

651. La médiatrice russe indiqua lors de la réunion susmentionnée que M. Sentsov avait mis fin à sa grève de la faim. Le 20 juin 2018, dans un entretien publié dans les médias russes, elle précisa que : i) M. Sentsov recevait les soins médicaux nécessaires et suivait une « thérapie de l’alimentation » ; ii) il recevait un « traitement diététique à base de vitamines, de glucose et de protéines » ; et iii) non seulement il n’avait pas perdu de poids, mais il avait même pris deux kilogrammes. À la même époque, les grands médias russes affirmèrent que M. Sentsov poursuivait sa grève de la faim.

652. Par une lettre du 21 juin 2018, la médiatrice ukrainienne informa le ministère de la Justice ukrainien que l’accès à M. Sentsov qu’elle avait demandé dans le but d’examiner son état de santé lui avait été refusé. Elle ajouta qu’aucun document médical ne lui avait été fourni et que les seules informations disponibles à ce sujet étaient les déclarations générales faites par la médiatrice russe aux grands médias russes.

653. Le 7 septembre 2019, M. Sentsov fut transféré en Ukraine dans le cadre d’un échange de prisonniers entre l’Ukraine et la Fédération de Russie (A 452-453).

2. Oleksandr (Aleksandr) Kolchenko

654. M. Kolchenko, ressortissant ukrainien et archéologue de profession, est un militant syndicaliste de gauche aux convictions antifascistes, anarchistes et écologistes.

655. Le 15 mai 2014, le « tribunal de district de Kyiv de Simferopol » ordonna une perquisition au domicile de M. Kolchenko.

656. Le 16 mai 2014, M. Kolchenko fut enlevé par des inconnus près de l’ancien bâtiment du SBU de Crimée à Simferopol. Après avoir été enlevé, il fut frappé au visage et en différentes parties du corps (A 835).

657. Le 17 mai 2014, le « tribunal de district de Kyiv de Simferopol » ordonna le placement en détention provisoire de M. Kolchenko pour une durée de deux mois.

658. Le 30 mai 2014, le FSB fit une déclaration officielle au sujet de la détention de M. Kolchenko, dans laquelle celui-ci était accusé d’avoir été membre de l’organisation « Secteur droit ».

659. Le 25 août 2015, un mois après l’ouverture du procès, la cour militaire du ressort du Nord-Caucase déclara M. Kolchenko coupable de participation à l’incendie criminel du bureau du parti Russie unie (article 205 § 2 a) du CPFR) et de participation à une organisation terroriste (article 205.4 § 2 du même code) et le condamna à dix ans d’emprisonnement dans un établissem*nt à régime strict (A 846). M. Kolchenko ne nia pas avoir participé à l’incendie criminel, mais précisa qu’il avait simplement surveillé la rue pendant que M. Cherniy et une autre personne mettaient le feu à l’immeuble (A 872). Le 24 novembre 2015, la Cour suprême de la Fédération de Russie confirma le jugement de condamnation (A 850).

660. Au début du mois de mars 2016, on apprit que M. Koltchenko avait été transféré au IK-6, un établissem*nt pénitentiaire à régime strict situé à Kopeysk (« l’établissem*nt de Kopeysk »), dans la région de Tcheliabinsk, connu en raison de fréquents signalements d’actes de torture. Dans l’établissem*nt de Kopeysk, M. Kolchenko fut soumis à des pressions systématiques. Immédiatement après son arrivée dans cet établissem*nt, il se vit infliger une sanction de quinze jours de cellule disciplinaire pour avoir employé des termes argotiques et n’avoir pas porté l’uniforme pénitentiaire (A 877).

661. Le 1er mars 2016, à la demande de M. Kolchenko, le ministère de la Justice ukrainien prit contact avec le ministère de la Justice de la Fédération de Russie pour demander le transfèrement de M. Kolchenko en Ukraine afin que celui-ci y purge sa peine. Le 9 janvier 2017, le ministère russe informa son hom*ologue ukrainien que ce transfèrement n’était pas possible puisque M. Kolchenko était un ressortissant russe (A 867).

662. Par la suite, M. Kolchenko fut transféré au IK-15, un établissem*nt pénitentiaire à régime strict situé à Bataïsk, dans la région de Rostov.

3. Hennadii Afanasiev

663. Le 9 mai 2014, M. Afanasiev fut arrêté par des agents du FSB alors qu’il participait aux commémorations du Jour de la Victoire à Simferopol. Les agents du FSB le firent monter de force dans une voiture, où ils le plaquèrent au plancher et lui mirent un sac sur la tête (A 880). Tandis que le véhicule les conduisait à l’appartement de M. Afanasiev, les agents lui demandèrent les noms des participants à une manifestation pro-ukrainienne en lui assénant des coups de poing dans le ventre. Tous ses effets personnels furent saisis. Les agents le menacèrent de l’emmener dans la forêt et de lui y faire creuser sa propre tombe. Ils guidèrent M. Afanasiev, qui avait toujours la tête couverte, jusqu’à son appartement, puis le plaquèrent au sol. Le FSB procéda à une perquisition de son domicile, mais rien ne fut saisi (A 879).

664. Le même jour, le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol » ordonna le placement en détention provisoire de M. Afanasiev pour une durée de deux mois.

665. M. Afanasiev fut alors conduit dans les locaux du FSB et incarcéré pendant dix jours dans une cellule très froide située au sous-sol du bâtiment. Il ne fut autorisé ni à dormir, ni à manger, ni à boire. Enchaîné à une chaise en métal, il fut frappé, menacé et soumis à d’autres techniques de torture destinées à lui faire déclarer que, le 9 mai 2014, il avait tenté de faire exploser un monument aux morts. Il fut conduit pour une nuit dans un lieu de détention provisoire. En outre, les agents du FSB firent entrer M. Cherniy dans la cellule de M. Afanasiev et le forcèrent à témoigner contre ce dernier et d’autres personnes (A 859).

666. Sous l’effet de ces tortures, M. Afanasiev accepta de faire des déclarations contre deux autres militants qui avaient été détenus et inculpés en Crimée. Menacé de subir de nouveau les mêmes tortures, il fut contraint de s’exprimer à la télévision et de faire les déclarations que les autorités russes attendaient de lui.

667. À partir du 23 mai 2014, le consulat d’Ukraine demanda l’accès consulaire à M. Afanasiev, qui avait alors été transféré au SIZO de Lefortovo, sans succès (A 863-864).

668. Le 17 décembre 2014, la cour de Moscou déclara M. Afanasiev coupable de participation à une organisation terroriste (article 205.4 § 2 du CPFR), d’incendie volontaire du bureau de la Communauté russe de Crimée et de la branche régionale du parti Russie unie (article 205 § 2 a)), et de préparation de l’explosion du monument à Lénine de Simferopol (article 30 § 1 combiné avec l’article 205 § 2 a), et article 30 § 3 combiné avec l’article 222 § 3). La peine qui fut prononcée contre lui est inconnue.

669. En juillet 2015, M. Afanasiev fut transféré dans une maison d’arrêt à Rostov-sur-le-Don afin qu’il participe au procès de MM. Sentsov et Kolchenko. Pendant son séjour dans cet établissem*nt, un agent du FSB lui ordonna de faire une déclaration contre MM. Sentsov et Kolchenko, en lui indiquant que sa mère pourrait « avoir un accident de voiture » s’il n’obéissait pas à cette instruction.

670. Le 31 juillet 2015, lors d’une audience du procès de MM. Sentsov et Kolchenko, M. Afanasiev revint sur ses déclarations antérieures et informa le tribunal que les autorités avaient utilisé la torture pour le contraindre à témoigner (A 845). À la suite de cette audience, M. Afanasiev fut frappé par les agents du FSB dans le centre de détention.

671. À une date non précisée, M. Afanasiev fut transféré en train dans un établissem*nt pénitentiaire situé à proximité de la ville de Vorkuta (République de Komi, Fédération de Russie). Le transfert fut très pénible car les wagons étaient dépourvus de point d’eau et d’installations sanitaires et que la température y était très élevée (A 881).

672. Pendant sa détention dans cette prison, M. Afanasiev fut placé dans une cellule disciplinaire, puis dans une unité à régime strict, supposément parce que le personnel de la prison avait trouvé une lame dans ses effets personnels. Selon M. Afanasiev, la lame y avait été placée par des agents de l’établissem*nt. Il fut sanctionné une seconde fois lorsque des membres du personnel trouvèrent une carte SIM dans ses effets personnels, qui avaient été conservés dans une pièce séparée, qui était fermée à clé la nuit. Bien que M. Afanasiev eût insisté pour que la carte SIM fût examinée et que la liste des communications établies depuis le numéro de téléphone associé fût extraite (ce qui aurait montré qu’il n’avait passé aucun appel), le personnel de la prison détruisit la carte SIM quelques jours plus tard (A 881).

673. M. Afanasiev fut détenu avec 100 autres personnes dans une cellule collective d’une superficie de 150 m². Il contracta une grave pathologie dermatologique.

674. À une date ultérieure, M. Afanasiev fut transféré dans l’établissem*nt pénitentiaire IK-31 de Mikoun, en République de Komi, où il fut détenu avec des criminels dangereux dans de petit* baraquements. Il fut maintenu à l’isolement pendant deux mois et quinze jours (A 881).

675. Le 1er mars 2016, le ministère de la Justice ukrainien prit contact avec le ministère de la Justice de la Fédération de Russie pour demander le transfèrement de M. Afanasiev en Ukraine afin que celui-ci y purge sa peine. Le 21 novembre 2017, le ministère russe informa son hom*ologue ukrainien qu’il était impossible de procéder à ce transfèrement, sans indiquer la raison de cette impossibilité. Par la suite, en réponse à une demande présentée le 25 octobre 2017 par la médiatrice ukrainienne, les autorités russes expliquèrent que la demande de transfèrement avait été rejetée en raison du fait que M. Afanasiev était un ressortissant russe.

676. Le 14 juin 2016, MM. Afanasiev et Soloshenko furent transférés en Ukraine à la suite de la grâce accordée par le président de la Fédération de Russie (paragraphe 750 ci-dessous).

4. Oleksiy (Aleksey) Cherniy

677. Le 9 mai 2014, M. Cherniy fut arrêté par des agents du FSB (A 858) et interrogé par un enquêteur de ce service (A 860). Sur ordre de l’enquêteur, une perquisition fut effectuée au domicile de M. Cherniy, au cours de laquelle certains de ses effets personnels furent saisis (A 859). Le même jour, le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol » ordonna le placement de M. Cherniy en détention provisoire pour deux mois (A 857).

678. M. Cherniy fut accusé d’avoir participé à un groupe terroriste et à des activités terroristes en lien avec l’incendie des locaux du parti Russie unie, ainsi que d’avoir préparé l’explosion du monument à Lénine et du mémorial de la Flamme éternelle à Simferopol (A 858). Par la suite, M. Cherniy fut interrogé à plusieurs reprises en qualité de suspect et en qualité d’accusé.

679. Au cours de la phase préliminaire de la procédure, puis du procès, M. Cherniy fut détenu dans plusieurs centres de détention, dont le centre de psychiatrie sociale et médico-légale V. Serbsky (Moscou), le SIZO de Lefortovo et le SIZO de Butyrka. Il passa neuf mois à l’isolement total. Lors de sa première rencontre avec le consul ukrainien, M. Cherniy déclara avoir été soumis à la torture après son arrestation en mai 2014. Il indiqua avoir été frappé à la tête et sur d’autres parties du corps et que ces passages à tabac avaient pour but de lui faire avouer sa prétendue participation à des activités criminelles (A 878).

680. Le 21 avril 2015, la cour militaire du ressort du Nord-Caucase de Rostov-sur-le-Don déclara M. Cherniy coupable d’avoir planifié plusieurs actes terroristes à Simferopol et le condamna à dix ans d’emprisonnement.

681. Le 21 octobre 2016, le ministère de la Justice ukrainien prit contact avec le ministère de la Justice de la Fédération de Russie pour demander le transfèrement de M. Cherniy en Ukraine afin qu’il puisse y purger le reste de sa peine. Le 21 novembre 2017, le ministère russe informa son hom*ologue ukrainien qu’il était impossible de procéder à son transfèrement, sans indiquer la raison de cette impossibilité. Par la suite, en réponse à une demande présentée le 25 octobre 2017 par la médiatrice ukrainienne, les autorités russes expliquèrent que la demande de transfèrement avait été rejetée en raison du fait que M. Cherniy était un ressortissant russe.

682. À la suite de sa condamnation, M. Cherniy fut incarcéré au IK‑15, un établissem*nt pénitentiaire à régime strict situé à Bataïsk, dans la région de Rostov.

i) Les affaires du « Secteur droit »

683. « Secteur droit » est le nom d’une organisation civique informelle de militants issus de différentes organisations radicales ukrainiennes qui fut créée en Ukraine pendant les manifestations d’Euromaïdan. Le 22 mars 2014, le « Secteur droit » fut constitué en parti politique. En juillet 2014, le « Secteur droit » créa une unité paramilitaire de volontaires – le Corps des volontaires ukrainiens du « Secteur droit » – ayant pour vocation d’assurer la défense de l’intégrité territoriale et de l’indépendance de l’Ukraine. Cette unité prit part à des combats contre l’armée russe et contre des membres de la « RPL » et de la « RPD » dans l’est de l’Ukraine. Par une décision du 17 novembre 2014, la Cour suprême de la Fédération de Russie qualifia d’extrémiste l’organisation « Secteur droit » et interdit ses activités sur le territoire de la Fédération de Russie (A 14 et A 16).

684. Le 30 septembre 2016, le comité d’investigation de la Fédération de Russie engagea une procédure pénale (no 11602007703000092) contre des dirigeants de l’organisation « Secteur droit », ainsi que contre d’autres dirigeants non identifiés de ses subdivisions, pour organisation des activités d’une organisation extrémiste, une infraction réprimée par l’article 282.2 § 1 du CPFR.

685. D’autres personnes furent accusées de participation à l’organisation « Secteur droit » ou de soutien à ses activités.

1. Mykola Dadeu

686. M. Mykola Dadeu, un homme d’affaires, s’engagea au cours de la période 2014-2015, à titre bénévole, dans des activités visant à aider « les bataillons de volontaires ukrainiens et les forces armées ukrainiennes ». Au moment de son arrestation, M. Dadeu vivait à Novorossiysk (région de Krasnodar) avec son épouse, de nationalité russe. M. Dadeu était titulaire d’un permis de séjour temporaire.

687. Il apparaît que M. Dadeu fut arrêté par le FSB en juillet 2017. À ce sujet, Memorial HRC a indiqué que M. Dadeu fut placé en détention provisoire le 10 juillet 2017, mais qu’en pratique il était privé de liberté depuis le 13 juin 2017 (A 888).

688. Au cours de la procédure pénale ouverte contre lui, M. Dadeu signala au tribunal du district Oktiabrski de Novorossiisk qu’il avait été frappé par les agents du FSB. Une enquête fut menée sur ces signalements, mais n’aboutit à aucun résultat. Au cours du procès, M. Dadeu revint sur les déclarations qu’il avait faites durant la phase préliminaire de la procédure et par lesquelles il avait partiellement reconnu sa culpabilité, en soutenant les avoir faites sous la contrainte (A 886).

689. M. Dadeu fut accusé d’avoir apporté son aide et son concours aux activités d’une organisation dont une décision de justice contraignante interdisait les activités. Il fut également accusé de participation à des activités extrémistes, pour avoir fourni les moyens nécessaires à la commission d’une infraction (article 33 § 5 combiné avec l’article 282.2 § 2 du CPFR). Selon l’accusation, en 2015, alors qu’il résidait à Mykolaiv (Ukraine), M. Dadeu avait aidé les membres du « Secteur droit » participant au blocus de la Crimée organisé depuis la région de Kherson par des organisations ukrainiennes interdites pour extrémisme par les autorités russes, parmi lesquelles le « Secteur droit ». Ce blocus reposait sur la mise en place de postes de contrôle, l’organisation de patrouilles et la réalisation d’inspections des véhicules à moteur, et visait à stopper l’approvisionnement alimentaire de la population de la péninsule. M. Dadeu était plus particulièrement censé avoir, par l’intermédiaire de publications sur une page Facebook qu’il avait créée, aidé un ressortissant ukrainien non identifié à recueillir quatre pneus de voiture et deux émetteurs-récepteurs portatifs dont il était fait don au « Secteur droit » (A 884).

690. Le 21 mai 2018, le tribunal du district Oktiabrski de Novorossiisk reconnut M. Dadeu coupable des faits qui lui étaient reprochés et le condamna à un an et six mois d’emprisonnement dans une colonie pénitentiaire (A 883).

691. Alors que M. Dadeu nia avoir été impliqué dans l’organisation « Secteur droit » et avoir partagé ses valeurs ou ses objectifs, les autorités russes n’apportèrent pas la preuve de l’appartenance de M. Dadeu à cette organisation (A 887). Elles ne fournirent aucun élément permettant d’affirmer que M. Dadeu avait causé un préjudice important aux intérêts de la Fédération de Russie. Contrairement à ce qui fut le cas dans d’autres affaires, M. Dadeu ne fut pas accusé d’appartenance au « Secteur droit » : il lui fut reproché d’avoir encouragé des personnes, dont l’identité ne fut pas établie, à participer à l’organisation (A 888).

2. Oleksandr Shumkov

692. À l’époque des faits, M. Oleksandr Shumkov vivait à Kherson et servait dans les forces armées ukrainiennes.

693. Le 6 septembre 2017, M. Shumkov fut formellement interpellé (A 889). En pratique, toutefois, il était privé de sa liberté depuis son enlèvement irrégulier, survenu dans la soirée du 17 août 2017 lorsque, selon ses déclarations, plusieurs hommes l’avaient appréhendé et forcé à monter dans une voiture. Lorsqu’il reprit conscience, il se trouvait en Russie, placé à l’isolement dans une cellule. Dans le cadre de leur enquête sur la disparition de M. Shumkov, les autorités de police ukrainiennes ont établi que l’intéressé était entré sur le territoire russe au poste de contrôle de Bachevsky le 23 août 2017, à bord d’une voiture avec trois autres personnes (A 890).

694. M. Shumkov fut accusé, sur le fondement de l’article 282.2 § 2 du CPFR, d’avoir participé aux activités du « Secteur droit » (A 891). Alors même que M. Shumkov n’avait participé aux activités de cette organisation que sur le territoire de l’Ukraine, pays dont il était le ressortissant, les autorités russes considérèrent qu’il avait agi contre les intérêts de la Russie et que ses actions avaient entraîné « une perturbation violente des fondements de l’ordre constitutionnel et une violation de l’intégrité de la Fédération de Russie, portant atteinte à la sécurité de l’État ».

695. Le 6 juin 2018, les autorités d’enquête de la région de Bryansk prononcèrent la clôture de l’enquête concernant M. Shumkov et renvoyèrent l’affaire devant un tribunal (A 891).

696. Comme MM. Sentsov, Klykh et Balukh avant lui, M. Shumkov entama, à une date non précisée, une grève de la faim (A 892).

697. Les autorités ukrainiennes mènent une enquête sous l’angle de l’article 146 § 1 du code pénal ukrainien (privation illégale de liberté ou enlèvement) afin d’établir l’identité des personnes impliquées dans l’enlèvement de M. Shumkov (A 890).

3. Roman Ternovskyy

698. M. Roman Ternovskyy, un ressortissant ukrainien, vivait avec sa compagne à Rostov-sur-le-Don.

699. Le 11 octobre 2017, des poursuites pénales furent engagées contre lui en raison de son appartenance à l’organisation « Secteur droit ». Le même jour, ces poursuites furent jointes à une procédure engagée en 2016 contre les dirigeants de cette organisation (A 894).

700. Le 12 octobre 2017, M. Ternovskyy fut arrêté à Rostov-sur-le-Don au motif qu’il était soupçonné de participation aux activités d’une organisation extrémiste, au sens de l’article 282.2 § 2 du CPFR (A 893). Au cours d’une perquisition effectuée au domicile de M. Ternovskyy, divers objets portant le logo du « Secteur droit » furent découverts (A 903).

701. Le même jour, deux témoins, V.V.V. et son fils A.V.V., furent interrogés. Tous deux de nationalité ukrainienne, ils étaient des partisans actifs de la « RPL » et avaient vécu en Russie pendant un certain temps. A.V.V. déclara avoir vu M. Ternovsyy dans la région de Louhansk en 2015 avec des chefs de l’un des bataillons de la « RPL » (A 898). V.V.V. confirma la déclaration de son fils concernant le nom de l’homme, mais précisa qu’il ne se souvenait pas exactement de l’endroit ni de la date où il l’avait vu (A 899).

702. Le 12 octobre 2017, lors d’un interrogatoire, M. Ternovskyy avoua avoir commis l’infraction dont il était accusé. Il indiqua que, de 2014 à 2016, il avait vécu sur le territoire ukrainien. Il expliqua qu’en septembre 2015, il s’était engagé dans l’organisation « Secteur droit » à Kharkiv. Il indiqua qu’il avait d’abord été nommé directeur adjoint du département de l’information du bataillon « Ararat », décrit comme l’unité combattante de l’organisation. À ce titre, précisa-t-il, il avait été chargé de collecter des fonds, de diffuser sur Facebook des informations relatives au « Secteur droit » et de fournir à ses membres des objets et vêtements portant le logo de l’organisation. Par la suite, expliqua-t-il, il avait été nommé chef du département de gestion des stocks et de la logistique de l’organisation à Kharkiv, puis il avait participé à l’organisation de manifestations, de protestations et d’autres rassemblements publics pour le compte de l’organisation (A 896).

703. Le même jour, M. Ternovskyy fut transféré dans un centre de détention temporaire à Moscou.

704. Le 13 octobre 2017, le tribunal du district Basmannyy de Moscou ordonna le placement de M. Ternovskyy en détention provisoire pour deux mois (A 894). Le 8 décembre 2017, le tribunal de district prolongea sa détention provisoire de trois mois et dix-huit jours (A 895).

705. Le 18 octobre 2017, le comité d’investigation de la Fédération de Russie publia sur son site internet une déclaration relative à la détention de M. Ternovskyy (A 901). Le même jour, le consulat général d’Ukraine à Rostov-sur-le-Don – qui n’avait pas encore été informé de l’arrestation – adressa aux autorités russes une demande d’informations sur les motifs de la détention de M. Ternovskyy et sur le lieu de sa détention, et sollicita l’autorisation pour le consul ukrainien de lui rendre visite (A 902).

706. Le 18 octobre 2017, l’organisation « Secteur droit » publia une déclaration indiquant que M. Ternovskyy ne comptait pas parmi ses membres. Cette déclaration précisait que l’intéressé avait approuvé les activités de l’organisation, assisté à plusieurs manifestations et apporté son aide, mais qu’il n’avait jamais adhéré à l’organisation ni au parti politique « Secteur droit ». Elle ajoutait qu’environ un an avant son arrestation, la section de Kharkiv de l’organisation avait perdu tout lien avec lui (A 903).

707. Le 19 octobre 2017, M. Ternovskyy fut accusé de participation aux activités d’une organisation extrémiste sur le fondement de l’article 282.2 § 2 du CPFR. Selon l’enquête, M. Ternovskyy, favorable à la réalisation d’actions contre la Russie, s’était engagé dans l’organisation « Secteur droit » et, de septembre 2015 à juin 2016, avait participé à des rassemblements politiques, des manifestations et d’autres réunions publiques de l’organisation sur le territoire ukrainien. Selon l’enquête également, M. Ternovskyy, alors qu’il se trouvait sur le territoire ukrainien, avait utilisé sa page Facebook à des fins de propagande dans le but de promouvoir les activités de l’organisation « Secteur droit » auprès des internautes, y compris auprès de personnes résidant de manière permanente sur le territoire de la Fédération de Russie. Tous ces actes auraient été dirigés contre les intérêts de la Fédération de Russie. Le 15 février 2016, en particulier, M. Ternovskyy aurait ainsi participé à une action de protestation menée sur le territoire ukrainien au poste de contrôle de « Hoptivka » (« Goptovka »), à la frontière russo-ukrainienne, et visant à empêcher l’entrée sur le territoire ukrainien d’un véhicule commercial russe. En outre, le 12 juin 2016, M. Ternovskyy aurait participé à une tentative de perturbation de la célébration de la fête de la Russie au consulat général de la Fédération de Russie à Kharkiv (A 904).

708. Le 19 octobre 2017, M. Ternovskyy, interrogé en qualité d’accusé, confirma toutes ses déclarations antérieures.

709. Le 31 janvier 2018, la compagne de M. Ternovskyy fut interrogée en qualité de témoin. Elle confirma que, de 2014 à 2016, M. Ternovskyy avait vécu en Ukraine et elle indiqua qu’au cours d’une conversation téléphonique pendant cette période, il lui avait dit qu’il était membre du « Secteur droit ». Elle déclara également qu’il était retourné à Rostov-sur-le-Don en décembre 2016 et qu’elle avait vu le symbole du « Secteur droit » sur ses effets personnels avant son arrestation (A 900).

710. Le 14 février 2018, M. Ternovskyy fut à nouveau interrogé. Il déclara qu’il s’était rendu en 2014 sur les territoires contrôlés par la « RPD » et par la « RPL » afin de faire renouveler ses autorisations de résidence. Il indiqua avoir communiqué avec les membres de la « RPL », mais précisa ne pas être membre de la milice de la « RPL » (A 897).

711. Le 15 juin 2018, l’enquête pénale fut finalisée et l’affaire fut renvoyée devant le tribunal (A 904).

j) L’affaire du prétendu « criminel de guerre » – Serhiy Lytvynov

712. M. Lytvynov était agriculteur à Komyshne, un village frontalier situé sur la ligne de front de la région de Louhansk. Il n’était allé à l’école que pendant sept années et, selon les habitants du village, ses compétences en lecture et en écriture étaient très limitées. Son avocat a confirmé que son client souffrait de troubles du développement mental. M. Lytvynov avait été reconnu inapte à l’armée.

1. La première procédure pénale (pour crimes de guerre)

713. Le 12 août 2014, M. Lytvynov se rendit dans la région de Rostov, dans la Fédération de Russie, pour y subir une opération chirurgicale dentaire urgente. Il y fut hospitalisé pendant plusieurs jours, aux côtés de membres de la « RPL » et de la « RPD » qui avaient combattu contre des soldats ukrainiens dans le Donbas. M. Lytvynov leur aurait révélé son « appartenance » à un bataillon de volontaires ukrainiens. Le 21 août 2014, il fut extrait de l’hôpital par des inconnus cagoulés qui le remirent aux autorités d’enquête de la région de Rostov.

714. Le 29 août 2014, M. Lytvynov fut inculpé de crimes de guerre. Au cours de l’enquête, il fut torturé et reconnut s’être rendu coupable d’assassinats de civils dans l’est de l’Ukraine, et plus précisément du meurtre de trente hommes ainsi que du viol et du meurtre de huit femmes et d’une jeune fille de douze ans. M. Lytvynov donna les noms des personnes qu’il était censé avoir tuées et confirma qu’il avait reçu des ordres des commandants du bataillon ukrainien « Dnipro-1 », dont l’objectif unique était « la détérioration de la situation démographique de la population russophone » (A 911).

715. Après un entretien avec le consul ukrainien le 10 novembre 2014, M. Lytvynov revint sur sa déclaration antérieure et déclara qu’il avait été soumis à la torture. Il nia également avoir servi dans le bataillon « Dnipro‑1 » (A 911). Selon Memorial HRC, il y avait de bonnes raisons de penser que M. Lytvynov avait été soumis à la torture et à des pressions psychologiques. En particulier, selon le bilan de son examen psychologique et physiologique, 73 % des réactions de M. Lytvynov laissaient penser qu’il avait fait l’objet de tortures (A 910).

716. Les enquêteurs admirent que les personnes que M. Lytvynov avait désignées au cours de l’enquête comme les possibles victimes des crimes commis dans la région de Louhansk n’avaient jamais été enregistrées dans cette région et n’y avaient pas non plus résidé, et que les corps n’avaient jamais été retrouvés. Ils reconnurent également que M. Lytvynov n’avait jamais été appelé pour le service militaire dans les forces armées ukrainiennes ou dans d’autres divisions militaires. Plusieurs témoins interrogés par les enquêteurs, qui résidaient dans les villages que M. Lytvynov avait désignés comme étant ceux dans lesquels les crimes en question étaient censés avoir été commis, déclarèrent également qu’aucun des habitants de ces villages n’avait jamais disparu et qu’aucun meurtre n’y avait été commis par des représentants des services de sécurité ukrainiens.

717. Au cours de l’enquête, M. Lytvynov subit un test au polygraphe. Les réactions de M. Lytvynov suggérèrent qu’il n’avait pris part à aucune action du bataillon « Dnipro-1 » ni à aucune purge en Ukraine, et qu’il n’avait jamais tué de civils (A 911).

718. Le 30 novembre 2015, les accusations de crimes de guerre qui avaient été retenues contre lui furent abandonnées.

719. Au cours de l’été 2016, M. Lytvynov engagea au civil une action en réparation d’un montant de 3 300 000 RUB (environ 46 500 EUR) pour le dommage moral subi du fait des poursuites illégales dirigées contre lui et des actes de torture qu’il avait subis. En novembre 2016, un tribunal lui alloua une indemnité de 1 000 RUB (environ 13 EUR) (A 911).

2. La seconde procédure pénale (vol aggravé)

720. Le 10 septembre 2015, les autorités russes ouvrirent une nouvelle enquête contre M. Lytvynov. Il fut finalement accusé de vol aggravé, sur le fondement de l’article 162 § 3 du CPFR. Selon l’enquête, M. Lytvynov avait conspiré au cours de l’été 2014 avec deux membres des services de sécurité ukrainiens qui menaient une opération dite antiterroriste dans le sud-est de l’Ukraine. Dans le village de Konstantinovk, situé dans le district Stanichno‑Louhanskiy, lequel se trouvait sous le contrôle de la « RPL », ils auraient volé deux voitures à un ressortissant russe après l’avoir menacé avec des kalachnikovs et frappé avec des crosses de fusil (A 907). Selon l’enquête, les informations concernant les éléments constitutifs de l’infraction avaient été révélées lors du test au polygraphe effectué dans le cadre de la procédure pénale précédente. D’après les conclusions de ce test, les réactions de M. Lytvynov montraient plus particulièrement qu’il avait eu des contacts avec des membres des agences de sécurité ukrainiennes, qu’il avait reçu des uniformes de la part de ces agences et qu’il leur avait transmis des informations concernant des ressortissants de la Fédération de Russie qui étaient propriétaires de maisons ou de voitures dans le district de Stanichno‑Louhanskiy, dans la région de Louhansk.

721. Le 20 avril 2016, le tribunal du district Tarasovski de Rostov, retenant que M. Lytvynov avait pénétré illégalement dans une habitation, un local ou un entrepôt dans le but de s’approprier les biens d’une autre personne d’une valeur substantielle, le déclara coupable de vol qualifié (article 162 § 3 du CPFR) et le condamna à huit ans et six mois d’emprisonnement dans un établissem*nt à régime strict (A 906).

722. Devant le tribunal de première instance, la défense fit valoir qu’au moment où les faits reprochés étaient censés avoir eu lieu, la victime ne se trouvait pas sur le territoire ukrainien. Elle ajouta que l’une des voitures prétendument volées avait été radiée en 1997 du registre des véhicules autorisés à circuler, sans droit de récupération, tandis que l’autre n’appartenait pas à la victime (A 905). En outre, selon les éléments qui furent produits par la prétendue victime et examinés par l’avocat de M. Lytvynov, ce second véhicule avait été volé par un pirate de la route plusieurs années avant 2014. Les données fournies par les gardes-frontières ukrainiens montrèrent par ailleurs que le dernier franchissem*nt régulier de la frontière entre l’Ukraine et la Russie par le propriétaire de la voiture était bien antérieur à l’infraction reprochée. Les arguments de la défense furent rejetés (A 908).

723. En janvier 2017, M. Lytvynov fut transféré de Rostov‑sur‑le‑Don dans un établissem*nt à régime strict situé dans la ville d’Uptar, dans la région de Magadan.

724. En juillet 2018, un fonctionnaire consulaire ukrainien fut autorisé à rendre visite à M. Lytvynov pour la première fois depuis sa condamnation (A 912). M. Lytvynov informa le fonctionnaire consulaire que : i) au cours des six derniers mois, il avait perdu dix-sept kilogrammes à cause de la mauvaise alimentation qui lui était fournie et des conditions dans lesquelles il était détenu ; ii) il avait été placé en cellule disciplinaire à plusieurs reprises pour ne pas avoir porté l’uniforme de la prison, alors qu’on ne lui avait pas fourni un tel uniforme ; et iii) au cours de l’enquête, on lui avait administré du « sodium de vérité » afin de le faire témoigner.

725. Le 6 mars 2019, sur la base d’un accord entre le ministère de la Justice ukrainien et le ministère de la Justice de la Fédération de Russie, M. Lytvynov fut transféré en Ukraine pour y purger sa peine (A 909).

726. Le 11 juillet 2019, il fut gracié sur ordre du président ukrainien et fut libéré le 13 juillet 2019 (A 909).

k) L’affaire d’un journaliste – Roman Sushchenko

727. M. Roman Sushchenko travaillait depuis 2002 pour l’agence nationale ukrainienne d’information Ukrinform.

728. Le 30 septembre 2016, il fut arrêté à Moscou pour espionnage (infraction prévue à l’article 276 du CPFR) et incarcéré au SIZO de Lefortovo. Le FSB affirma que M. Sushchenko était membre de la direction centrale du renseignement du ministère de la Défense ukrainien. M. Sushchenko rejeta ces accusations, affirmant qu’au moment de son arrestation, il était venu à Moscou pour des raisons personnelles sans lien avec son activité professionnelle (A 913-914). Il déclara également avoir subi des tortures psychologiques et ne pas avoir eu l’autorisation d’appeler sa femme.

729. Les autorités russes n’informèrent ni le gouvernement ukrainien, ni la famille de M. Sushchenko, ni son employeur, de l’arrestation de l’intéressé. Son épouse n’apprit son arrestation que trois jours après qu’il eut disparu. M. Sushchenko ne fut autorisé à voir un avocat de son choix que le 4 octobre 2016 (A 914).

730. L’affaire pénale dirigée contre M. Sushchenko fut classée secrète et seules de rares informations furent disponibles à ce sujet. Pendant toute la durée de la procédure, les autorités russes restreignirent les contacts de M. Sushchenko avec sa famille. En outre, le 24 avril 2018, l’avocat de M. Sushchenko se vit retirer le droit d’exercer sa profession.

731. Le 4 juin 2018, le tribunal de Moscou déclara M. Sushchenko coupable d’espionnage et le condamna à douze ans d’emprisonnement dans un établissem*nt à régime strict.

l) Les « affaires des espions »

1. Valentyn Vyhivskyi (Valentin Vygovsky)

732. M. Vyhivskyi, diplômé du Département d’électronique de l’Institut polytechnique de Kyiv, participa aux manifestations d’Euromaïdan.

733. Le 18 septembre 2014, dans le cadre d’une visite privée en Crimée, il fut arrêté par des agents du FSB à l’aéroport de Simferopol. Il fut incarcéré dans ce qui avait été le bâtiment du SBU de Crimée, à Simferopol. Quelques jours plus tard, il fut transféré au SIZO de Lefortovo.

734. Les autorités russes engagèrent des poursuites pénales contre M. Vyhivskyi pour collecte illicite d’informations contenant des secrets commerciaux, une infraction réprimée par l’article 183 du CPFR. Ultérieurement, les faits objets de l’enquête furent requalifiés en espionnage, une infraction réprimée par l’article 276 du CPFR (A 920). Le dossier de M. Vyhivskyi fut classé secret.

735. Les parents de M. Vyhivskyi ne furent pas informés de l’arrestation de leur fils. Quelques jours après sa disparition, son père parvint à apprendre que M. Vyhivskyi avait été arrêté. L’ambassade d’Ukraine en Russie ne fut informée de l’arrestation de M. Vyhivskyi que plusieurs semaines plus tard, et le consul ukrainien ne fut autorisé à lui rendre visite que huit mois et demi plus tard. Ces visites eurent lieu en présence de membres du personnel pénitentiaire, ce qui exerça une pression psychologique sur M. Vyhivskyi.

736. Des avocats indépendants se virent refuser l’autorisation de participer à l’affaire. Mme Z. S., défenseure des droits de l’homme et membre de la commission de surveillance publique de Moscou, qui avait rencontré M. Vyhivskyi en prison, relata les allégations de ce dernier selon lesquelles il était inutile de recruter un avocat pour le représenter devant les autorités russes. Jusqu’au prononcé du jugement de première instance, seules les autorités répressives russes connaissaient le contenu de l’acte d’accusation visant M. Vyhivskyi.

737. Le 14 décembre 2015, la cour de la région de Moscou déclara M. Vyhivskyi coupable de l’infraction prévue à l’article 276 du CPFR et le condamna à onze ans d’emprisonnement dans un établissem*nt à régime strict (A 915). Il fut reconnu coupable d’avoir recueilli des documents confidentiels concernant un moteur d’avion militaire (A 916). Le 31 mars 2016, la Cour suprême de la Fédération de Russie confirma le jugement de première instance (A 919).

738. Aux proches qui réussirent à lui rendre visite, M. Vyhivskyi déclara qu’au cours de l’enquête, les agents du FSB avaient tenté de le forcer à coopérer avec eux et l’avaient torturé, notamment en le soumettant à un simulacre d’exécution.

739. Le 1er mars 2017, à la suite des demandes présentées par le père de M. Vyhivskyi et l’intéressé lui-même en vue d’obtenir, d’une part, son transfèrement en Ukraine afin qu’il puisse y purger sa peine et, d’autre part, l’exequatur de sa condamnation par une juridiction ukrainienne, le ministère de la Justice ukrainien informa les autorités russes qu’il approuvait le transfèrement de M. Vyhivskyi en Ukraine (A 921).

740. Le 3 avril 2017, l’ambassade d’Ukraine en Fédération de Russie demanda au ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie de l’informer de la position de la Russie concernant le transfèrement de M. Vyhivskyi en Ukraine (A 922). Par une lettre du 10 novembre 2017, le ministère de la Justice de la Fédération de Russie informa son hom*ologue ukrainien de son refus de transférer M. Vyhivskyi en Ukraine, sans donner plus de détails (A 923). À la suite d’une enquête menée par les autorités ukrainiennes sur les motifs de refus (A 924), le ministère russe de la Justice, par une lettre du 23 janvier 2018, réitéra son refus de transférer M. Vyhivskyi en Ukraine afin qu’il y purge sa peine.

741. À la suite de sa condamnation, M. Vyhivskyi fut transféré au IK‑11, un établissem*nt à régime strict situé à Kirovo-Chepetsk, dans la région de Kirov.

2. Yurii Soloshenko

742. M. Solochenko travailla pendant une vingtaine d’années dans l’industrie militaire et dirigea l’usine de fabrication d’armes de Poltava, en Ukraine, qui continua de fournir des pièces à l’industrie russe de la défense après l’effondrement de l’URSS (A 928). En 2010, il prit sa retraite ; l’usine fut fermée ultérieurement. Toutefois, M. Solochenko, qui entretenait des contacts avec ses anciens partenaires commerciaux, fut attiré sur le territoire de la Fédération de Russie pour une raison fallacieuse par un partenaire commercial de longue date qui était resté en contact avec un général du ministère de la Défense de la Fédération de Russie (A 930).

743. Le 5 août 2014, M. Solochenko se rendit en train à Moscou à l’invitation de ce partenaire commercial. À son arrivée dans une gare, il fut arrêté par les forces de l’ordre russes au motif qu’il était soupçonné d’espionnage. Au cours de l’enquête qui fut ouverte par le FSB, M. Soloshenko fut incarcéré au SIZO de Lefortovo.

744. M. Solochenko fut soumis à des pressions psychologiques. On lui proposa de lui attribuer le statut de témoin s’il acquérait la nationalité russe. Ce changement lui aurait permis de bénéficier d’un programme de protection des témoins (A 930).

745. Les démarches entreprises par la famille de M. Solochenko pour faire intervenir un avocat indépendant furent sans effet, le FSB n’ayant pas autorisé les avocats choisis à rencontrer M. Solochenko (A 928). Parallèlement, les enquêteurs firent pression sur M. Solochenko pour qu’il acceptât l’avocat qu’ils avaient désigné. Ce dernier l’encouragea à passer aux aveux, tout en lui promettant qu’il serait renvoyé en Ukraine (A 930).

746. Pendant dix mois, les fonctionnaires consulaires ukrainiens se virent systématiquement refuser l’autorisation de rendre visite à M. Solochenko (A 928). À une date non précisée, à la suite d’appels adressés par ses proches aux autorités ukrainiennes, le ministère des Affaires étrangères ukrainien adressa à son hom*ologue russe une note dans laquelle il demandait que M. Solochenko, qui souffrait de tachycardie et d’une maladie coronarienne, fût soigné convenablement.

747. En octobre 2015, la Cour de Moscou reconnut M. Solochenko coupable de l’infraction d’espionnage, définie à l’article 276 du CPFR, et le condamna à six ans d’emprisonnement dans un établissem*nt à régime strict.

748. Le 10 décembre 2015, M. Soloshenko fut transféré dans la région de Nijni Novgorod pour y purger sa peine.

749. En avril 2016, le ministère de la Justice ukrainien demanda à ses hom*ologues russes de transférer M. Soloshenko en Ukraine afin qu’il y purge sa peine (A 926).

750. Le 14 juin 2016, MM. Soloshenko et Afanasiev (paragraphe 676 ci‑dessus) furent transférés en Ukraine à la suite d’une grâce accordée par le président russe.

751. M. Soloshenko décéda le 4 avril 2018, à l’âge de 75 ans.

3. Viktor Shur

752. M. Shur, un résident permanent de Tchernihiv, dans le nord-est de l’Ukraine, qui avait choisi la nationalité russe après l’effondrement de l’URSS, apparemment pour des raisons commerciales, se vit accorder la nationalité ukrainienne le 9 septembre 2016, alors qu’il était en détention, à la suite de démarches entreprises en ce sens par sa famille (A 936‑937). M. Shur avait soutenu les manifestations d’Euromaïdan puis « aidé les volontaires de Tchernihiv dans leurs efforts pour soutenir la résistance des troupes ukrainiennes contre l’agression russe dans le Donbas ».

753. M. Shur aurait été interpellé le 9 décembre 2014 alors qu’il franchissait la frontière russo-ukrainienne. Il ne put téléphoner à sa compagne qu’une semaine plus tard. Au cours de cette conversation, il lui expliqua qu’il avait été arrêté après s’être battu avec un policier et qu’il reviendrait dans une semaine (A 934). Les proches de M. Shur ne découvrirent le lieu de sa détention qu’un mois après son arrestation, après qu’il eut signé tous les documents exigés par les autorités d’enquête. Des informations sur l’affaire furent publiées dans les médias le 22 juillet 2015, date à laquelle un tribunal de Moscou prolongea la détention provisoire de M. Shur (A 933).

754. M. Shur fut placé en garde à vue pour outrage à policier et condamné à quinze jours de détention administrative. Par la suite, il fut accusé d’avoir révélé des informations sur une installation classée secrète, des faits qui furent considérés comme constitutifs de trahison et collaboration avec les services secrets d’un État étranger au sens de l’article 275 du CPFR. Selon les éléments du dossier pénal, M. Shur fut arrêté alors qu’il tentait de photographier une « installation secrète » dans la région russe de Bryansk. L’« installation » en question était un aéroport qui avait été abandonné dans les années 1980 et qui avait par la suite été utilisé pour le pâturage du bétail (A 933-934). Le dossier concernant M. Shur fut classé « top secret » et son procès se déroula à huis clos.

755. M. Shur fut d’abord incarcéré dans la maison d’arrêt de Bryansk (« le SIZO de Bryansk »), puis transféré au SIZO de Lefortovo (A 934).

756. Les autorités russes empêchèrent M. Shur d’entrer en contact avec le consul ukrainien et avec des avocats. Toutes les tentatives de la famille de M. Shur pour faire intervenir des avocats indépendants se révélèrent vaines. Les avocats se virent refuser l’accès au dossier ou renoncèrent à participer à la procédure sous la pression des autorités (A 933-934). Privé d’assistance juridique adéquate, M. Shur reconnut sa culpabilité. Il a été signalé que M. Shur s’était vu administrer des substances psychotropes pendant sa détention provisoire (A 934).

757. Le 7 octobre 2015, la cour de la région de Bryansk reconnut M. Shur coupable de trahison d’État par espionnage, au sens de l’article 275 du CPFR, et le condamna à douze ans d’emprisonnement dans un établissem*nt à régime strict. Selon un communiqué de presse du 8 octobre 2015, le tribunal de première instance estima que, le 9 décembre 2014, M. Shur avait « mené des activités de renseignement dans la région de Bryansk » en recueillant « des informations constituant des secrets d’État au sujet d’un centre de haute sécurité du ministère de la Défense de la Fédération de Russie, [en agissant] sur instruction du service national ukrainien des frontières. Les informations recueillies, si elles avaient été communiquées aux services de sécurité [étatiques] ukrainiens, auraient pu être utilisées pour porter atteinte à la sécurité [des intérêts] de la Fédération de Russie » (A 931).

758. M. Shur fut transféré à Bryansk pour y purger sa peine dans un établissem*nt pénitentiaire à régime strict. Là, il fut détenu dans une cellule dépourvue de chauffa*ge, de lumière, d’eau, de nourriture et d’équipements sanitaires. Les conditions de détention de M. Shur étaient aggravées par une bronchite chronique et d’autres affections pour lesquelles il ne reçut pas de traitement adéquat (A 932 et A 934).

m) Les « affaires des supposés terroristes »

1. Oleksii Syzonovych

759. M. Syzonovych réside dans la région de Louhansk et est un mineur de charbon à la retraite.

760. M. Syzonovych fut arrêté en septembre 2016 alors qu’il tentait d’entrer sur le territoire de la Fédération de Russie (A 941). Il se vit accusé d’avoir, avec un individu non identifié, créé à Kyiv en avril 2014 un groupe criminel organisé dans le but de commettre des attentats terroristes en Russie et en Ukraine.

761. Selon les autorités d’enquête russes, l’individu non identifié dirigeait le groupe, tandis que M. Syzonovych était chargé de recueillir des informations sur les infrastructures de transport et de préparer divers engins explosifs (en mobilisant ses compétences particulières en matière d’ingénierie des explosifs). Fin mai 2016, M. Syzonovych aurait reçu l’ordre de se rendre à Kamensk-Chakhtinski, une ville de la région de Rostov, pour inspecter et prendre des photos de la gare ferroviaire locale et déterminer l’endroit où des engins explosifs pouvaient être placés. Un attentat terroriste à la gare aurait été prévu pour septembre 2016 (A 943).

762. Au cours de l’enquête préliminaire, M. Syzonovych fut détenu au SIZO de Rostov. Après y avoir été soumis à des mauvais traitements (application de décharges électriques) et à des passages à tabac réguliers (A 944), il déclara s’être rendu coupable de collecte d’informations relatives aux infrastructures de transport dans la région de Rostov en mai 2016, ainsi que de fabrication d’engins explosifs dans l’intention de commettre des attentats terroristes en Russie et en Ukraine (A 943).

763. Le 31 juillet 2017, la cour militaire du ressort du Nord‑Caucase reconnut M. Syzonovych coupable de préparation d’un acte terroriste (article 30 combiné avec l’article 205 § 2 a) du CPFR), d’acquisition, de transfert, de vente, de stockage, de transport et de détention illégaux de substances et d’engins explosifs (article 222.1 § 3 du même code) et de franchissem*nt illégal de la frontière russe (article 322 § 1 du même code) (A 939), et le condamna à une peine d’emprisonnement de douze ans ainsi qu’à une amende d’un total de 250 000 RUB (environ 3 600 EUR). Les conclusions du tribunal reposaient sur les aveux de M. Syzonovych et les déclarations de témoins (A 942).

764. M. Syzonovych fut transféré au IK-19, un établissem*nt pénitentiaire à régime strict situé à Markovo, dans la région d’Irkoutsk, pour y purger sa peine.

765. Un fonctionnaire consulaire ukrainien fut autorisé à rendre visite à M. Syzonovych pour la première fois en mars 2018. Au cours de cette visite, M. Syzonovych déclara avoir subi des mauvais traitements au cours de l’enquête préliminaire (A 944).

2. Pavlo Hryb

766. À l’époque des faits, M. Hryb, un ressortissant ukrainien, était étudiant de première année à la faculté de philosophie de l’Université nationale de l’Académie Mohyla de Kyiv (A 959) et tenait un blog.

767. M. Hryb fut enlevé le 24 août 2017 par des agents du FSB alors qu’il se trouvait sur le territoire du Bélarus (A 949, A 957 et A 959). À la suite de son enlèvement, il fut transporté en Russie et accusé, sur le fondement de l’article 205.1 § 1 du CPFR, d’incitation à la commission d’une attaque terroriste (A 953), une infraction qui à l’époque des faits était passible de cinq à dix ans d’emprisonnement et d’une amende.

768. Selon les enquêteurs du FSB, M. Hryb, lors de conversations tenues par Skype entre le 27 mars et le 13 avril 2017, encouragea sa petite amie de dix-sept ans, qui vivait alors dans la région de Krasnodar, à poser un engin explosif improvisé dans une école en Russie afin d’y provoquer une explosion le 30 juin 2017 (A 946).

769. Les allégations des enquêteurs n’étaient pas étayées par les retranscriptions des conversations tenues sur Skype entre M. Hryb et sa petite amie, mais seulement par la correspondance qu’ils eurent entre eux par la suite. Ultérieurement, la petite amie de M. Hryb déclara aux journalistes ukrainiens qu’après qu’il fut devenu évident que M. Hryb avait été enlevé, le FSB l’avait menacée d’engager des poursuites contre elle si elle refusait de coopérer et de tendre un piège à M. Hryb, et son domicile avait été perquisitionné (A 959). Selon le père de M. Hryb, les autorités russes firent participer la petite amie de M. Hryb à une opération transfrontalière spéciale visant à attirer M. Hryb au Bélarus à la fin du mois d’août 2017.

770. La détention provisoire de M. Hryb fut prolongée à plusieurs reprises (A 945 et A 950).

771. Pendant sa détention provisoire, M. Hryb n’eut presque aucun contact avec le monde extérieur. À la demande des enquêteurs du FSB, les audiences relatives à la prolongation de sa détention provisoire se déroulèrent à huis clos. M. Hryb ne fut pas autorisé à recevoir des visites consulaires ni à voir sa mère (A 959). Cette approche semble s’être inscrite dans une politique délibérée destinée à exercer une pression maximale sur M. Hryb, ce qui constitue une méthode habituelle dans les affaires concernant des ressortissants ukrainiens détenus illégalement en Russie.

772. M. Hryb souffrait depuis son enfance d’un handicap dû à une hypertension portale. Ce handicap constituait un risque mortel, en ce qu’il fragilisait son système cardiovasculaire et nécessitait un suivi médical constant ainsi qu’un traitement spécifique (A 951, A 954 et A 959).

773. Pendant sa détention, M. Hryb ne fut pas autorisé à prendre les médicaments dont il avait besoin, et les deux médecins ukrainiens désignés par le ministère de la Santé ukrainien n’obtinrent pas le droit de lui rendre visite dans l’établissem*nt où il était détenu (A 958). Lorsque les médecins se rendirent à Krasnodar en octobre 2015, ils n’eurent pas l’autorisation de rencontrer M. Hryb (A 954-956). Dans la zone où ce dernier était détenu, aucun médecin expert n’était en mesure de fournir un traitement adéquat à M. Hryb (A 959). Le médecin ukrainien qui suivait M. Hryb depuis longtemps a considéré que le traitement médical dont son patient bénéficia pendant sa détention en Russie avait été inadéquat au regard de son état de santé (A 952).

2. Les faits de la cause tels qu’exposés par le gouvernement défendeur

774. Les faits tels qu’ils sont présentés par le gouvernement défendeur, tirés du mémoire soumis par lui le 28 février 2022, sont exposés dans la présente section. Cette version des faits comporte des références à différents épisodes qui sont exposés séparément. Ces observations sont les dernières à avoir été soumises par le gouvernement défendeur, qui a ensuite cessé de correspondre et de coopérer avec la Cour de quelque manière que ce soit.

a) Transfèrement de prisonniers

775. Le ministère de la Justice de la Fédération de Russie examina les demandes de transfèrement vers l’Ukraine qui furent présentées, dans le but de permettre l’exécution d’une peine d’emprisonnement dans ce pays, pour le compte des personnes condamnées suivantes :

. M. Valentin Vygovsky (paragraphe 740 ci-dessus) ;

. M. Ruslan Zeytullayev (paragraphe 577 ci-dessus) ;

. M. Nikolay Karpyuk (paragraphe 626 ci-dessus) ;

. M. Aleksandr Kolchenko (paragraphe 661 ci-dessus) ;

. M. Stanislav Klykh (paragraphe 626 ci-dessus) ;

. M. Yurii Primov (paragraphe 577 ci-dessus) ;

. M. Oleg Sentsov (paragraphe 645 ci-dessus) ; et

. M. Aleksey Cherniy (paragraphe 681 ci-dessus).

776. Selon des dispositions de l’article 3 § 1 de la Convention de 1983 sur le transfèrement des personnes condamnées, qui est applicable aux relations entre la Fédération de Russie et l’Ukraine, une personne condamnée ne peut être transférée que si un certain nombre de conditions sont remplies, notamment : cette personne doit être ressortissante de l’État dans lequel la peine doit être purgée (alinéa a)) ; les actes ou omissions qui ont donné lieu à la condamnation doivent constituer une infraction pénale au regard du droit de l’État d’exécution ou devraient en constituer une s’ils survenaient sur son territoire (alinéa e)) ; et l’État de condamnation et l’État d’exécution de la peine doivent tous deux approuver ce transfèrement (alinéa f)). Selon l’article 6 § 1 de la loi fédérale no 62-FZ du 31 mai 2002 relative à la nationalité de la Fédération de Russie, un ressortissant russe qui possède également une autre nationalité est considéré par la Fédération de Russie comme étant exclusivement un ressortissant de la Fédération de Russie, sauf dans les cas prévus par un traité international conclu par la Fédération de Russie ou par une loi fédérale. Il n’existe pas, entre la Russie et l’Ukraine, de traité international réglementant la question de la double nationalité.

777. En ce qui concerne MM. Zeytullayev, Kolchenko, Primov et Sentsov, le gouvernement défendeur renvoie à des lettres, adressées à différentes dates en 2016 et 2017 par le service central des migrations du ministère de l’Intérieur de la Fédération de Russie, attestant que ces quatre personnes étaient devenues des ressortissants russes par l’effet de l’article 4 § 1 de la loi constitutionnelle fédérale no 6-FKZ, puisque, au 18 mars 2014, elles avaient déclaré aux autorités un lieu de résidence en Crimée (Simferopol ou Sébastopol). MM. Zeytullayev, Kolchenko et Primov se virent en outre délivrer des passeports russes en 2014 (respectivement le 16 décembre, le 26 mars et le 14 mai 2014). Dans ces conditions, leur transfèrement en Ukraine sur le fondement de la Convention de 1983 n’était pas possible, et le ministère de la Justice ukrainien fut informé de la décision de refus par le ministère de la Justice de la Fédération de Russie.

778. S’agissant des quatre autres (MM. Vygovsky, Karpyuk, Klykh et Cherniy), le ministère de la Justice de la Fédération de Russie refusa de les transférer en vertu de l’article 3 § 1 f) de la Convention de 1983. Outre les dispositions de la législation russe, il tint compte des éléments transmis par le service fédéral de l’exécution des peines relativement aux demandes de transfèrement, aux infractions commises par les personnes condamnées et aux positions adoptées par les services russes concernés. Ces refus furent notifiés au ministère ukrainien de la Justice.

779. M. V.P. Vygovsky, un ressortissant ukrainien, se rendit coupable d’espionnage menaçant la sécurité de la Fédération de Russie en collectant et en conservant des informations relevant du secret d’État dans le but de les transmettre à un représentant d’un État étranger. Par un jugement du 15 décembre 2015, la cour de la région de Moscou le déclara coupable de l’infraction définie à l’article 276 du CPFR et le condamna à onze ans d’emprisonnement. Le ministère de la Justice ukrainien produisit une copie de la décision rendue le 10 février 2017 par le « tribunal du district Damytski de Kyiv », qui mettait la peine prononcée par la juridiction russe en conformité avec la législation ukrainienne. Selon cette décision, M. Vygovsky, s’il avait commis les actes en question sur le territoire ukrainien, aurait été condamné à une peine de onze ans d’emprisonnement pour avoir commis l’infraction réprimée par l’article 114 § 1 du code pénal ukrainien (collecte, aux fins de transmission à un représentant d’un État étranger, commise par un ressortissant étranger, de déclarations relevant du secret d’État). Cependant, l’auteur de cette infraction était « un ressortissant étranger ou un apatride » aux fins des dispositions susmentionnées ; or, aux termes de l’article 114 § 2 de ce même code, « est dégagée de sa responsabilité la personne qui cesse de commettre les activités définies au paragraphe 1 du présent article et informe de son propre chef les autorités publiques des faits qu’elle a commis, si ces déclarations et les mesures qui sont prises pour y faire suite permettent d’empêcher qu’il soit porté atteinte aux intérêts de l’Ukraine ». Eu égard au fait que M. Vygovsky était un ressortissant ukrainien et que ses actes n’ont pas « porté atteinte aux intérêts de l’Ukraine », il était probable qu’il aurait été dégagé de sa responsabilité pénale si, à la suite d’un transfèrement vers l’Ukraine, il avait formé un recours contre la décision susmentionnée du « tribunal du district Damytski de Kyiv ». En conséquence, les autorités russes conclurent que, en cas de transfèrement, le principe de justice ne serait pas respecté et les fonctions de la peine (rétablissem*nt de la justice sociale, sanction de la personne condamnée et prévention de nouvelles infractions, selon l’article 6 § 1 et l’article 43 § 2 du CPFR) ne seraient pas remplies.

780. Par un arrêt de la Cour suprême de la République tchétchène en date du 26 mai 2016, M. N.A. Karpyuk fut reconnu coupable des infractions définies à l’article 209 § 1 du CPFR (création d’un groupe armé stable (gang) dans le but de perpétrer des attaques contre des citoyens ou des organisations, direction d’un tel groupe, et participation à des infractions commises par un tel groupe), à l’article 102 c), i) et o) du code pénal de la RSFSR, et à l’article 15 § 2 combiné avec l’article 102 c), i) et o) du code pénal de la RSFSR (meurtre avec préméditation et circonstances aggravantes) et condamné à vingt-deux ans et six mois d’emprisonnement, dont les dix premières années devaient être purgées en régime pénitentiaire.

781. Par un arrêt du 26 mai 2016, la Cour suprême de la République tchétchène reconnut M. S.R. Klykh coupable des infractions définies à l’article 209 § 2 du CPFR (participation à un groupe armé stable (gang) et à des attaques commises par un tel groupe) et à l’article 102 c), i) et o) du code pénal de la RSFSR (meurtre avec préméditation et circonstances aggravantes). Un jugement du tribunal du district Zavodskoy de Grozny du 21 novembre 2016 le reconnut en outre coupable de l’infraction définie à l’article 297 § 1 du CPFR (outrage à magistrat). M. S.R. Klykh fut condamné à une peine d’un total de vingt ans et un mois d’emprisonnement, dont les neuf premières années devaient être purgées en régime pénitentiaire.

782. Le 7 septembre 2019, MM. Karpyuk et Klykh furent remis aux autorités ukrainiennes compétentes dans le cadre d’un échange de prisonniers entre la Russie et l’Ukraine.

783. Par un jugement du 21 avril 2015, la cour militaire du ressort du Nord-Caucase reconnut M. A.V. Cherniy coupable de plusieurs infractions définies à l’article 205.4 § 2, à l’article 205 § 5 a), à l’article 30 § 1 combiné avec l’article 205 § 2 a) et à l’article 30 § 3 combiné avec l’article 222 § 3 du CPFR (création d’une organisation terroriste et participation à celle‑ci, commission d’activités terroristes, trafic illégal d’armes à feu, de leurs principaux composants et de munitions) et le condamna à sept ans d’emprisonnement. Selon une lettre du 26 octobre 2017 adressée au ministère de la Justice par le service central des migrations du ministère de l’Intérieur de la Fédération de Russie, aucune information n’était disponible concernant l’acquisition de la nationalité russe par M. Cherniy.

b) « L’affaire du 26 février »

1. L’ouverture de la procédure

784. Le 27 juin 2014, le « service d’enquête de Crimée » ouvrit deux procédures pénales (nos 2014467091 et 2014467092) pour double homicide par négligence (article 109 § 1 du CPFR) relativement à des faits survenus le 26 février 2014 au cours d’un rassemblement public. Le 19 janvier 2015, les affaires furent jointes en une seule, sous le no 2014467091, qui fut renvoyée pour complément d’instruction au « service des enquêtes sur les infractions graves ».

785. Le 28 janvier 2015, le « service des enquêtes sur les infractions graves » ouvrit une nouvelle procédure pénale (sous le no 2015417003) pour émeute, une infraction réprimée par l’article 212 §§ 1 et 2 du CPFR. Le 28 janvier 2015, cette procédure pénale fut jointe à l’affaire no 2014467091 (voir paragraphe précédent), sous ce dernier numéro.

2. « L’arrestation de Nariman Dzhelyal[ov], premier vice-président du Mejlis des Tatars de Crimée »

786. Dans le cadre de cette procédure pénale, M. N. Dzhelyalov fut interrogé en qualité de témoin les 27 mars, 24 avril et 28 juillet 2015. Aucune mesure restrictive de liberté ne fut ordonnée contre lui dans le cadre de la procédure qui précéda le procès, puisque M. Dzhelyalov n’était ni suspect ni accusé. Aucune demande de report de l’interrogatoire ne fut présentée, et aucune des mesures d’enquête ne fit l’objet d’un recours.

3. L’arrestation de Mustafa Dehermendzhi

787. Le 7 mai 2015, dans le cadre de la même enquête pénale, le « service d’enquête de Crimée » ordonna l’arrestation de M. Dehermendzhi sur le fondement des articles 91 et 92 du CPPFR, car il était soupçonné d’avoir commis l’infraction réprimée par l’article 212 § 2 du CPFR (participation à des troubles de masse).

788. Le 8 mai 2015, M. Dehermendzhi fut accusé d’avoir commis l’infraction susmentionnée. Interrogé, il avoua certains aspects de l’infraction dont il était accusé et fournit également des informations sur les circonstances de cette infraction.

789. Le 8 mai 2015, le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol » ordonna le placement en détention provisoire de M. Dehermendzhi. Cette détention provisoire fut ensuite prolongée jusqu’à ce que l’affaire fût transmise à la « Cour suprême de la République de Crimée » le 8 décembre 2015 pour examen au fond.

790. Ni les mesures prises par les autorités d’enquête ni les conclusions auxquelles ces dernières parvinrent en matière procédurale ne furent contestées.

4. L’arrestation d’E.E. Emirvaliev, un militant tatar de Crimée

791. Le 18 février 2015, M. E.E. Emirvaliev fut arrêté, sur le fondement des articles 91 et 92 du CPPFR, au motif que la victime présumée de ses actes l’avait désigné comme étant la personne ayant commis l’infraction (cas de figure prévu à l’article 91 § 1 point 2) du CPPFR).

792. Le 20 février 2015, le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol » ordonna le placement de M. Emirvaliev en détention provisoire pour une durée de deux mois, soit jusqu’au 18 avril 2015. Le « tribunal de district » estima qu’il y avait des raisons suffisantes de supposer que, s’il était laissé en liberté, même sous caution, l’intéressé était susceptible de se soustraire à l’enquête préliminaire et au procès et de continuer de se livrer à des activités criminelles.

793. Le 17 avril 2015, l’enquêteur ordonna la remise en liberté de M. Emirvaliev en vertu de l’article 110 du CPPFR, compte tenu de l’existence de garanties personnelles. L’enquêteur prit en considération le fait que M. Emirvaliev avait activement coopéré à l’enquête, puisqu’il avait fait des déclarations dans lesquelles il avouait son crime et fournissait des informations concernant d’autres participants aux émeutes. Il tint également compte du fait que l’accusé était officiellement marié et qu’il avait des enfants mineurs. Les décisions prises en matière procédurale par l’autorité chargée de l’enquête concernant M. Emirvaliev ne firent l’objet d’aucun recours.

5. L’arrestation d’Ali Asanov

794. Le 15 avril 2015, M. Ali Asanov fut arrêté, sur le fondement des articles 91 et 92 du CPPFR, au motif que son implication dans l’infraction avait été confirmée par l’ensemble des éléments de preuve recueillis dans le cadre de l’affaire pénale, à savoir des déclarations des victimes et des témoins ainsi que d’autres preuves matérielles.

795. Le 17 avril 2015, le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol » ordonna le placement en détention provisoire de M. Asanov. Cette détention provisoire fut prolongée pendant toute la durée de l’enquête. Les décisions prises en matière procédurale par l’autorité chargée de l’enquête ne furent nullement contestées.

6. Le procès

796. Le 9 décembre 2015, l’affaire pénale no 2015417109, dirigée contre MM. Chiygoz, E.E. Kantemirov, E.E. Emirvaliev, Dehermendzhi, A.A. Asanov et A.N. Yunusov pour organisation et commission de troubles de masse (article 212 §§ 1 et 2 du CPFR) fut transmise à la « Cour suprême de la République de Crimée » pour examen au fond.

797. Au cours de la procédure, le cas de M. Chiygoz fut disjoint de l’affaire, après que celui-ci eut été reconnu coupable de l’infraction définie à l’article 212 § 1 du CPFR (organisation de troubles de masse) et condamné sur ce fondement par un arrêt de la « Cour suprême de la République de Crimée » rendu le 11 septembre 2017.

798. Le 19 juin 2018, le « tribunal du district central de Simferopol » déclara MM. Dehermendzhi, E.E. Kantemirov, E.E. Emirvaliev, A.A. Asanov et A.N. Yunusov coupables de participation à des troubles de masse, une infraction réprimée par l’article 212 § 2 du CPFR. MM. Kantemirov et Yunusov furent condamnés à une peine d’emprisonnement de quatre ans assortie d’un sursis avec mise à l’épreuve ; MM. Asanov et Dehermendzhi furent condamnés à une peine d’emprisonnement de quatre ans et six mois, assortie d’un sursis avec mise à l’épreuve ; et M. Emirvaliev à une peine d’emprisonnement de trois ans et six mois, assortie d’un sursis avec mise à l’épreuve. L’arrêt devint définitif le 14 février 2019.

c) Les perquisitions effectuées, dans le cadre de l’enquête sur « l’affaire du 3 mai », au domicile de M. M. Asaba, un membre du Mejlis, et dans les locaux du Mejlis des Tatars de Crimée et de son journal Advet

799. Lors d’une action de protestation contre l’interdiction faite à M. Dzhemilev d’entrer sur le territoire de la Fédération de Russie, qui se tint le 3 mai 2014 à proximité du poste-frontière pour les personnes et les véhicules d’Armiansk (« Turetski Val »), au 115e kilomètre de l’autoroute Kherson-Dzhankoy-Feodosiya-Kerch, à environ 4 km au nord de la frontière administrative d’Armiansk (district de Krasnoperekopsk de la « République de Crimée » de la Fédération de Russie), une personne non identifiée commit des actes de violence sur un agent de police du bataillon spécial « Berkout ».

800. Le 4 mai 2014, « le service des enquêtes d’Armiansk » ouvrit une procédure pénale (no 2014687003) sur le fondement de l’article 318 § 1 du CPFR (actes de violence contre un agent public) relativement aux faits susmentionnés. Le 1er juillet 2014, les autorités d’enquête de Crimée ouvrirent les procédures pénales nos 2014417030 et 2014417031 sur le fondement de l’article 318 § 1 (recours à actes de violence contre un agent public) et de l’article 319 (injure publique à l’égard d’un agent public) du CPFR, pour des actes commis le 3 mai 2014, au poste-frontière d’Armiansk, contre des agents du ministère de l’Intérieur dans l’exercice de leurs fonctions officielles, à savoir la protection du territoire de la Fédération de Russie. Ces trois procédures pénales furent jointes en une seule affaire sous le numéro 2014687003.

801. Au cours de l’enquête, il fut constaté que d’autres actes de violence avaient été commis contre six agents de police du bataillon spécial « Berkout », et notamment que cinq agents avaient été renversés par une voiture conduite par MM. R.A. Abdurakhmanov, M.R. Abkerimov, T.P. Smedlyaev, E.Kh. Ebulisov et E.M. Osmanov.

802. Afin de vérifier si les actions de ces cinq personnes avaient été coordonnées et organisées, il fut envisagé de procéder à des perquisitions au domicile de M. E.E. Bariev et de M. M. Asaba. Cette mesure d’enquête fut déclenchée par une notification du « centre de lutte contre l’extrémisme du ministère de l’Intérieur de la République de Crimée », qui faisait mention d’une possible implication de M. E.E. Bariev et de M. M. Asaba dans l’organisation de l’action de protestation du 3 mai 2014, de même que par des informations selon lesquelles des armes à feu et des munitions, des biens interdits à la circulation dans la population civile ainsi que des objets et des écrits à caractère extrémiste pouvaient être stockés chez eux.

803. Le 3 septembre 2014, le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol » autorisa les perquisitions domiciliaires, qui eurent finalement lieu le 16 septembre 2014.

804. Au cours de l’enquête, il fut également établi que des membres du Mejlis des Tatars de Crimée avaient participé à l’organisation de l’action de protestation du 3 mai 2014. En outre, la « direction du FSB pour la Crimée » fit savoir que des armes et des munitions, des biens interdits à la circulation dans la population civile ainsi que des objets et des écrits à caractère extrémiste pouvaient être stockés dans les locaux du bureau central du Mejlis. Se fondant sur ces données, et dans le but de déterminer si les actions des cinq personnes concernées avaient été coordonnées et organisées, les autorités d’enquête ordonnèrent une perquisition dans les locaux du Mejlis.

805. Au cours de la perquisition, qui eut lieu le 16 septembre 2014, des appareils électroniques, du matériel photographique et des documents appartenant au Mejlis furent saisis.

806. Les 6 février et 3 mars 2015, les biens saisis furent restitués après avoir été examinés, à l’exception du procès-verbal de la réunion du Mejlis tenue le 2 mai 2014, qui revêtait une importance particulière pour l’enquête : ce document mentionnait la tenue d’un rassemblement pacifique le 3 mai 2014 en soutien à M. Dzhemilev, chef spirituel des Tatars de Crimée, ce qui montrait que les Tatars de Crimée savaient qu’une action en soutien à M. Dzhemilev allait se tenir au poste-frontière de « Turetsky Val » à Armiansk.

807. Ni la régularité du mandat de perquisition ni les mesures prises pour son exécution ne furent contestées.

d) L’affaire pénale dirigée contre Aleksandr (Oleksandr) Kostenko

808. Le 6 février 2015, les autorités d’enquête ouvrirent une procédure pénale (no 2015417005) contre M. A.F. Kostenko pour atteinte intentionnelle à la santé d’autrui ayant provoqué des troubles de courte durée et fondée sur la haine et l’hostilité idéologiques (article 115 § 2 b) du CPFR) et pour achat, transfert, vente, stockage, transport ou port illégal d’armes à feu, de leurs principaux composants et de leurs munitions (article 222 § 1 du CPFR).

809. Le 15 mai 2015, le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol » condamna M. Kostenko à quatre ans et deux mois d’emprisonnement dans un établissem*nt pénitentiaire de régime de droit commun.

810. Par un arrêt du 26 août 2015, la « Cour suprême de la République de Crimée » réduisit la peine à trois ans et onze mois d’emprisonnement.

811. Le 24 février 2016, le présidium de la « Cour suprême de la République de Crimée », statuant en cassation, conclut à la violation des lois pénales et de procédure pénale et mit fin à la procédure pénale en tant qu’elle portait sur des accusations d’acquisition et de port illégaux d’un composant d’arme à feu, au motif que l’infraction n’était pas constituée. En revanche, il déclara M. Kostenko coupable d’avoir stocké le composant principal d’armes à feu, une infraction réprimée par l’article 222 § 1 du CPFR, et le condamna à une peine d’emprisonnement de trois ans et six mois. Il confirma par ailleurs la condamnation prononcée sur le fondement de l’article 115 § 2 b) du CPFR.

812. Au cours de l’enquête préliminaire, l’avocat de M. Kostenko déposa une plainte auprès du comité d’investigation de la Fédération de Russie, enregistrée le 28 avril 2015. Dans cette plainte, il soutenait que son client avait été soumis à la torture et à des violences physiques par des agents de l’État chargés de l’enquête préliminaire (le gouverneur du SIZO de Simferopol et un agent du FSB de Crimée) alors qu’il était en détention provisoire et incarcéré au SIZO de Simferopol.

813. La plainte fut examinée le 22 mai 2015. Le 25 mai 2015, les autorités d’enquête refusèrent d’engager des poursuites pénales contre le gouverneur du SIZO, considérant que l’infraction définie à l’article 286 § 3 a) du CPFR (actes commis par un agent public outrepassant manifestement ses pouvoirs et constitutifs d’une violation substantielle des droits et intérêts légitimes d’un individu, commis avec violence ou menace de violence) n’était pas constituée. Le parquet confirma la régularité de la décision.

814. Le 6 mai 2015, les éléments de preuve recueillis au sujet de l’officier du FSB de Crimée furent transmis pour enquête aux autorités d’enquête militaires de la flotte de la mer Noire.

815. Le 19 juin 2015, l’avocat de M. Kostenko déposa une plainte auprès du comité d’investigation de la Fédération de Russie contre Mme Natalia Poklonskaya, procureur général de la « République de Crimée », pour incitation à la haine ou à l’hostilité, ainsi que pour atteinte à la dignité humaine par une personne agissant dans l’exercice de fonctions officielles (infraction réprimée par l’article 282 § 2 b) du CPFR).

816. Le 29 juillet 2015, l’enquêteur conclut qu’il n’y avait pas d’éléments indiquant que le procureur général de la « République de Crimée » avait commis une infraction, et qu’il n’y avait donc pas lieu de mener une enquête préliminaire ni d’ouvrir une procédure pénale. Par un jugement du 24 septembre 2015, le « tribunal du district de Kyiv de Simferopol » confirma la décision de l’enquêteur.

e) L’affaire pénale dirigée contre des militants ukrainiens en Crimée (« l’affaire Cherkassy »)

817. Le 15 juin 2015, les autorités d’enquête russes ouvrirent une procédure pénale (no 2015417083) pour tentative d’homicide avec circonstances aggravantes (infraction réprimée par l’article 30 § 3 combiné avec l’article 105 § 2 a), b), f), g) et 1) du CPFR).

818. Au cours de l’enquête préliminaire, il fut établi que, le 19 février 2014, vers 20 heures, un groupe de personnes non identifiées avait, sur l’autoroute Kyiv-Odessa, à proximité du village de Podobnoye, dans le district de Mankovski (région de Сherkassy, Ukraine), arrêté un autobus transportant plusieurs agents de la police fiscale. Ces personnes non identifiées partageaient l’idéologie des organisations nationalistes radicales ukrainiennes « Svoboda », « Tryzub » et « Secteur droit », visaient à renverser par la violence le système constitutionnel de l’Ukraine et les autorités exécutives, et manifestaient un sentiment de haine et d’hostilité politiques et idéologiques envers les agents des forces de l’ordre ukrainiennes en tant que représentants de l’autorité légale. Après avoir appris que les trente‑neuf membres des forces de l’ordre présents dans le bus avaient été envoyés à Kyiv, en Ukraine, pour y mener des activités officielles de protection de l’ordre public, les agresseurs brisèrent les vitres du bus et commencèrent à lancer des co*cktails Molotov à l’intérieur du véhicule dans le but de tuer les fonctionnaires, leur causant des lésions corporelles de différents degrés de gravité. Lorsque les agents réussirent à sortir du bus, les assaillants leur crièrent des insultes et leur infligèrent de nombreuses blessures corporelles de divers degrés de gravité. Quand les agresseurs apprirent que les victimes résidaient en Crimée et étaient des membres des forces de l’ordre, ils intensifièrent la violence de leurs actions et soumirent leurs victimes à une discrimination ouverte, sous la forme de torture violente, de brimades, de menaces et d’humiliations qui entraînèrent des lésions corporelles. Ces éléments factuels furent confirmés par les déclarations de deux témoins.

819. Compte tenu du fait que les victimes de l’infraction étaient des ressortissants russes et qu’aucune procédure pénale ne fut engagée sur le territoire ukrainien, les autorités russes ouvrirent une procédure pénale sur le fondement des dispositions de l’article 12 § 3 du CPFR, en application duquel les personnes ayant commis une infraction hors de la Fédération de Russie sont pénalement responsables à raison de cette infraction lorsque celle-ci a été commise contre des ressortissants de la Fédération de Russie.

820. Le 30 juin 2016, les autorités russes ouvrirent une procédure pénale distincte (no 2016417071) pour destruction ou dégradation intentionnelle de biens (infraction définie à l’article 167 § 2 du CPFR) relativement à l’autobus ayant été détruit par un incendie lors des événements du 19 février 2014 et dont la destruction avait causé un préjudice important à son propriétaire. Cette affaire fut jointe à l’affaire no 2015417083.

821. Le 19 février 2018, l’enquête préliminaire fut suspendue sur le fondement de l’article 208 § 1 point 1) du CPPFR, en raison du fait qu’il n’avait pas été possible d’établir l’identité d’une personne à inculper.

LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUES PERTINENTS

822. Les éléments et la pratique pertinents, ainsi que les éléments de preuve invoqués, sont résumés dans une annexe au présent arrêt. Ladite annexe doit être considérée comme faisant partie intégrante de cet arrêt. Dans celui‑ci, les références présentées sous la forme « A XXX » renvoient au paragraphe XXX de l’annexe. Le libellé de certaines dispositions juridiques (relevant pour l’essentiel du droit international humanitaire – le « DIH »), les commentaires de ces dispositions, ainsi que les travaux préparatoires qui s’y rapportent et des références à ces éléments, seront exposés ci‑dessous dans le corps de l’arrêt lorsque cela sera pertinent pour l’examen d’un aspect particulier de l’affaire par la Cour.

EN DROIT

1. OBSERVATIONS LIMINAIRES COMMUNES AUX DEUX REQUÊTES

823. La Cour considère qu’il est important de commencer par rappeler certains aspects de l’affaire et analyser certaines questions pertinentes pour son examen à ce stade.

824. Il convient de noter qu’en concluant la Convention, les Hautes Parties contractantes n’ont pas voulu se concéder des droits et obligations réciproques utiles à la poursuite de leurs intérêts nationaux respectifs, mais réaliser les objectifs et idéaux du Conseil de l’Europe, tels que les énonce le Statut, et « instaurer un ordre public communautaire des libres démocraties d’Europe afin de sauvegarder leur patrimoine commun de traditions politiques, d’idéaux, de liberté et de prééminence du droit ». Il s’ensuit que lorsqu’une ou plusieurs Hautes Parties contractantes saisissent la Cour d’un manquement allégué à la Convention en vertu de l’article 33 de la Convention, elles ne doivent donc pas être considérées comme agissant pour faire respecter leurs droits propres, mais plutôt comme soumettant à la Cour « une question qui touche à l’ordre public de l’Europe » (Ukraine et Pays‑Bas c. Russie (déc.) [GC], nos 8019/16 et 2 autres, § 385, 25 janvier 2023, avec d’autres références). Les griefs interétatiques aux fins de l’article 33 de la Convention se répartissent en deux catégories principales : ceux par lesquels l’État requérant dénonce des violations par une autre Partie contractante des droits fondamentaux d’une ou plusieurs personnes clairement identifiées ou identifiables, et ceux qui portent sur des questions générales et tendent à protéger l’ordre public européen (Slovénie c. Croatie (déc.) [GC], no 54155/16, CEDH, § 67, 18 novembre 2020).

825. La Cour délimitera le champ d’examen de l’affaire (pour une requête puis pour l’autre), le cadre général dans lequel elle s’inscrit, et l’approche qu’elle adoptera en matière de preuve à ce stade de la procédure. En outre, elle se prononcera sur la question de la juridiction de l’État défendeur en ce qui concerne les griefs soulevés dans la requête no 38334/18, et elle expliquera sa compétence pour statuer sur l’affaire compte tenu du fait que l’État défendeur n’est plus un État membre du Conseil de l’Europe ni, depuis le 16 septembre 2022, une Partie contractante à la Convention. Elle recherchera ensuite si l’État défendeur s’est conformé aux obligations procédurales, découlant pour lui de l’article 38 de la Convention, de fournir toutes facilités nécessaires pour aider la Cour dans l’accomplissem*nt de ses fonctions d’ordre général afférentes à l’examen de l’affaire. Enfin, elle estime qu’il est utile de déterminer l’approche appropriée qu’il lui faudra appliquer, d’une part, à l’articulation entre les dispositions de la Convention et les règles du droit international humanitaire et, d’autre part, à la question de la « légalité » au sens de la Convention. Sur ce second point, la question qui se pose est celle de savoir si la « loi » pertinente à l’aune de laquelle la pratique administrative alléguée doit être appréciée est le droit de l’Ukraine ou celui de la Fédération de Russie. Ces deux dernières questions revêtent une importance particulière et ont une incidence directe sur l’étendue de l’examen au fond que la Cour devra faire de ces griefs.

1. Le champ d’examen de l’affaire
1. Le champ d’examen de l’affaire en tant qu’elle se rapporte à la requête no 20958/14

a) Champ d’examen matériel et temporel de l’affaire tel que délimité au stade de la recevabilité

826. Dans sa décision sur la recevabilité (Ukraine c. Russie (Crimée), précitée, § 238), la Cour a limité son examen aux allégations spécifiques, telles que formulées par le gouvernement requérant dans le mémoire qu’il a soumis à la Grande Chambre, relatives à une pratique administrative censément contraire à la Convention que l’État défendeur aurait mise en œuvre, en Crimée ou à l’égard de celle-ci, entre le 27 février 2014 et le 26 août 2015 (« la période considérée »). En demandant à la Cour de ne statuer sur aucune des causes individuelles qu’il citait à l’appui de ses allégations d’existence d’un « ensemble de violations », le gouvernement requérant a restreint la portée du grief dont il a saisi la Cour à la seule pratique administrative alléguée de violations des droits de l’homme (Ukraine c. Russie (Crimée), précitée, §§ 260-263). La Cour a conclu que les allégations relatives à l’existence d’une pratique administrative étaient suffisamment claires et précises pour justifier un examen juridictionnel. L’unique exception concernait le grief tiré d’un « transfèrement de condamnés vers le territoire de la Fédération de Russie » : la Cour a décidé d’examiner la recevabilité et le fond de ce grief en même temps que la requête no 38334/18, au stade de l’examen au fond dans la présente procédure (ibidem, § 446). Eu égard au champ matériel de ces griefs tel que délimité ci‑dessus, la Cour a dit que toutes les autres allégations que le gouvernement requérant pouvait avoir formulées antérieurement mais qu’il n’avait pas reprises dans son mémoire sur la recevabilité, explicitement ou par référence, devaient être considérées comme n’étant pas maintenues par lui (ibidem, §§ 246-248).

b) Le champ d’examen de l’affaire au stade de l’examen au fond

827. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, l’« affaire » dont la Grande Chambre est saisie est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable. De plus, aux fins de l’article 32 de la Convention, le champ d’examen d’une affaire « soumise » à la Cour dans l’exercice par une Haute Partie contractante du droit de saisir la Cour de tout manquement aux dispositions de la Convention et de ses protocoles qu’elle croira pouvoir être imputé à une autre Haute Partie contractante est défini par le grief ou la « prétention » du requérant. Rien n’empêche un requérant de préciser ou d’étoffer ses prétentions initiales pendant la procédure au titre de la Convention. Il revient à la Cour de prendre en compte non seulement la requête initiale, mais aussi les écrits supplémentaires destinés à la parachever en éliminant des lacunes ou obscurités initiales (voir, mutatis mutandis, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 122‑125, 20 mars 2018).

828. En ce qui concerne la requête no 20958/14, la Grande Chambre limitera par conséquent son examen au fond à l’« affaire » qui lui a été déférée en vertu de l’article 30 de la Convention et telle qu’elle a été délimitée dans la décision sur la recevabilité et décrite ci-dessus (voir, mutatis mutandis, Carême c. France, no 7189/21, § 87, 9 avril 2024).

829. Dans son mémoire sur le fond, le gouvernement requérant formule un certain nombre de considérations supplémentaires sur le terrain de divers articles de la Convention, et notamment :

– de l’article 3 (« des prisonniers ont (...) également été détenus dans des conditions nettement en deçà des exigences fixées par l’article 3 » ou « les conditions dans lesquelles les prisonniers ont été détenus par des agents de l’État russe étaient contraires à l’article 3 »),

– de l’article 8 (retrait forcé d’une nationalité reconnue),

– de l’article 9 (en ce qui concerne un réenregistrement de communautés religieuses et un manquement de la Fédération de Russie à son obligation positive de protéger la liberté de religion),

– de l’article 10 (en ce qui concerne des allégations d’« intimidations et [de] harcèlement de journalistes perçus comme critiques à l’égard de l’occupation russe » et le grief selon lequel « le gouvernement russe a entièrement manqué à l’obligation positive qui lui incombait de mettre en place un environnement favorable à la liberté d’expression et de protéger les journalistes contre les violences physiques et les menaces de telles violences »),

– de l’article 11 (« il y a eu une atteinte injustifiable à (...) la liberté d’association »),

– de l’article 2 du Protocole no 2 (« la Fédération de Russie a entièrement manqué à l’obligation positive qui lui incombait de protéger le droit à l’instruction »), et

. de l’article 2 du Protocole no 4 (allégations de renvoi (expulsion) d’habitants de la Crimée pour non-respect de la « législation russe en matière d’immigration » ou non-acceptation de la nationalité russe, ainsi que de « transfèrements directs de groupes de personnes hors de Crimée », tels que le « programme dit du « Train de l’espoir » », qui aurait été lancé par la Russie en 2014 et qui aurait consisté en des « transfèrements d’orphelins et d’enfants privés de soins parentaux de la Crimée vers le territoire de la Russie en vue de leur adoption par des Russes et de leur assimilation dans ce pays »).

Le gouvernement requérant s’est également référé à des rapports d’ONG et d’OIG ainsi qu’à des dépositions de témoins et à des allégations formulées dans des requêtes individuelles dont la Cour a été saisie.

830. La Cour considère que les observations supplémentaires mentionnées ci-dessus, que le gouvernement requérant a formulées soit dans certaines de ses écritures produites avant l’examen de la recevabilité, mais sans les reprendre dans le mémoire soumis à la Grande Chambre (voir les paragraphes 246-248 de la décision sur la recevabilité), soit pour la première fois dans son mémoire sur le fond de la requête no 20958/14, ne sont pas identiques aux griefs qui ont été déclarés recevables, et qu’elles ne peuvent pas non plus être considérées comme se rapportant à des volets particuliers de ces griefs. Pour autant qu’elles peuvent être regardées comme des griefs au sens de la jurisprudence constante de la Cour (Grosam c. République tchèque [GC], no 19750/13, § 88, 1er juin 2023, et Radomilja et autres, précité, § 110), ces observations portent sur d’autres exigences découlant des dispositions invoquées. Elles doivent dès lors être considérées comme des griefs nouveaux qui échappent à l’objet du litige devant être examiné au présent stade de la procédure. Il s’ensuit que la Grande Chambre ne peut connaître de ces observations supplémentaires dans son examen au fond de la présente affaire. La Grande Chambre limitera donc son analyse aux seuls volets des griefs qui ont été déclarés recevables (voir, mutatis mutandis, Denis et Irvine c. Belgique [GC], nos 62819/17 et 63921/17, § 110 et 111, 1er juin 2021).

831. Par ailleurs, la Grande Chambre considère que les observations relatives aux allégations d’« intimidations et [de] harcèlement de journalistes perçus comme critiques à l’égard de l’occupation russe » doivent être considérées comme constituant un volet du grief formulé sur le terrain de l’article 10 de la Convention qui a été déclaré recevable dans la décision du 16 décembre 2020. Partant, ce volet sera examiné dans la section pertinente ci‑dessous (§§ 1078-1104 ci-dessous).

2. Le champ d’examen de l’affaire en tant qu’elle se rapporte à la requête no 38334/18

a) Le contenu de la requête

832. Le gouvernement requérant soutient que l’État défendeur est responsable de pratiques administratives constitutives de violations continues de nombreux droits et libertés protégés par la Convention. Dans le formulaire de requête qu’il a soumis le 10 août 2018, le gouvernement requérant a exposé l’affaire comme suit :

« Cette affaire interétatique concerne des cas de poursuites et de condamnations d’Ukrainiens en raison de leurs opinions, de l’expression de ces opinions, de leurs positions politiques et de leurs activités pro-ukrainiennes. Les personnes de cette catégorie sont devenues des prisonniers politiques du Kremlin (...)

Les affaires décrites ci-dessous relèvent clairement de la juridiction de la Cour au sens de l’article 1 de la Convention. Le gouvernement ukrainien affirme que les poursuites et les condamnations de prisonniers politiques s’inscrivent dans le cadre d’une politique approuvée par l’État et constituent une pratique administrative systématique qui méconnaît les articles 3, 5, 6, 7, 8, 10, 11, 13 et 18 de la Convention en leur volet matériel, en raison de la mise en œuvre d’une politique incompatible avec la Convention.

(...)

En Crimée, après l’occupation de la péninsule par la Fédération de Russie, les autorités locales ont fait application de la législation russe de lutte contre l’extrémisme, le séparatisme et le terrorisme pour incarcérer des militants tatars de Crimée et des militants ukrainiens. En outre, des procédures pénales montées de toutes pièces ont été ouvertes contre des ressortissants ukrainiens, pour des allégations d’infractions qui, selon les éléments fournis par les autorités russes elles-mêmes, sont censées avoir eu lieu avant l’occupation russe ou hors du territoire de la Crimée.

Par ailleurs, un certain nombre de personnes ont été capturées par les auxiliaires russes de la « République populaire de Louhansk » (la « RPL ») et de la « République populaire de Donetsk » (la « RPD ») et remises aux autorités russes en vue de poursuites. Enfin, plusieurs Ukrainiens ont été attirés par les autorités russes en territoire russe ou contrôlé par la Russie ou, après être entrés en Russie pour des motifs légitimes divers, ont été capturés, torturés aux fins d’obtention d’aveux, et condamnés par des tribunaux russes pour des infractions imaginaires.

(...)

Le nombre de prisonniers politiques ukrainiens en Crimée et en Russie est en constante augmentation. Au mois de mars de cette année, il s’élevait au moins à 68 personnes. Selon l’Union ukrainienne Helsinki pour les droits de l’homme, il y avait au mois de juin 2018 au moins 71 prisonniers politiques en Russie et sur le territoire temporairement occupé de la Crimée. Trente-neuf d’entre eux se trouvent en Crimée (pour la plupart dans la maison d’arrêt de Simferopol – ci-après « le SIZO de Simferopol ») et les 32 autres en Russie. »

833. Dans son mémoire du 30 janvier 2023, le gouvernement requérant soutient que le gouvernement défendeur a continué d’appliquer des pratiques administratives d’arrestations illégales et de violations systématiques des droits des militants ukrainiens poursuivant des objectifs politiques ou défendant les droits civils. À l’appui de cette allégation, il se réfère à une liste établie par le ministère ukrainien de la Réintégration des territoires temporairement occupés, qui recense 203 personnes détenues « sur les territoires de l’Ukraine temporairement occupés et sur le territoire de la Fédération de Russie » et considérées comme étant des « prisonniers politiques » (A 454).

b) Maintien des griefs

834. La Cour rappelle qu’après avoir rendu sa décision sur la recevabilité le 16 décembre 2020 dans la requête no 20958/14, elle a invité les parties à répondre à des questions relatives à la juridiction de la Fédération de Russie à l’égard des faits allégués dans le formulaire de requête, à la recevabilité des griefs, et à la question de savoir s’il y avait eu violation des différentes dispositions de la Convention invoquées par le gouvernement ukrainien (paragraphe 14 ci-dessus).

835. S’agissant de la requête no 38334/18, la Cour note que, dans son mémoire en date du 28 février 2022, le gouvernement ukrainien a déclaré ce qui suit :

« Concernant la requête no 38334/18, le gouvernement ukrainien reprend le contenu de sa requête en date du 10 août 2018 et les éléments de preuve soumis à l’appui de celle‑ci (qui attendent encore une réponse du gouvernement russe). S’agissant plus particulièrement de la question de la recevabilité du grief relatif à l’existence d’une pratique administrative consistant à transférer des condamnés vers la Fédération de Russie, en violation de l’article 8, il la traite en même temps que celle du fond, aux paragraphes 105 à 114 de ce mémoire, et reprend les éléments de preuve versés à l’appui de la requête no 38334/18 à titre d’exemples d’une telle pratique. »

836. En outre, tant dans le mémoire susmentionné que dans celui qu’il a soumis le 30 janvier 2023 lors de la seconde phase de production d’observations, le gouvernement requérant s’est explicitement référé à certains faits sous-jacents précis et à certains éléments de preuve qu’il avait mentionnés dans la requête no 38334/18, dans le cadre de l’exposé des arguments relatifs à ceux de ses griefs qui se recoupaient (en partie) avec ceux qu’il avait formulés dans le formulaire de la requête initiale no 20958/14. La Cour tiendra compte de ces faits et de ces éléments dans l’examen des deux requêtes pour autant qu’ils étayent l’existence des pratiques administratives alléguées par le gouvernement requérant.

837. Au vu de ce qui précède, la Cour prend note du souhait du gouvernement requérant de maintenir ses griefs tels qu’il les a exposés dans le formulaire de requête soumis le 10 août 2018 relativement à la requête no 38334/18 et qu’il les a développés dans ses mémoires ultérieurs.

c) Objet de la requête

838. En ce qui concerne l’objet de la requête, la Cour souligne que le gouvernement requérant déclare que la requête dont il a saisi la Cour concerne « une pratique administrative, relevant d’une politique validée par l’État, de persécution d’Ukrainiens », qu’il qualifie de « prisonniers politiques », et « une tolérance, voire l’instigation, par la Russie des violations des droits de l’homme dont ils sont victimes ». Les allégations spécifiques formulées par le gouvernement requérant contre la Fédération de Russie portent donc principalement sur l’existence de pratiques administratives contraires à la Convention et se rapportent à des faits qui se seraient déroulés après le mois de mars 2014.

839. La Cour note que, à l’appui de ses griefs, le gouvernement requérant fournit des informations ou produit des éléments de preuve qui concernent environ quatre-vingts ressortissants ukrainiens. Il précise toutefois que les informations et les éléments auxquels il se réfère dans le formulaire de requête sont fournis à titre de preuves de l’existence « d’une pratique administrative de persécution des Ukrainiens sur le territoire ukrainien occupé (la Crimée et le Donbas) et en Russie, qui bénéficie d’une tolérance officielle en Russie », et il indique expressément qu’il n’invite pas la Cour à rendre une décision dans chacune de ces causes individuelles. Il ajoute avoir porté l’affaire devant la Cour « dans le but d’empêcher la continuation ou la réitération de ces pratiques administratives ou de ces violations ».

840. Comme expliqué ci-dessus (paragraphe 824), la Cour distingue deux catégories principales d’affaires interétatiques aux fins de l’article 33 de la Convention : alors que l’une de ces catégories comprend les affaires dans lesquelles l’État requérant dénonce des violations qui seraient commises par une autre Partie contractante des droits fondamentaux d’une ou plusieurs personnes clairement identifiées ou identifiables, l’autre catégorie correspond aux affaires qui portent sur des questions générales et tendent à protéger l’ordre public européen. Compte tenu de la position adoptée par le gouvernement requérant, la requête no 38334/18 relève clairement de la seconde catégorie d’affaires interétatiques car les griefs qui y sont formulés portent sur des allégations relatives à l’existence de pratiques administratives contraires à la Convention. Parce que l’objet de la requête soumise à la Cour est ainsi limité, la notion de « pratique administrative » revêt, ainsi qu’il sera expliqué plus en détail ci-dessous, une importance particulière en l’espèce du fait, d’une part, de son étroite imbrication avec la condition d’épuisem*nt des voies de recours internes posée à l’article 35 § 1 de la Convention (recevabilité procédurale), telle qu’elle est appliquée aux affaires interétatiques aux fins de l’article 33 de la Convention et, d’autre part, de ses conséquences sur la recevabilité matérielle du « manquement [allégué] aux dispositions de la Convention » au sens de cette dernière disposition (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, §§ 260 et 263).

841. La Cour note également que des requêtes individuelles actuellement pendantes devant elle ont été introduites par plusieurs personnes, auxquelles le gouvernement requérant fait référence à l’appui de sa requête. La plupart de ces requêtes individuelles ont été communiquées au gouvernement russe. À cet égard, la Cour insiste sur le fait que le gouvernement requérant ne demande pas à la Cour de statuer sur ces causes individuelles, mais seulement de les considérer comme des éléments de preuve de l’existence d’une pratique administrative (paragraphe 839 ci-dessus). Partant, les conclusions auxquelles la Cour parviendra dans le présent arrêt ne devront pas être comprises comme préjugeant de la recevabilité ou du bien-fondé de ces requêtes individuelles.

d) Étendue des griefs soulevés

842. La Cour relève pour commencer certaines incohérences dans la présentation que le gouvernement requérant donne de ses griefs dans le formulaire de requête. Alors que, dans la partie de ce document intitulée « Introduction », il allègue l’existence de pratiques administratives « contraires aux articles 3, 5, 6, 7, 8, 10, 11, 13 et 18 de la Convention », dans la partie intitulée « Violation de la Convention » il se réfère aux « articles 3, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 13, 14 et 18 de la Convention », mentionnant ainsi pour la première fois les articles 9 et 14. Enfin, dans l’exposé détaillé de ses allégations et de ses arguments au regard des dispositions de la Convention, le gouvernement requérant formule seulement des griefs sur le terrain des articles 3, 5, 6, 7, 8, 10 et 11 et de l’article 18 combiné avec les articles 5, 6, 7, 8, 10 et 11 de la Convention. La Cour observe par ailleurs que, dans son mémoire du 28 février 2022, le gouvernement requérant ne fournit pas d’argumentation complète et détaillée sur la recevabilité et le bien-fondé des griefs de la requête no 38334/18 et qu’il se borne à déclarer qu’il reprend le contenu du formulaire de requête et les éléments de preuve exposés dans ses observations (paragraphe 835 ci-dessus). Le mémoire du 30 janvier 2023 est lui aussi dépourvu d’une telle argumentation à cet égard.

843. Or la Cour rappelle que les griefs doivent comporter tous les paramètres nécessaires pour lui permettre de délimiter la question qu’elle sera appelée à examiner. Cela est d’autant plus le cas lorsque le champ d’application d’un article de la Convention est très large, l’examen de la Cour étant nécessairement délimité par les griefs spécifiques qui lui sont soumis (voir, pour un exemple concernant l’article 6 de la Convention, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 104, 6 novembre 2018). De même, la Cour ne peut statuer que sur les faits dont le requérant se plaint. En conséquence, il ne suffit pas que l’existence d’une violation soit « évidente » au vu des faits de l’espèce ou des observations soumises par le requérant. Il incombe au contraire au requérant de dénoncer une action ou omission comme méconnaissant les droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles de telle manière que la Cour n’ait pas à spéculer sur la question de savoir si tel ou tel grief a été ou non soulevé. Cela signifie que la Cour n’a pas le pouvoir de se substituer au requérant et de retenir des griefs nouveaux sur la seule base des arguments et des faits exposés (Grosam, précité, §§ 90-91).

844. Par conséquent, la Cour relève qu’en ce qui concerne la requête no 38334/18, le formulaire de requête est dépourvu de toute argumentation juridique relative aux griefs formulés ultérieurement sous l’angle des articles 9, 13 et 14 de la Convention. Elle note également que le champ temporel des violations alléguées dans le cadre de cette requête est défini dans des termes larges par le gouvernement requérant, qui les qualifie de « continues » (paragraphe 832 ci-dessus).

845. La Cour, compte tenu de ce qui précède, n’examinera donc pas les assertions de fait avancées par le gouvernement requérant qui seraient théoriquement susceptibles de relever des articles 9, 13 et 14 de la Convention comme des griefs distincts dans le cadre de la requête no 38334/18. Selon elle, procéder autrement reviendrait à étendre indûment sa compétence.

2. L’approche en matière de preuve
1. Les principes généraux

846. Dans la décision sur la recevabilité (Ukraine c. Russie (Crimée), précitée, §§ 249-266 et 378-391), la Cour a fait référence à la jurisprudence constante de la Commission et de la Cour en remontant jusqu’à la seconde décision sur la recevabilité adoptée par la Commission dans « l’affaire grecque » (Danemark, Norvège, Suède et Pays-Bas c. Grèce, nos 3321/67, 3322/67, 3323/67 et 3344/67, décision de la Commission du 31 mai 1968, non publiée) et à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Irlande c. Royaume‑Uni (18 janvier 1978, § 161, série A no 25), et elle a exposé en détail son approche en matière de preuve. Certaines observations supplémentaires formulées par la Grande Chambre dans l’arrêt rendu dans l’affaire Merabishvili c. Géorgie ([GC], no 72508/13, §§ 312-313, 28 novembre 2017) sont également pertinentes pour la présente espèce. Les principes généraux qui peuvent être tirés de ces affaires, et qui sont pertinents pour l’appréciation des preuves dans la présente affaire, ont été exposés dans la décision Ukraine et Pays-Bas c. Russie (précitée, §§ 434-448) dans les termes suivants :

« a) La charge de la preuve et la possibilité de tirer des conclusions

435. Selon un principe général du droit, la charge initiale de prouver une allégation pèse sur la partie qui la formule (affirmanti incumbit probatio) (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, § 255).

436. La Cour estime toutefois qu’une stricte application de ce principe ne convient pas toujours. Lorsque l’État défendeur est le seul à avoir accès à des informations de nature à corroborer ou au contraire à réfuter les allégations du requérant mais qu’il ne donne pas d’explication satisfaisante et convaincante au sujet de faits qui, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement de ses autorités, la Cour peut en tirer des conclusions susceptibles d’être défavorables au gouvernement défendeur. Pour qu’elle puisse le faire, il faut toutefois qu’il existe des éléments concordants étayant les allégations du requérant (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, § 256).

437. L’article 38 de la Convention commande aux États contractants de fournir toutes facilités nécessaires à la Cour, que celle-ci cherche à établir les faits ou à accomplir ses fonctions d’ordre général afférentes à l’examen des requêtes. Le comportement qui est celui des parties lors de la recherche des preuves peut par conséquent entrer en ligne de compte et des conclusions peuvent être tirées de ce comportement (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, §§ 256 et 380, Géorgie c. Russie (II) [GC], no 38263/08, § 341, 21 janvier 2021, et Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, §§ 252‑254, CEDH 2004‑III). La Cour a, dans le passé, tiré des conclusions d’un défaut de remise par l’État défendeur des documents qui lui étaient demandés (voir, par exemple, Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, §§ 66-72, CEDH 2000‑VI, Akkum et autres c. Turquie, no 21894/93, §§ 185-190 et 225, CEDH 2005‑II (extraits), Çelikbilek c. Turquie, no 27693/95, §§ 56-63, 31 mai 2005, et El‑Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, §§ 152-167, CEDH 2012). Dans l’affaire El-Masri, elle a transféré la charge de la preuve au gouvernement défendeur dès lors qu’elle s’était convaincue qu’il existait un commencement de preuve à l’appui de la version des faits fournie par le requérant. Le Gouvernement n’ayant livré ni explications pertinentes ni preuves documentaires, la Cour a tiré des conclusions à partir des pièces disponibles ainsi que du comportement des autorités, et elle a estimé que les allégations du requérant étaient suffisamment convaincantes et établies au-delà de tout doute raisonnable (El-Masri, précité, §§ 165‑167).

438. En outre, la Cour fait à cet égard référence à l’article 44A de son règlement, lequel dispose que les parties ont l’obligation de coopérer pleinement à la conduite de la procédure et, en particulier, de prendre les dispositions en leur pouvoir que la Cour juge nécessaires à la bonne administration de la justice. De plus, en vertu de l’article 44C § 1 du règlement, lorsqu’une partie reste en défaut de produire les preuves ou informations requises par la Cour ou de divulguer de son propre chef des informations pertinentes, ou lorsqu’elle témoigne autrement d’un manque de participation effective à la procédure, la Cour peut tirer de son comportement les conclusions qu’elle juge appropriées. L’article 44C § 2 du règlement précise bien que l’abstention ou le refus par une Partie contractante défenderesse de participer effectivement à la procédure ne constitue pas en soi une raison d’interrompre l’examen de la requête. Il ressort clairement de la jurisprudence constante de la Cour et des articles 44A et 44 C de son règlement que si un gouvernement défendeur ne répond pas à la demande de la Cour qui souhaite obtenir des pièces de nature à corroborer ou à réfuter les allégations qui lui sont présentées et s’il n’explique pas son abstention ou son refus de façon satisfaisante, la Cour peut en tirer des conclusions et combiner ces conclusions avec des éléments circonstanciels (Merabishvili, précité, § 312).

439. Le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, § 257).

b) Appréciation des éléments de preuve

440. Il n’existe aucun obstacle procédural à la recevabilité d’éléments de preuve ni aucune formule prédéfinie applicable à leur appréciation : la Cour apprécie en pleine liberté non seulement la recevabilité et la pertinence, mais aussi la force probante de chaque élément du dossier. La Cour adopte les conclusions de fait qui, à son avis, se trouvent étayées par la libre appréciation de l’ensemble des éléments de preuve, quelle qu’en soit l’origine, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits ainsi que des observations et du comportement des parties (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, §§ 379-380).

441. La preuve peut résulter « d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants » (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, § 257).

442. La Cour prend en considération les rapports et déclarations d’observateurs internationaux, d’organisations non gouvernementales ou des médias, ainsi que les décisions d’autres juridictions nationales ou internationales pour faire la lumière sur les faits ou pour corroborer les constats qu’elle dresse (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, § 257). Son appréciation des éléments de preuve, et en particulier du poids à leur accorder, varie suivant la nature des pièces, de la source et du degré de rigueur qui a été mis en œuvre pour leur collecte et leur vérification.

443. La Cour a ainsi souvent attaché de l’importance aux éléments provenant de sources fiables et objectives, par exemple les Nations unies, des ONG réputées ou des sources gouvernementales. Pour apprécier la valeur probante de ces éléments, il y a toutefois lieu de faire montre d’une certaine prudence car il peut apparaître après examen que des nouvelles fort répandues proviennent d’une source unique. Il convient de prendre en compte la source d’où proviennent ces éléments, en particulier l’indépendance, la fiabilité et l’objectivité de celle-ci. La Cour prend aussi en considération la présence de l’auteur des données dans le pays en question et sa capacité à rendre compte : il n’est pas toujours possible de mener des enquêtes au plus près d’un conflit et en pareil cas il peut être nécessaire de s’appuyer sur des informations fournies par des sources ayant une connaissance directe de la situation. L’autorité et la réputation de l’auteur des rapports, le sérieux des enquêtes à leur origine, la cohérence de leurs conclusions et leur confirmation par d’autres sources sont autant d’éléments pris en compte (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, §§ 386-388).

444. Les informations tirées de sources médiatiques, à l’inverse, appellent à la prudence. Ce ne sont pas des preuves à des fins judiciaires, mais la notoriété publique d’un fait peut être établie par de tels éléments et la Cour peut en tenir compte dans une certaine mesure (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, § 383).

445. La Cour prend également en considération les témoignages directs (Géorgie c. Russie (II), précité, et Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 26, CEDH 2004-VII). Même lorsque les autorités internes n’ont pas eu l’occasion de contrôler la déposition et la Cour n’a pas non plus été en mesure d’en vérifier les détails au cours de la procédure devant elle, la valeur probante de cette déposition ne s’en trouve pas nécessairement amoindrie (El-Masri, précité, §§ 161-162). Il appartient à la Cour de déterminer si elle estime qu’une déposition est crédible et fiable, et quel poids lui attacher.

446. La Cour peut aussi s’appuyer sur des témoignages livrés par des fonctionnaires du gouvernement. Les déclarations émanant de ministres ou d’autres hauts fonctionnaires doivent toutefois être considérées avec prudence, ceux-ci pouvant être enclins à s’exprimer d’une manière favorable au gouvernement qu’ils représentent. Cela étant, les déclarations de hauts dirigeants – même s’il s’agit d’anciens ministres ou de hauts fonctionnaires – ayant joué un rôle central dans le litige en question revêtent une valeur probante particulière lorsque les intéressés reconnaissent des faits ou un comportement faisant apparaître les autorités sous un jour défavorable. Elles peuvent alors s’analyser en une sorte d’aveu (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, §§ 334 et 381). Des considérations similaires s’appliquent aux documents officiels ainsi qu’aux informations émanant des services de renseignement communiqués par des ministères et des agences de l’État.

447. Le témoignage direct des victimes alléguées n’est pas nécessaire pour qu’une allégation relative à l’existence d’une pratique administrative soit considérée comme recevable (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, § 384).

448. Un recueil tardif des éléments de preuve, ou une collecte spécifiquement effectuée aux fins de la procédure devant la Cour, ne les rend pas pour autant irrecevables en soi (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, § 381). »

847. La Cour renvoie par ailleurs aux considérations suivantes, récemment formulées par la Grande Chambre dans l’arrêt Géorgie c. Russie (II) ((satisfaction équitable) [GC], no 38263/08, §§ 26 et 27, 28 avril 2023 ; voir également Svetova et autres c. Russie, no 54714/17, §§ 30 et 31, 24 janvier 2023) qui portent sur les conséquences de l’absence de participation du gouvernement défendeur à la procédure suivie devant elle dans ces affaires :

« 26. (...) Aux termes de l’article 44C § 2 du règlement de la Cour, « [l]’abstention ou le refus par une Partie contractante défenderesse de participer effectivement à la procédure ne constitue pas en soi pour la chambre une raison d’interrompre l’examen de la requête ». Cette disposition sert à la Cour de clause d’habilitation, qui empêche une partie de retarder ou d’entraver unilatéralement le déroulement de la procédure. Une situation dans laquelle un État n’avait pas participé à au moins certaines étapes de la procédure n’a pas empêché la Cour dans le passé de procéder à l’examen d’une requête. La Cour a estimé (...) que le fait pour le gouvernement défendeur de ne pas soumettre ses observations ou de ne pas participer à une audience en l’absence de raison suffisante pouvait s’analyser en une renonciation à son droit de participer à la procédure. Elle a considéré que poursuivre l’examen de l’affaire malgré une telle renonciation était conforme à la bonne administration de la justice (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, §§ 10-12, CEDH 2001-IV ; voir aussi Danemark, Norvège et Suède c. Grèce, no 4448/70, décision de la Commission (plénière) du 16 juillet 1970). Elle peut tirer les conclusions qu’elle juge appropriées du défaut ou refus de participation effective d’une partie à la procédure (article 44C § 1 du règlement). Toutefois, le défaut de participation effective de l’État défendeur à la procédure n’entraîne pas de plein droit l’acceptation des prétentions des requérants. La Cour doit être convaincue, sur la base des éléments du dossier, du bien-fondé du grief en fait et en droit (Svetova et autres c. Russie, no 54714/17, § 30, 24 janvier 2023).

27. La cessation de la qualité de membre du Conseil de l’Europe d’une Partie contractante ne délie pas celle-ci de son obligation de coopérer avec les organes de la Convention (...). Cette obligation subsiste aussi longtemps que la Cour reste compétente pour connaître des requêtes nées d’actes ou d’omissions susceptibles de constituer une violation de la Convention, pourvu que ces actes ou omissions soient survenus avant la date à compter de laquelle l’État défendeur a cessé d’être une Partie contractante à la Convention. »

848. En ce qui concerne le critère de preuve applicable, la Cour rappelle que sa pratique constante est la suivante.

849. Comme elle l’a précisé dans la décision sur la recevabilité, elle applique à la question de la juridiction le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », étant entendu qu’une telle preuve, à cet égard également, peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, § 265, et Ukraine et Pays-Bas c. Russie, décision précitée, §§ 452-453).

850. La Cour rappelle que, dans la même décision, la Grande Chambre a également précisé que, pour ce qui est des allégations relatives à l’existence de pratiques administratives, le critère de preuve applicable au stade de l’examen de la recevabilité est celui du « commencement de preuve suffisamment étayé » (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, §§ 261‑263).

851. S’agissant de l’appréciation des éléments de preuve dans le cadre de l’examen du bien-fondé d’allégations relatives à l’existence de pratiques administratives, la Cour retient le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » qu’elle a énoncé dans de précédentes affaires interétatiques (Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 161, Chypre c. Turquie (fond) [GC], no 25781/94, § 113, CEDH 2001-IV, et Géorgie c. Russie (II), précité, § 59). La Cour n’a toutefois jamais eu pour dessein d’emprunter la démarche des ordres juridiques nationaux qui appliquent ce critère en matière pénale. Il lui incombe de statuer non pas sur la culpabilité au regard du droit pénal ou sur la responsabilité civile, mais sur la responsabilité des États contractants au regard de la Convention. La spécificité de la tâche que lui attribue l’article 19 de la Convention – assurer le respect par les Hautes Parties contractantes de leur engagement consistant à reconnaître les droits fondamentaux consacrés par cet instrument – conditionne sa façon d’aborder les questions de preuve (Géorgie c. Russie (II), précité, § 59).

2. L’approche adoptée en matière de preuve dans la présente affaire

852. La Cour relève pour commencer qu’il est particulièrement difficile d’établir les faits dans le cadre d’une affaire interétatique telle que celle-ci, qui porte sur les suites de ce que le gouvernement requérant qualifie d’« invasion » et sur l’usage supposé des appareils judiciaire et répressif dans les territoires contrôlés par l’État défendeur à des « buts inavoués » autres que ceux pour lesquels ces appareils ont été institués. Elle concerne en outre un grand nombre de personnes et, pour ce qui relève de la requête no 38334/18, porte sur des faits dont certains se seraient inscrits à la fois sur une longue période (le gouvernement requérant dénonçant des violations des droits de l’homme qui seraient toujours en cours) et dans une zone géographique étendue (la Russie et la Crimée). Ce constat demeure vrai malgré le très grand nombre de pièces produites par le gouvernement requérant, dont certaines, ainsi qu’il sera détaillé plus avant ci-dessous, ne renferment parfois que des informations fragmentaires sur les faits pertinents invoqués.

853. Afin de préciser notamment le contexte factuel de la requête no 38334/18, la Cour a adressé le 2 juillet 2021 une lettre au gouvernement défendeur (paragraphe 14 ci-dessus) pour lui demander de joindre à ses écritures la copie des dossiers concernant les personnes mentionnées dans le formulaire de requête soumis par le gouvernement requérant. Toutefois, le gouvernement défendeur n’a produit aucun élément en réponse à cette demande expresse de la Cour. La Cour observe que les éléments de preuve dont elle a sollicité la communication sont assurément en la possession de l’État défendeur et elle constate en outre que, dans les circonstances particulières de cette affaire, celui-ci est très probablement l’unique entité en mesure de les fournir dans leur intégralité.

854. La Cour prend par ailleurs note du silence observé par le gouvernement défendeur depuis la soumission du mémoire du 28 février 2022. Le gouvernement russe n’a répondu ni aux lettres de la Cour ni à ses demandes spécifiques de documents (tels que des copies des textes de loi ou d’autres actes juridiques auxquels il fait référence dans son mémoire), et il n’a pas non plus soumis d’éléments de preuve ni d’observations complémentaires, malgré le fait que la Cour a, à deux reprises, attiré son attention sur l’article 44C du règlement de la Cour précité (paragraphes 846 et 847 ci-dessus, pour les principes ; voir également les paragraphes 19 et 21, pour les mesures prises par la Cour). En outre, et bien qu’il en ait été informé en temps utile, il n’a pas pris part à l’audience tenue le 13 décembre 2023, qui eût été une occasion supplémentaire de faire valoir ses arguments, et il n’a fourni aucune explication à cette abstention. Cela ne correspond pas à l’attitude constructive que l’article 38 de la Convention impose d’adopter dans la procédure d’examen de l’affaire (paragraphes 906 et suivants), et la Cour en tirera toutes les conclusions qu’elle estimera pertinentes et combinera ces conclusions avec des éléments de contexte (voir, mutatis mutandis, Ukraine et Pays-Bas c. Russie, décision précitée, §§ 438 et 459, affaire dans laquelle le gouvernement défendeur a participé à la procédure au stade de la recevabilité, mais de manière inadéquate).

855. En outre, la Cour a conscience du fait que l’Ukraine a subi des attaques militaires continues de la part de l’État défendeur. À plusieurs reprises, le gouvernement requérant a fait observer que ces attaques nuisaient considérablement à sa capacité à participer de manière effective à la procédure devant la Cour, tant dans sa phase écrite que dans sa phase orale, et à recueillir les éléments de preuve pertinents. La Cour tiendra compte de ces difficultés, mais devra veiller à ce que les éléments de preuve disponibles lui permettent de vérifier si les griefs sont fondés en fait comme en droit.

856. La Cour devra également tenir compte de ce que l’État défendeur a continuellement refusé d’accorder l’accès à la Crimée aux responsables du gouvernement requérant, de même qu’aux observateurs indépendants (au moins à partir du moment où il a exercé un contrôle effectif sur ce territoire). Cette question a déjà été abordée dans la décision sur la recevabilité (Ukraine c. Russie (Crimée), précitée, §§ 389-390). Le gouvernement défendeur n’a pas répondu à l’argument, avancé par le gouvernement requérant dans son mémoire, selon lequel le refus d’accès ainsi opposé a causé, et continue de causer, des difficultés pratiques considérables pour le recueil des éléments de preuve pertinents.

857. Outre les éléments mentionnés ci-dessus, le gouvernement requérant soulève deux questions étroitement liées qui concernent l’approche à adopter en matière de preuve et qui appellent une décision de la Cour. Alors qu’il a eu connaissance de ces questions, le gouvernement défendeur n’a pas produit d’observations en réponse.

858. Ces questions ont trait au fait que, dans ses écritures, le gouvernement requérant se réfère (et produit des éléments de preuve relatifs) à des

« faits et pratiques émanant du gouvernement défendeur sur le territoire de la Crimée (...) intervenus hors de « la période considérée » [dans la requête no 20958/14] afin de mettre en lumière un système dont [l’Ukraine] soutient qu’il constituait une pratique administrative ayant eu cours dans la période (considérée) (...) L’Ukraine (...) ne demande pas à la Cour de statuer spécifiquement [sur] les allégations de violations individuelles qu’elle n’a pas prises en compte au stade de la recevabilité. Au contraire, elle cherche seulement à obtenir de la Cour qu’elle admette tous les éléments de preuve pertinents relatifs à l’existence, à l’époque considérée, des pratiques administratives alléguées ».

Le gouvernement requérant renvoie également à des requêtes individuelles (dont beaucoup ont été communiquées au gouvernement défendeur) qui ont été soumises à la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention et aux allégations de violations qui y sont formulées.

859. En ce qui concerne la requête no 20958/14, la Cour confirme qu’elle ne tiendra compte des éléments de preuve produits par le gouvernement requérant relativement à des faits sortant du champ temporel de cette requête, c’est-à-dire survenus hors de la période comprise entre le 27 février 2014 et le 26 août 2015, que pour autant qu’ils sont pertinents et dans la seule mesure nécessaire pour déterminer, d’une part, si la pratique administrative alléguée existait pendant la période considérée et, d’autre part, si la responsabilité de l’État défendeur était en jeu à raison d’une telle pratique. En revanche, la Cour ne saurait statuer sur la conformité à la Convention d’une quelconque pratique administrative alléguée qui n’entrerait pas dans le champ temporel de l’affaire tel que défini au stade de la recevabilité, ou qui s’étendrait au‑delà des limites de ce champ. Ces considérations valent sans préjudice de l’examen qui pourrait être fait d’un grief relatif à une situation continue, par exemple à un défaut d’enquête sur des disparitions contraire au volet procédural de l’article 2.

860. S’agissant des requêtes individuelles auxquelles se réfère le gouvernement requérant, la Cour rappelle que, comme l’indique la décision sur la recevabilité (Ukraine c. Russie (Crimée), précitée, §§ 235 et 364, et le paragraphe 826 ci-dessus), les cas individuels de violations alléguées de la Convention ne relèvent pas du champ d’examen de l’affaire. Par conséquent, sauf à avoir été versés au dossier de la présente affaire par le gouvernement requérant, les éléments de preuve produits dans les affaires individuelles susmentionnées ne seront pas pris en compte dans le cadre de la présente affaire, qui porte sur des allégations spécifiques relatives à une pratique administrative que l’État défendeur aurait adoptée en Crimée ou à l’égard de celle‑ci.

3. Sur la juridiction
1. Les principes généraux

861. La Cour rappelle que, dans le contexte de la Convention, le terme anglais « jurisdiction » (tantôt « compétence » et tantôt « juridiction » dans le texte français) renvoie à deux notions distinctes mais liées entre elles (Ukraine et Pays-Bas c. Russie, décision précitée, § 503).

862. La première correspond à la compétence dont la Cour elle-même est investie en vertu, en particulier, des articles 19 et 32 de la Convention, pour recevoir une requête et statuer sur cette requête. Il lui faut pour cela, par exemple, examiner sa compétence ratione personae (et rechercher par exemple si, dans le cadre d’une requête individuelle, un requérant peut être considéré comme une « victime » aux fins de l’article 34), ainsi que sa compétence ratione materiae (et rechercher par exemple si le droit invoqué est protégé par la Convention ou l’un de ses protocoles et si les faits dénoncés entrent dans leur champ d’application) (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006-III, et Ukraine et Pays‑Bas c. Russie, décision précitée, § 504). Ce type de compétence lui impose également d’examiner la question de sa compétence ratione temporis (Blečić, précité, § 67), et plus spécifiquement le point de savoir si les faits dénoncés sont survenus au cours d’une période pendant laquelle l’État défendeur était soumis aux obligations prévues par cette Convention. La Cour a toujours souligné qu’elle devait, dans chaque affaire portée devant elle, s’assurer qu’elle était compétente pour connaître de la requête, et qu’il lui fallait donc à chaque stade de la procédure examiner la question de sa compétence.

863. La seconde correspond à la juridiction des Hautes Parties contractantes, étant donné que l’article 1 leur impose l’obligation de reconnaître à « toute personne relevant de leur juridiction » les droits et libertés définis par la Convention. Pour qu’une violation alléguée relève de la compétence de la Cour telle qu’énoncée à l’article 19 de la Convention, qui lui dicte « d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes », il faut dans un premier temps qu’il soit démontré que ladite violation alléguée relève de la juridiction de l’État défendeur au sens de l’article 1. C’est la raison pour laquelle la Cour décrit la juridiction au sens de l’article 1 comme une condition sine qua non (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 311, CEDH 2004-VII, Al-Skeini et autres c. Royaume‑Uni [GC], no 55721/07, § 130, CEDH 2011, et, dernièrement, Géorgie c. Russie (II), précité, § 129 et Ukraine et Pays‑Bas c. Russie, décision précitée, §§ 505-506).

864. Dans sa décision sur la recevabilité, pour autant qu’elle concerne la requête no 20958/14, la Cour a établi « au-delà de tout doute raisonnable » (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, § 265) que pendant toute la période considérée, c’est-à-dire du 27 février 2014 au 26 août 2015 (ibidem, § 238), l’État défendeur exerçait sur la Crimée une juridiction extraterritoriale en raison de son « contrôle effectif » de ce territoire. En ce qui concerne la première période (c’est-à-dire du 27 février au 18 mars 2014, date de la signature du « Traité d’intégration »), la Cour a établi que l’État défendeur exerçait un « contrôle effectif » et, partant, sa juridiction sur la Crimée, du fait de sa présence militaire, de la puissance de cette présence et du comportement de ses forces armées dans cette région (ibidem, §§ 315-335). S’agissant de la seconde période (à partir du 18 mars 2014), elle a de fait constaté qu’il ne prêtait pas à controverse entre les parties que l’État défendeur a exercé sa juridiction sur la Crimée après le 18 mars 2014 (ibidem, § 338), et que leurs positions divergeaient seulement au sujet de la base légale, mais non de la base factuelle, de cette juridiction. Elle en a conclu que, durant ces deux périodes, l’État défendeur exerçait sur la Crimée un « contrôle effectif » à raison de la conduite et de la supériorité technique, tactique, militaire et qualitative des forces armées russes, qui étaient « présentes sur le terrain » sans l’accord de l’Ukraine (paragraphe 916 ci‑dessous et §§ 320 et 322 de la décision sur la recevabilité).

La Cour doit donc encore examiner i) la question de savoir si les pratiques administratives alléguées dans la requête no 38334/18 relevaient ou non de la juridiction de la Fédération de Russie, ii) la question de sa compétence ratione temporis, eu égard au fait que l’État défendeur n’est plus un État membre du Conseil de l’Europe ni, depuis le 16 septembre 2022, une Partie contractante à la Convention, et iii) la question de sa compétence ratione materiae.

2. La juridiction au sens de l’article 1 relativement à la requête no 38334/18

865. L’article 1 de la Convention est ainsi libellé :

« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (...) Convention. »

a) Thèses des parties

1. La position du gouvernement russe

866. Dans son mémoire de 2022, le gouvernement russe déclare que, par principe, la juridiction d’un État au sens de l’article 1 de la Convention repose sur le principe de territorialité et qu’elle ne s’étend pas au-delà du territoire national d’un État contractant. Il estime qu’il convient néanmoins de tenir compte des dispositions de l’article 56 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 1 à la Convention, lesquelles autorisent selon lui les États contractants, sous certaines conditions, à étendre volontairement leur juridiction.

867. Le gouvernement défendeur indique que « la République de Crimée a été intégrée à la Fédération de Russie à compter du 18 mars 2014, date de la signature du Traité entre la Fédération de Russie et la République de Crimée relatif à l’intégration de la République de Crimée à la Fédération de Russie et à la création de nouveaux sujets de la Fédération de Russie ».

868. Soutenant que la Cour est compétente uniquement pour examiner le respect des engagements individuels pris volontairement par les États en vertu des articles 1 et 56 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 1 à la Convention, le gouvernement défendeur avance que la Fédération de Russie n’était pas tenue par les obligations pertinentes définies par le système de la Convention avant « l’intégration à la Russie de la République de Crimée et de la ville de Sébastopol ». Il argue que, avant le 18 mars 2014, la population locale relevait par conséquent de la juridiction de l’Ukraine et qu’il incombait donc à cet État de garantir le respect des droits et libertés consacrés par la Convention sur ces régions. Il considère que c’est seulement depuis le 18 mars 2014 que la Fédération de Russie exerce sa juridiction territoriale sur la Crimée, au sens de l’article 1 de la Convention.

2. La position du gouvernement ukrainien

869. Le gouvernement requérant soutient que les actes de persécutions qu’auraient subis les prisonniers ukrainiens dont la liste figure dans son formulaire de requête ont été accomplis sur le territoire de la Fédération de Russie et « sur le territoire ukrainien occupé par la Fédération de Russie ». Selon lui, ces persécutions alléguées relevaient de ce fait de la juridiction de la Russie aux fins de l’article 1 de la Convention. En ce qui concerne celles de ces supposées persécutions qui auraient eu lieu sur le territoire russe, il estime qu’elles relevaient sans contestation possible de la juridiction de la Fédération de Russie. S’agissant des persécutions d’Ukrainiens qui auraient eu lieu en Crimée, il argue que toute violation des droits de l’homme relevait de la juridiction de la Fédération de Russie en tant que « puissance occupante » et que, pour les raisons exposées par la Cour dans sa décision sur la recevabilité, la Fédération de Russie exerce cette juridiction depuis février 2014, et sans interruption jusqu’à ce jour, sous la forme d’une juridiction extraterritoriale du fait du contrôle effectif qu’elle détient sur ce territoire. Il ajoute à titre subsidiaire que la juridiction exercée par la Fédération de Russie sur des prisonniers résultait du contrôle physique qu’elle avait sur eux, qu’ils fussent détenus en Crimée ou en Russie. Enfin, le gouvernement requérant affirme que toutes les persécutions et violations des droits de l’homme qui sont selon lui survenues sur le « territoire occupé de la Crimée » et qu’il dénonce dans la requête no 38334/18 ont eu lieu après mars 2014.

b) Appréciation de la Cour

1. Les principes généraux

870. La Cour souligne le fait que la requête no 38334/18 concerne uniquement la responsabilité alléguée de la Fédération de Russie à raison de violations de la Convention qui seraient survenues sur son territoire et « sur le territoire ukrainien occupé par la Fédération de Russie ». La question de la juridiction, au sens de l’article 1, de l’Ukraine sur cette dernière région, qui appartient au propre territoire souverain de l’Ukraine, n’appelle pas d’examen. En ce qui concerne la juridiction extraterritoriale, la Cour renvoie aux principes exposés dans sa décision sur la recevabilité dans l’affaire Ukraine et Pays-Bas c. Russie (précitée, §§ 553-572).

2. Application en l’espèce des principes généraux

871. La Cour note que, dans la requête no 38334/18, le gouvernement requérant allègue que, parmi les actes dont il se plaint, ceux qui auraient été commis hors de la juridiction territoriale du gouvernement défendeur auraient eu lieu : i) en Crimée ; ii) éventuellement dans des territoires contrôlés par les autorités de la « RPD » et de la « RPL », et iii) au Bélarus. La question de la juridiction de la Russie sera examinée successivement pour chacun de ces trois cas de figure.

α) S’agissant des faits qui se seraient produits en Crimée

872. La Cour note que les arguments avancés par le gouvernement défendeur en ce qui concerne la juridiction sont pour l’essentiel identiques à ceux qu’il a invoqués initialement, lors de l’audience tenue sur la recevabilité de la requête no 20958/14, à savoir : i) que la Fédération de Russie exerce sa juridiction sur la Crimée seulement depuis le 18 mars 2014, et que pour ce qui concerne cette requête, il qualifie maintenant cette juridiction de « territoriale » (paragraphe 868 ci-dessus et Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, § 286) et ii) que les faits dénoncés supposément survenus en Crimée avant le 18 mars 2014 ne relevaient pas de sa juridiction. Ces arguments, exposés dans la section intitulée « Informations générales sur la juridiction » du mémoire qu’il a produit le 28 février 2022, peuvent être regardés comme une exception ratione loci.

873. La Cour rappelle que, dans sa décision sur la recevabilité, elle a estimé qu’elle disposait de suffisamment d’éléments pour pouvoir conclure que, pendant la période considérée dans cette requête (du 27 février 2014 au 26 août 2015), l’État défendeur exerçait sur la Crimée une juridiction extraterritoriale revêtant la forme d’un « contrôle effectif sur une zone » (voir également le paragraphe 864 ci-dessus). Aucune information en sens contraire n’ayant été fournie depuis lors à la Cour, cette conclusion demeure valide pour la période postérieure au 26 août 2015. En effet, non seulement le gouvernement défendeur n’apporte pas d’arguments détaillés et convaincants permettant de remettre en cause l’exercice allégué de la juridiction sur la Crimée, mais il revendique en réalité l’exercice d’une juridiction (territoriale) continue sur la Crimée.

La Cour rejette par conséquent l’exception ratione loci soulevée par le gouvernement défendeur et les arguments que celui-ci avance au sujet de la nature de sa juridiction en ce qui concerne des faits survenus postérieurement au 27 février 2014.

β) S’agissant des faits qui se seraient produits en « RPD » et en « RPL »

874. La Cour observe que, dans l’exposé de l’objet de sa requête, le gouvernement requérant affirme, dans une déclaration à caractère général, que cette requête concerne « une pratique administrative de persécution des Ukrainiens dans le territoire occupé de l’Ukraine (la Crimée et le Donbas) et en Russie, qui bénéficie d’une tolérance officielle en Russie » (paragraphe 839 ci-dessus). Le gouvernement requérant soutient en outre, sur le terrain de l’article 5 de la Convention, qu’il y a de sérieuses raisons de penser que plusieurs personnes ont été détenues sur le territoire russe après avoir été capturées par les auxiliaires russes de la « RPD » et de la « RPL » et remises par eux aux autorités russes. À cet égard, et bien qu’il argue de l’existence de plusieurs affaires de cette nature, le gouvernement requérant ne mentionne que deux cas spécifiques, à savoir celui de M. Serhiy Lytvynov et celui de M. Oleksii Syzonovych (paragraphe 1248 ci-dessous).

875. La Cour rappelle que dans sa décision sur la recevabilité dans l’affaire Ukraine et Pays-Bas c. Russie (précitée, §§ 695-696), elle a considéré, à partir des éléments de preuve dont elle disposait, qu’en conséquence de la présence militaire de la Russie dans l’Est de l’Ukraine et du degré décisif d’influence et de contrôle que la Russie exerçait sur les zones tenues par les séparatistes dans cette partie de l’Ukraine à la faveur du soutien militaire, politique et économique que la Russie apportait aux entités séparatistes, ces zones s’étaient trouvées à partir du 11 mai 2014 sous le contrôle effectif de la Fédération de Russie. Elle en a conclu que les griefs formulés par le gouvernement ukrainien requérant relativement à des faits qui se seraient produits sur le territoire qui s’était trouvé sous le contrôle des séparatistes à compter du 11 mai 2014 relevaient de la juridiction ratione loci, au sens de l’article 1 de la Convention, de la Fédération de Russie.

876. Dans la requête no 38334/18 ici examinée, la Cour note que, bien que l’on ne puisse d’emblée exclure que les deux personnes mentionnées ci‑dessus aient été interpellées dans la région du Donbas, le gouvernement requérant n’assortit ces allégations d’aucun détail quant à l’endroit où cette « capture » est censée avoir eu lieu. En outre, dans son exposé des faits concernant M. Lytvynov, le gouvernement requérant indique ce qui suit :

« Le 12 août 2014, M. Lytvynov, qui devait subir une intervention de chirurgie dentaire urgente, se rendit dans la région russe de Rostov pour s’y faire soigner. En raison des hostilités, tous les établissem*nts de santé proches de son village dans la région de Louhansk étaient inaccessibles. M. Lytvynov séjourna dans un hôpital russe pendant plusieurs jours, aux côtés de membres de l’administration d’occupation russe desdites « RPL » / « RPD », qui s’étaient battus contre des soldats ukrainiens dans le Donbas. M. Lytvynov leur aurait révélé son « appartenance » à un bataillon de volontaires ukrainiens. Le 21 août 2014, il fut extrait de l’hôpital par des inconnus cagoulés qui le remirent à l’Office de lutte contre la criminalité organisée de la région russe de Rostov. »

877. Dans son exposé des faits concernant M. Syzonovych, le gouvernement requérant indique que l’intéressé « a été placé en détention en septembre 2016 alors qu’il essayait de regagner la Russie », sans guère plus de détails.

878. Pour la Cour, les allégations du gouvernement requérant mentionnées ci-dessus (paragraphes 876 et 877) confortent la conclusion selon laquelle le grief de ce gouvernement repose au fond sur le postulat que ces deux personnes ont été arrêtées sur le territoire de la Fédération de Russie (à Rostov-sur-le-Don pour M. Lytvynov, et lors de l’entrée en Russie pour M. Syzonovych), ce qui ne pose pas de difficulté en matière de juridiction.

879. Compte tenu de tout ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas lieu d’examiner plus avant la question de la juridiction de l’État défendeur au sens de l’article 1 de la Convention en ce qui concerne les possibles cas, cités à titre d’exemples, d’arrestation et de supposée remise aux autorités russes, par les auxiliaires russes de la « RPD » et de la « RPL », de groupes de personnes que le gouvernement requérant qualifie de « prisonniers politiques ukrainiens ».

γ) S’agissant des faits qui se seraient produits au Bélarus

880. Sur le terrain de l’article 5 de la Convention, le gouvernement requérant soutient ce qui suit (paragraphe 1247 ci-dessous) :

« Il y a aussi plusieurs cas de détention d’Ukrainiens sur le territoire de pays tiers, suivis de leur transfert vers la Russie assuré par des agents du FSB. Ainsi, M. Pavlo Hr[y]b a été illégalement enlevé sur le territoire du Bélarus puis transféré vers la Fédération de Russie, à la suite de quoi, [les] autorités russes ont déclaré que M. Hryb avait été arrêté au cours d’une « opération ». Ce cas présente des signes évidents d’un enlèvement visant à permettre de soumettre ultérieurement l’intéressé à des persécutions en Russie. »

881. La Cour constate que le gouvernement requérant semble étayer ses allégations selon lesquelles M. Hryb aurait été enlevé au Bélarus par des agents du FSB puis transféré en Russie. Il se réfère à : i) un article publié sur le site Internet du Groupe de protection des droits de l’homme de Kharkiv, qui cite des propos du père de M. Hryb déclarant que des personnes non identifiées auraient interpellé son fils au Bélarus et l’auraient fait monter de force dans une voiture ; ii) un communiqué de presse publié par le ministère de la Santé ukrainien affirmant que M. Hryb aurait été kidnappé au Bélarus et conduit en Russie à la fin du mois d’août 2017, et iii) une copie d’un recours formé contre une décision rendue le 2 mars 2018 par le tribunal du district Oktyabrsky de la ville de Krasnodar et portant prolongation de la détention provisoire de M. Hryb, dans lequel l’avocat de l’intéressé, pour réfuter le motif retenu par le tribunal de district selon lequel M. Hryb aurait méconnu l’obligation administrative de déclaration du lieu de séjour lors de son arrivée en Russie, soutenait que celui-ci avait été détenu dans la ville de Gomel (Bélarus) puis transféré en Russie (A 949, A 957 et A 959). Lors de l’audience tenue le 13 décembre 2023, le gouvernement requérant a soutenu que la Fédération de Russie avait exercé une juridiction extraterritoriale sur M. Hryb car celui-ci s’était trouvé sous « l’autorité et le contrôle d’un agent de l’État ».

882. Le gouvernement défendeur n’a pas répondu sur ce point.

883. La Cour rappelle qu’un État peut également être tenu responsable de violations des droits et libertés conventionnels de personnes se trouvant sur le territoire d’un autre État mais qui s’avèrent être sous l’autorité et le contrôle du premier État à travers ses agents opérant – de manière légale ou non – sur le territoire du second. Cette règle a été appliquée dans le cas de personnes remises entre les mains d’agents de l’État à l’extérieur de ses frontières (Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 91, CEDH 2005-IV, Issa et autres c. Turquie, no 31821/96, § 71, 16 novembre 2004, et Razvozzhayev c. Russie et Ukraine et Udaltsov c. Russie, nos 75734/12 et 2 autres, § 161, 19 novembre 2019).

884. La Cour note que les allégations du gouvernement requérant selon lesquelles M. Hryb aurait été enlevé puis transféré en Russie se rapportent aux obligations négatives que l’article 5 de la Convention fait peser sur la Russie. Elle rappelle en outre que, lors de l’examen au stade de la recevabilité de la « juridiction » de l’État défendeur au sens de l’article 1 de la Convention, c’est le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » qui s’applique (paragraphe 849 ci-dessus). L’examen de la question de la juridiction dans la présente espèce requiert donc que la réalité des faits en cause soit préalablement établie. À cet égard, il faut vérifier le caractère raisonnable des allégations du gouvernement requérant à la lumière des preuves documentaires et des autres éléments soumis à la Cour par les parties.

885. La Cour constate qu’elle dispose de peu d’informations concernant la réalité de l’enlèvement allégué (paragraphe 881 ci‑dessus). En outre, il ne ressort pas des éléments de preuve fournis par le gouvernement requérant qu’une fois sur le territoire russe, M. Hryb eût soumis un commencement de preuve de ses allégations d’enlèvement aux autorités russes, sous le contrôle desquelles il se serait trouvé, pour les inviter à enquêter sur l’affaire (comparer avec Razvozzhayev et Udaltsov, précité, §§ 178-179).

886. Eu égard à l’ensemble des éléments dont elle dispose et aux fins de la présente requête, la Cour considère donc que l’existence d’un « contrôle effectif » ou de « l’autorité et [du] contrôle par un agent de l’État » – les deux principaux critères permettant la caractérisation de l’exercice d’une juridiction extraterritoriale – sur la région du Bélarus ici en cause ou sur la personne en question n’est pas démontrée au niveau de preuve requis. Dans ces conditions, la Cour n’est pas convaincue qu’en ce qui concerne spécifiquement ces faits allégués par le gouvernement requérant, M. Hryb relevât de la « juridiction » de l’État défendeur aux fins de l’article 1 de la Convention. Aussi, dans son examen des griefs matériels formulés par le gouvernement requérant sous l’angle de l’article 5 de la Convention, elle ne tiendra pas compte des allégations relatives à l’enlèvement supposé de M. Hryb au Bélarus.

887. Reconnaissant néanmoins que M. Hryb a dû franchir la frontière russe d’une manière ou d’une autre, la Cour constate que les faits qui sont censés être survenus postérieurement à cette entrée sur le territoire relevaient de la juridiction du gouvernement défendeur. Elle en conclut que, pour autant qu’ils satisfont aux conditions de recevabilité, les griefs relatifs à ces faits peuvent être pris en compte par la Cour à titre d’illustration de la pratique administrative dont l’existence est alléguée.

3. La compétence ratione temporis de la Cour

888. La Cour observe que, le 16 mars 2022, l’État défendeur a cessé d’être membre du Conseil de l’Europe (paragraphe 17 ci-dessus) et que, le 16 septembre 2022, il a en outre cessé d’être Partie à la Convention (paragraphe 18 ci-dessus).

889. Depuis lors, la Cour a confirmé à plusieurs reprises qu’elle demeure compétente pour traiter les requêtes dirigées contre la Fédération de Russie concernant les actions et omissions susceptibles de constituer une violation de la Convention qui seraient survenues jusqu’au 16 septembre 2022 (Fedotova et autres c. Russie [GC], nos 40792/10 et 2 autres, § 72, 17 janvier 2023, Ukraine et Pays-Bas c. Russie, décision précitée, §§ 36 et 389, et Géorgie c. Russie (II) (satisfaction équitable), précité, §§ 19-24).

890. Les faits à l’origine de la requête no 20958/14 s’étant produits avant le 16 septembre 2022, date à laquelle la Fédération de Russie a cessé d’être Partie à la Convention, la Cour demeure compétente pour connaître de la recevabilité et du fond des griefs qui y sont soulevés (Fedotova et autres, précité, §§ 68-73).

891. En ce qui concerne la requête no 38334/18, puisque le gouvernement requérant y soutient que les pratiques administratives dont il allègue l’existence sont toujours en cours, la Cour doit examiner plus avant les conséquences qui résultent de ce que, depuis le 16 septembre 2022 (« la date de la cessation de la qualité de Partie à la Convention »), la Fédération de Russie n’est plus soumise aux obligations découlant de la Convention.

892. La Cour, qui a le pouvoir de déterminer l’étendue de sa compétence, de même que de sa propre procédure et de son propre règlement (Ukraine et Pays-Bas c. Russie, décision précitée, § 383, avec d’autres références), a récemment exposé, dans l’affaire Pivkina et autres c. Russie ((déc.), nos 2134/23 et 6 autres, 6 juin 2023) les principes en application desquels elle est compétente pour connaître d’affaires individuelles dirigées contre la Fédération de Russie et relatives à des actions ou des omissions survenues i) jusqu’à la date de la cessation de la qualité de Partie à la Convention, ii) après la date de la cessation de la qualité de Partie à la Convention, et iii) ayant commencé avant la date de la cessation de la qualité de Partie à la Convention et s’étant poursuivies au-delà de cette date, c’est-à-dire le 16 septembre 2022. Alors que la Cour est compétente (ibidem, § 46) pour connaître de griefs qui se rapportent à des faits relevant de la première catégorie (i), toute requête relative à des actions ou omissions relevant de la deuxième catégorie (ii) est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention (ibidem, § 49). En ce qui concerne la troisième catégorie (iii), la Cour a conclu que, pour établir si elle est compétente ratione temporis, il est essentiel de déterminer, dans chaque affaire donnée, quand exactement l’ingérence alléguée a eu lieu. Pour ce faire, la Cour doit tenir compte tant des faits dont se plaint le requérant que de la portée du droit garanti par la Convention dont la violation est alléguée (ibidem, § 54). Pour les affaires dans lesquelles l’ingérence s’est produite avant la date de la cessation de la qualité de Partie à la Convention mais où le défaut de réparation est intervenu après la date de cette cessation, c’est la date de l’ingérence qu’il faut retenir pour déterminer si la compétence temporelle de la Cour est établie (ibidem, § 53). Dans l’affaire mentionnée ci-dessus, la Cour a examiné plusieurs cas d’actes et d’omissions ayant commencé avant la date de la cessation de la qualité de Partie à la Convention et s’étant poursuivis au-delà de cette date et elle a statué sur sa compétence ratione temporis pour en connaître.

893. En ce qui concerne plus spécifiquement le volet procédural de l’article 3 et la compétence de la Cour pour connaître d’une enquête ayant commencé avant la date de la cessation de la qualité de Partie à la Convention et s’étant poursuivie au-delà de cette date, la Cour a considéré que le critère de la « part significative », élaboré pour les situations ayant commencé avant la date de ratification de la Convention et s’étant poursuivies au-delà de cette date (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 159, 9 avril 2009), était applicable. Pour que la Cour soit compétente ratione temporis, il est donc déterminant qu’une part significative des mesures procédurales requises – c’est-à-dire les actes s’inscrivant dans le cadre des procédures pénales, civiles, administratives ou disciplinaires susceptibles de conduire à l’identification et à la sanction des personnes responsables ou à l’octroi d’une réparation à la partie lésée – aient été ou auraient dû être prises au cours de la période durant laquelle la Convention s’imposait à l’État défendeur. Ce raisonnement vaut également lorsque la décision de justice définitive ayant mis un terme à l’enchaînement des recours a été rendue après la date de la cessation de la qualité de Partie à la Convention (Pivkina et autres, précité, §§ 57-58).

894. La Cour a également considéré qu’une « situation continue » qui s’est prolongée au-delà de la date de la cessation de la qualité de Partie à la Convention relève de sa compétence ratione temporis uniquement pour ce qui s’est produit avant cette date. Cette approche est dictée par l’idée qu’à compter du lendemain de la date de la cessation de la qualité de Partie à la Convention, l’État défendeur n’est plus tenu de respecter la Convention, par exemple d’assurer des conditions conformes à la Convention ou de conduire une procédure judiciaire dans un délai raisonnable. La Cour a toutefois observé qu’il en va différemment lorsqu’il peut être démontré que la situation en question consiste en un effet « continu » produit par un acte antérieur à la date de la cessation de la qualité de Partie à la Convention. Ainsi, une période de détention qui aurait été approuvée avant cette date mais qui se serait prolongée au-delà de cette date relèverait dans son intégralité de la compétence ratione temporis de la Cour en raison de l’effet « continu » produit par l’ordonnance de placement en détention. À l’inverse, une situation factuelle (par exemple des conditions d’isolement dont un requérant allègue qu’elles sont inhumaines), même si elle est continue, ne produit pas d’effets au-delà de la date de la cessation de la qualité de Partie à la Convention et elle ne relève de la compétence de la Cour que jusqu’à cette date (ibidem, § 61).

895. En ce qui concerne les griefs de violation, dans une procédure qualifiée de « pénale », des garanties du procès équitable découlant de l’article 6 § 1, la Cour a rappelé que lorsqu’elle examine un grief formulé sous l’angle de cette disposition, elle doit essentiellement déterminer si la procédure a globalement revêtu un caractère équitable. Elle a également rappelé que, en règle générale, un accusé ne saurait se prétendre victime d’une violation de l’article 6 tant que sa condamnation n’est pas définitive. Dans ces circonstances, elle en a conclu que seules les procédures dans lesquelles une décision définitive a été rendue avant la date de la cessation de la qualité de Partie à la Convention relèvent de sa compétence. Cette règle s’applique également aux griefs formulés sous l’angle de l’article 7 ou de l’article 18 dans ces procédures (ibidem, §§ 64-70).

896. Se tournant vers les faits de la requête no 38334/18, la Cour observe que si une partie des circonstances de fait qui se trouvent à l’origine des griefs du gouvernement requérant ont eu lieu avant le 16 septembre 2022, date à laquelle la Fédération de Russie a cessé d’être liée par la Convention, d’autres, eu égard à leur nature continue, se sont poursuivies après cette date.

897. Compte tenu de ce qui précède, la Cour, pour déterminer si dans les circonstances de l’espèce il peut être conclu à l’existence d’une pratique administrative contraire à la Convention, prendra en considération la période pendant laquelle les violations alléguées sont censées être survenues dans les affaires individuelles mentionnées à titre d’exemples, en procédant conformément aux conclusions qu’elle a formulées dans la décision Pivkina et autres (précitée). Toute conclusion relative à une pratique administrative en cours devra donc être entendue comme s’étendant, aux fins de la Convention, jusqu’au 16 septembre 2022 au plus tard, mais aussi au-delà en ce qui concerne les situations de détention ayant commencé avant cette date, en raison de l’effet « continu » produit par l’ordonnance de placement en détention (paragraphe 894 ci-dessus).

4. La compétence ratione materiae de la Cour

898. Dans le formulaire qu’il a soumis au titre de la requête no 38334/18, le gouvernement requérant soutient que l’impossibilité d’obtenir le transfèrement vers l’Ukraine des prisonniers politiques ukrainiens incarcérés dans des établissem*nts pénitentiaires situés dans la Fédération de Russie (tant ceux qui ont été arrêtés et condamnés dans la Fédération de Russie que ceux qui ont été transférés depuis la Crimée) constitue une pratique administrative contraire à l’article 8 de la Convention. À cet égard, le gouvernement requérant affirme que ses demandes de transfert ont toutes été ignorées ou abusivement rejetées par les autorités russes. Il estime que cette conduite est contraire aux principes et aux objectifs de la Convention du Conseil de l’Europe de 1983 sur le transfèrement des personnes condamnées (STE no 112), dont l’objet est de faciliter le transfèrement de prisonniers étrangers vers leur pays d’origine. Soutenant par ailleurs qu’ou bien elle est illégale (car selon lui contraire à la convention susmentionnée), ou bien elle ne ménage pas l’équilibre raisonnable qui doit être trouvé entre les intérêts de l’État et ceux des personnes concernées, il considère que cette conduite méconnaît en outre l’article 8 de la Convention.

899. Le gouvernement requérant fait également valoir que si la Convention de 1983 sur le transfèrement des personnes condamnées reconnaît à l’État requis un pouvoir discrétionnaire, elle ne l’oblige pas moins à « informer l’État requérant, dans les plus brefs délais, de sa décision d’accepter ou de refuser le transfèrement demandé » (article 5 § 4 de la Convention, A 63). Il observe que le ministère de la Justice russe a toutefois répondu très tardivement, voire pas du tout, aux demandes présentées par le ministère de la Justice ukrainien, et estime qu’il a de ce fait clairement méconnu l’obligation que lui imposait cet instrument. Le gouvernement requérant affirme que les décisions de refus étaient succinctes et, pour la plupart, dépourvues de toute justification. Il précise que pour celles d’entre elles qui étaient toutefois motivées, le motif de refus invoqué tenait à la supposée nationalité russe des personnes concernées, alors que cette nationalité leur avait selon lui été imposée contre leur gré. Le mémoire produit devant la Grande Chambre par le gouvernement requérant ne comporte pas d’autres arguments à l’appui de ce grief.

900. Le gouvernement défendeur fournit des informations sur les décisions de refus qui ont été opposées aux demandes de transfèrement vers l’Ukraine que les autorités de ce pays ont présentées pour huit détenus condamnés en vue de leur faire purger le reste de leur peine sur le territoire ukrainien (paragraphes 775 et suivants ci-dessus). Ces refus auraient reposé sur divers motifs.

901. En ce qui concerne le premier groupe de « prisonniers politiques ukrainiens » (ceux qui ont été arrêtés et condamnés dans la Fédération de Russie), la Cour considère que la question essentielle est de savoir si un refus opposé par la Russie à la demande tendant à leur transfèrement vers l’Ukraine relève du champ d’application de l’article 8 de la Convention. À cet égard, la Cour note que rien n’indique que le droit russe reconnaisse aux détenus un droit à être transférés vers l’Ukraine. Le gouvernement requérant ne renvoie à aucune disposition juridique pertinente attestant l’existence d’un tel droit, et aucune décision de justice interne ordonnant un tel transfèrement n’a été soumise à la Cour. Par conséquent, il ne saurait être soutenu que le droit russe reconnaît aux prisonniers un quelconque droit matériel à être transférés vers leur pays d’origine (voir, dans le même sens, Plepi c. Albanie et Grèce, (déc.), nos 11546/05, 33285/05 et 33288/05, 4 mai 2010, Serce c. Roumanie, no 35049/08, § 53, 30 juin 2015, et Palfreeman c. Bulgarie (déc.), no 59779/14, § 33, 16 mai 2017).

902. De plus, la Cour a maintes fois jugé que l’article 8, quelle que soit l’étendue de son champ d’application, ne peut servir à combler une lacune supposément introduite dans la protection des droits fondamentaux du fait d’une décision prise par l’État défendeur en vertu de la faculté que lui offre le droit international de ne pas donner effet à un droit matériel particulier (Palfreeman, précité, § 34).

903. En outre, la Cour a déjà conclu que les dispositions de la Convention de 1983 sur le transfèrement des personnes condamnées, invoquée par le gouvernement requérant (et qui est applicable à l’Ukraine et à la Fédération de Russie), se limitent à fournir un cadre procédural interétatique pour le transfèrement de personnes condamnées. Cette convention ne consacre en elle‑même aucun droit matériel individuel. Elle n’impose pas non plus aux États parties l’obligation d’accueillir les demandes de transfèrement (Plepi, décision précitée, et Palfreeman, décision précitée, § 54). Le gouvernement requérant n’invoque par ailleurs aucun accord bilatéral relatif au transfèrement de détenus dont découlerait pour l’État signataire une obligation de faire droit à toute demande de transfèrement.

904. Par conséquent la Cour, constatant qu’il ne relève pas de sa compétence ratione materiae, déclare irrecevable ce grief tiré, par référence à la Convention de 1983 sur le transfèrement des personnes condamnées, d’une impossibilité d’obtenir le transfèrement en Ukraine des « prisonniers politiques ukrainiens » qui ont été arrêtés et condamnés dans la Fédération de Russie puis incarcérés dans des établissem*nts pénitentiaires situés dans la Fédération de Russie.

905. Quant au surplus du grief examiné ci-dessus, qui porte sur le transfèrement de prisonniers de la Crimée vers la Fédération de Russie, la Cour l’examinera ci-dessous (paragraphes 1023, 1053, 1279 et suivants et 1387 ci-dessous).

4. Sur le respect de l’article 38 de la Convention

906. Eu égard aux conclusions auxquelles elle est parvenue ci‑dessus en ce qui concerne l’approche à adopter en matière de preuve dans la présente affaire, la Cour doit se pencher sur la question du respect par le gouvernement défendeur de son obligation procédurale, découlant de l’article 38 de la Convention, de « fourni[r] toutes facilités nécessaires » à la Cour, que celle‑ci cherche à établir les faits ou à accomplir ses fonctions d’ordre général afférentes à l’examen de ces requêtes, et notamment de produire les éléments de preuve que la Cour lui demande. L’article 58 prévoyant la continuation de la compétence de la Cour, l’article 38 et les dispositions correspondantes du règlement de la Cour demeurent applicables à ces requêtes après le 16 septembre 2022 (Géorgie c. Russie (II) (satisfaction équitable), précité, §§ 24, 27 et 38). L’article 38 est ainsi libellé :

« La Cour examine l’affaire de façon contradictoire avec les représentants des parties et, s’il y a lieu, procède à une enquête pour la conduite efficace de laquelle les Hautes Parties contractantes intéressées fourniront toutes facilités nécessaires. »

907. La Cour rappelle que le défaut de communication par un gouvernement, sans justification satisfaisante, d’informations se trouvant en sa possession peut non seulement amener la Cour à tirer des conclusions quant au bien-fondé des allégations du requérant, mais aussi avoir des conséquences négatives sur l’appréciation de la mesure dans laquelle l’État défendeur peut passer pour s’être acquitté de ses obligations découlant de l’article 38 de la Convention (voir, récemment, Matkava et autres c. Russie, no 3963/18, § 48, 19 décembre 2023). L’obligation de fournir les éléments de preuve sollicités par la Cour s’impose à l’État défendeur dès la formulation de la demande, qu’elle intervienne au stade initial, lors de la communication de la requête au Gouvernement, ou à un stade ultérieur de la procédure (Janowiec et autres c. Russie [GC], nos 55508/07 et 29520/09, § 203, CEDH 2013 et Enukidze et Girgvliani c. Géorgie, no 25091/07, § 296, 26 avril 2011). La Cour observe également que le Comité des Ministres, dans sa récente Déclaration sur le traitement et la résolution efficace d’affaires concernant des conflits interétatiques, adoptée le 5 avril 2023, a appelé les États membres qui sont parties à des procédures interétatiques et à des requêtes individuelles liées à se conformer pleinement à leurs obligations en vertu de l’article 38 tel qu’interprété par la Cour à tous les stades de la procédure (A 71).

908. En l’espèce, et compte tenu des observations qu’elle a formulées ci‑dessus (paragraphes 853 et 854), la Cour considère que le gouvernement défendeur n’a pas fourni toutes facilités nécessaires à la Cour afin qu’elle puisse établir les faits de la cause, comme l’exigent l’article 38 de la Convention et l’article 44A du règlement de la Cour.

909. Partant, la Cour considère que ce manquement non expliqué du gouvernement défendeur à son obligation de fournir les éléments sollicités constitue de la part de celui-ci un défaut de coopération qui a nui sans justification à la capacité de la Cour de clarifier certains points importants de la présente affaire. Alors que les obligations procédurales découlant de l’article 38 de la Convention doivent être respectées quelle que soit l’issue que peut connaître la procédure en cause (Matkava, précité, § 50), la Cour observe que l’absence de participation du gouvernement défendeur a produit des effets préjudiciables sur son examen de l’affaire. Par conséquent, elle considère que l’État défendeur a méconnu les obligations qui lui incombaient au regard de l’article 38 de la Convention.

5. Sur l’articulation entre les dispositions de la Convention et les règles du droit international humanitaire
1. Thèses des parties

910. Renvoyant à la conclusion formulée par la Cour dans la décision sur la recevabilité selon laquelle, au cours de la période considérée, l’État défendeur exerçait sur une partie du territoire ukrainien (la Crimée) une juridiction extraterritoriale fondée sur le contrôle effectif de cette zone, le gouvernement requérant soutient que la Fédération de Russie avait le statut d’une « puissance occupante » aux fins du DIH. Il soutient que les exigences pertinentes de la Convention doivent par conséquent être analysées et interprétées de manière à être conciliées avec les règles applicables du DIH (coutumier) et affirme que, dans la plupart des cas, il n’y a pas de conflit entre les exigences de ces deux branches du droit (le droit international humanitaire et le droit des droits de l’homme). Relativement à plusieurs des violations alléguées, il invoque ainsi à maintes reprises, et avec des arguments détaillés, les obligations qui incombent à l’État défendeur au regard du DIH. Dans ses observations écrites, il fait référence à des dispositions spécifiques du DIH que selon lui la Cour doit prendre en compte pour apprécier si l’État défendeur s’est conformé aux obligations qui lui incombaient au titre de la Convention. Il invite également la Cour à conclure qu’il découle des dispositions du DIH que la « loi » applicable à l’aune de laquelle il convient d’examiner certains des griefs est le droit ukrainien et non celui de la Fédération de Russie. Dans la plaidoirie qu’il a faite à l’audience du 13 décembre 2023, il a soutenu que l’État défendeur avait orchestré une « occupation militaire belligérante » contraire au droit international et a invité la Cour à dire que des violations avaient été commises depuis le jour de l’entrée des forces militaires russes en Crimée.

911. Le gouvernement défendeur n’avance aucun argument en réponse sur ce point.

2. Appréciation de la Cour

912. La Cour rappelle que les dispositions de la Convention ne peuvent s’interpréter et s’appliquer dans le vide. En dépit de son caractère particulier d’instrument de protection des droits de l’homme, la Convention est un traité international à interpréter conformément aux normes et principes du droit international public, et notamment à la lumière de la Convention de Vienne sur le droit des traités. En effet, la Cour n’a jamais considéré les dispositions de la Convention comme le seul cadre de référence pour l’interprétation des droits et libertés qu’elle contient. Au contraire, elle doit également prendre en considération toute règle et tout principe de droit international applicables aux relations entre les Parties contractantes (Chypre c. Turquie (satisfaction équitable) [GC], no 25781/94, § 23, CEDH 2014, et les références qui y sont citées).

913. Les principes pertinents en ce qui concerne l’articulation entre le droit de la Convention et le DIH ont été résumés, sur le terrain de l’article 5 de la Convention, dans l’arrêt Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, §§ 100-107, CEDH 2014 (voir également Géorgie c. Russie (II), précité, § 93). Les considérations pertinentes, qui sont également applicables à la présente affaire, se lisent comme suit (Hassan, précité, §§ 100-104 et 107) :

« 100. La Cour doit prendre comme point de départ pour mener son examen sa pratique constante d’interprétation de la Convention à la lumière des règles énoncées dans la Convention de Vienne du 23 mars 1969 sur le droit des traités (voir l’arrêt Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 29, série A no 18, ainsi que de nombreuses affaires ultérieures). L’article 31 de la Convention de Vienne, qui énonce la « règle générale d’interprétation » (...), dispose en son paragraphe 3 qu’il sera tenu compte, en même temps que du contexte, a) de tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou de l’application de ses dispositions ; b) de toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité et c) de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties.

101. Il n’y a eu entre les Hautes Parties contractantes aucun accord ultérieur sur l’interprétation à donner à l’article 5 en cas de conflit armé international. Cela étant, s’agissant du critère prévu à l’article 31 § 3 b) de la Convention de Vienne (...), la Cour a déjà dit qu’une pratique constante de la part des Hautes Parties contractantes, postérieure à la ratification par elles de la Convention, peut passer pour établir leur accord non seulement sur l’interprétation à donner au texte de la Convention mais aussi sur telle ou elle modification de celui-ci (voir, mutatis mutandis, Soering c. Royaume‑Uni, 7 juillet 1989, §§ 102-103, série A no 161, et Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume‑Uni, no 61498/08, § 120, CEDH 2010). La pratique des Hautes Parties contractantes est de ne pas notifier de dérogation à leurs obligations découlant de l’article 5 lorsqu’elles incarcèrent des personnes sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève en période de conflit armé international. Comme la Cour l’a relevé dans sa décision Banković et autres c. Belgique et autres ([GC], no 52207/99, § 62, CEDH 2001‑XII), une série d’États contractants ont participé à un certain nombre de missions militaires hors de leur territoire depuis qu’ils ont ratifié la Convention, mais aucun d’eux n’a jamais émis de dérogation au titre de l’article 15 de la Convention concernant ces activités. Les dérogations formulées relativement à l’article 5 concernaient les pouvoirs de détention additionnels que, selon les États, des conflits internes ou des menaces terroristes sur leur territoire avaient rendus nécessaires (voir, par exemple, Brannigan et McBride c. Royaume-Uni, 26 mai 1993, série A no 258‑B, Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI, et A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, CEDH 2009 (...)). Il apparaît en outre que la pratique consistant à ne pas notifier de dérogation au titre de l’article 15 de la Convention aux fins des détentions ordonnées sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève lors de conflits armés internationaux trouve son pendant dans la pratique des États sur le terrain du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Là aussi, de nombreux États ont interné des personnes en vertu des pouvoirs conférés par les troisième et quatrième Conventions de Genève dans le contexte de conflits armés internationaux postérieurs à la ratification par eux dudit Pacte, mais aucun d’eux n’a, pour ce faire, formulé de dérogation expresse au titre de l’article 4 de cet instrument (...), même après que la Cour internationale de justice eut rendu les avis consultatifs et arrêts susmentionnés, dans lesquels elle précisait bien que les obligations découlant pour les États des instruments internationaux de protection des droits de l’homme auxquels ils étaient parties continuaient de s’appliquer en cas de conflit armé international (...)

102. Quant au critère énoncé à l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne (...), la Cour a clairement indiqué à de nombreuses reprises que la Convention doit être interprétée en harmonie avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie (...). Cela vaut tout autant pour le droit international humanitaire. Les quatre Conventions de Genève de 1949, créées pour atténuer les horreurs de la guerre, furent rédigées parallèlement à la Convention européenne des droits de l’homme et jouissent d’une ratification universelle. Les dispositions des troisième et quatrième Conventions de Genève en matière d’internement, qui sont ici en cause, ont été conçues pour protéger les combattants capturés et les civils représentant une menace pour la sécurité. La Cour a déjà dit que l’article 2 de la Convention « doit être interprété dans la mesure du possible à la lumière des principes du droit international, notamment des règles du droit international humanitaire, qui jouent un rôle indispensable et universellement reconnu dans l’atténuation de la sauvagerie et de l’inhumanité des conflits armés » (Varnava et autres, [[GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 185, CEDH 2009], § 185) et elle estime qu’il en va de même pour l’article 5. De plus, la Cour internationale de justice a jugé que la protection offerte par les conventions de sauvegarde des droits de l’homme et celle offerte par le droit international humanitaire coexistent en situation de conflit armé (...). Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo, la haute juridiction, se référant à son avis consultatif sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, a observé que « [d]ans les rapports entre droit international humanitaire et droits de l’homme, trois situations peuvent dès lors se présenter : certains droits peuvent relever exclusivement du droit international humanitaire ; d’autres peuvent relever exclusivement des droits de l’homme ; d’autres enfin peuvent relever à la fois de ces deux branches du droit international » (...). La Cour doit s’attacher à interpréter et appliquer la Convention d’une manière qui soit compatible avec le cadre du droit international ainsi délimité par la Cour internationale de justice.

103. À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour juge bien fondée la thèse du Gouvernement selon laquelle l’absence de dérogation formelle au titre de l’article 15 ne l’empêche pas de tenir compte du contexte et des règles du droit international humanitaire pour interpréter et appliquer l’article 5 en l’espèce.

104. Toutefois, et conformément à la jurisprudence de la Cour internationale de justice, la Cour considère que, même en cas de conflit armé international, les garanties énoncées dans la Convention continuent de s’appliquer, quoiqu’en étant interprétées à l’aune des règles du droit international humanitaire (...)

(...)

107. Enfin, bien que, pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour ne juge pas nécessaire le dépôt d’une dérogation formelle, les dispositions de l’article 5 ne seront interprétées et appliquées à la lumière des règles pertinentes du droit international humanitaire que si l’État défendeur le demande expressément. La Cour n’a pas à présumer qu’un État entend modifier les engagements qu’il a pris en ratifiant la Convention s’il ne l’indique pas clairement. »

914. À cet égard, la Cour estime qu’il convient également de citer les passages suivants de l’arrêt que la Cour internationale de justice (CIJ) a rendu dans l’affaire Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda) (arrêt, CIJ Recueil 2005, p. 168), et auquel la Cour s’est référée dans l’arrêt Hasan (précité, § 37) :

« 178. La Cour conclut ainsi que l’Ouganda était une puissance occupante dans le district de l’Ituri à l’époque pertinente. En tant que tel, il se trouvait dans l’obligation, énoncée à l’article 43 du Règlement de La Haye de 1907, de prendre toutes les mesures qui dépendaient de lui en vue de rétablir et d’assurer, autant qu’il était possible, l’ordre public et la sécurité dans le territoire occupé en respectant, sauf empêchement absolu, les lois en vigueur en RDC. Cette obligation comprend le devoir de veiller au respect des règles applicables du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit international humanitaire, de protéger les habitants du territoire occupé contre les actes de violence et de ne pas tolérer de tels actes de la part d’une quelconque tierce partie.

179. La Cour ayant conclu que l’Ouganda était une puissance occupante en Ituri à l’époque pertinente, la responsabilité de celui-ci est donc engagée à raison à la fois de tout acte de ses forces armées contraire à ses obligations internationales et du défaut de la vigilance requise pour prévenir les violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire par d’autres acteurs présents sur le territoire occupé, en ce compris les groupes rebelles agissant pour leur propre compte. »

915. Dans l’arrêt Géorgie c. Russie (II) (précité, § 196), la Cour a dit que, « [d]’une manière générale, le droit international humanitaire s’applique dans une situation d’« occupation » ». Elle a précisé l’articulation entre la notion d’« occupation » et celle de « contrôle effectif » en tant que mode d’exercice de la juridiction au sens de l’article 1 de la Convention. Le passage pertinent de ce paragraphe de l’arrêt se lit comme suit :

« 196. (...) D’après la Cour, la notion d’« occupation » au sens du droit international humanitaire suppose l’existence d’un « contrôle effectif ». En effet, en cas d’« occupation » au sens du droit international humanitaire il y a également « contrôle effectif » au sens de la jurisprudence de la Cour, même si le terme « contrôle effectif » est plus large et couvre des situations qui ne constituent pas nécessairement une situation d’« occupation » au sens du droit international humanitaire (...) »

916. Dans l’arrêt Chiragov et autres c. Arménie ([GC], no 13216/05, § 96, CEDH 2015), la Cour a donné de la notion d’« occupation » au sens du DIH la définition suivante :

« 96. (...) Il y a donc occupation au sens du Règlement de La Haye de 1907 lorsqu’un État exerce de fait son autorité sur le territoire ou sur une partie du territoire d’un État ennemi. L’avis majoritaire est que l’on entend par « autorité de fait » un contrôle effectif.

On considère qu’un territoire ou une partie d’un territoire est sous occupation militaire lorsque l’on parvient à démontrer que des troupes étrangères y sont présentes et que ces troupes sont en mesure d’exercer un contrôle effectif, sans le consentement de l’autorité souveraine. La plupart des experts estiment que la présence physique de troupes étrangères est une condition sine qua non de l’occupation, autrement dit que l’occupation n’est pas concevable en l’absence de présence militaire sur le terrain ; ainsi, l’exercice d’un contrôle naval ou aérien par des forces étrangères opérant un blocus ne suffit pas. »

917. En l’espèce, l’articulation entre ces deux branches du droit international doit être considérée à la lumière des principes exposés ci‑dessus et compte tenu des conclusions auxquelles la Cour est parvenue en ce qui concerne la juridiction exercée par l’État défendeur sur la Crimée (sur ce dernier point, voir le paragraphe 864 ci-dessus).

918. Dans ces conditions, la Cour considère que les circonstances factuelles sur la base desquelles l’État défendeur a acquis et exercé, tout au long de la période pertinente (ou des périodes pertinentes), une juridiction extraterritoriale fondée sur son « contrôle effectif » de la Crimée incitent à prendre en compte les dispositions pertinentes du DIH pour l’interprétation des droits de la Convention qui sont en cause dans cette affaire, conformément aux dispositions de l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne. La Cour note que le HCDH et un certain nombre d’ONG (Human Rights Watch et Amnesty International), de même que le Bureau du procureur de la Cour pénale internationale, sur les rapports desquels la Cour s’est appuyée dans sa décision sur la recevabilité, ont estimé que certaines pratiques de l’État défendeur étaient constitutives de violations du DIH et que, comme l’a indiqué le Bureau du procureur de la Cour pénale internationale (cité au paragraphe 224 de la décision sur la recevabilité), « la situation [au sein du territoire de Crimée et de Sébastopol] se rapporte, dans les faits, à un état d’occupation en cours ». La Cour tiendra donc compte des règles du DIH, pour autant qu’elles sont invoquées par le gouvernement requérant, dans son examen de la compatibilité de chacune des pratiques administratives alléguées avec le ou les droits de la Convention en cause. Pour cet examen, elle suivra la méthode qu’elle a appliquée dans l’affaire Géorgie c. Russie (II) (arrêt précité, § 95) et dans l’affaire Ukraine et Pays‑Bas c. Russie (décision précitée, §§ 718-721), et qu’elle a décrite dans les termes suivants :

« 95. En l’espèce, la Cour va donc examiner l’articulation des deux corpus sous l’angle de chacun des aspects de l’affaire et des articles de la Convention dont la violation est alléguée. À cet égard, elle va à chaque fois vérifier l’existence ou non d’un conflit entre les dispositions de la Convention et les règles du droit international humanitaire. »

919. L’approche décrite ci-dessus est limitée à l’interprétation et à l’application de la Convention dans la mesure requise aux circonstances de la présente affaire. Elle souligne la nécessaire interaction entre le DIH et la Convention, qui sont deux régimes juridiques internationaux pertinents en l’espèce, et n’a pas d’incidence sur les questions relatives au statut de la Crimée en droit international, lesquelles, comme il est dit au paragraphe 244 de la décision sur la recevabilité, « ne constituent (...) pas l’objet du litige ».

6. Sur la question générale de la « légalité » exigée par la Convention

920. Lorsqu’elle a examiné s’il était nécessaire de déterminer la nature ou la base légale de la juridiction exercée par l’État défendeur sur la Crimée (c’est-à-dire de répondre à la question de savoir s’il exerçait une juridiction territoriale ou extraterritoriale), la Grande Chambre, dans la décision sur la recevabilité (Ukraine c. Russie (Crimée), précitée, § 342) s’est référée notamment à l’étroite imbrication de la question générale de la « légalité » au regard de la Convention et de celle de savoir si le « système judiciaire » en place en Crimée après le 18 mars 2014 (date de la signature du « Traité d’intégration ») avait été « établi par la loi ». L’extrait pertinent de cette décision se lit comme suit :

« 342. (...) Le grief fondé sur l’article 6 § 1 est formulé comme une violation de l’exigence relative à un « tribunal (...) établi par la loi » qui découle du « [r]éexamen illégal sur le fondement de la législation russe de jugements rendus par la justice ukrainienne, au mépris de l’article 6 de la Convention ». En cas d’examen de ce grief au stade du fond, il y aurait lieu pour la Cour, suivant sa jurisprudence constante, de se pencher sur les dispositions du droit « national » ; il serait nécessaire, dès lors, de déterminer quel était le droit « national » applicable. Il serait impossible pour la Cour d’examiner ce grief sans déterminer au préalable si le « droit national » pertinent au regard duquel il convient d’apprécier ce grief est celui de l’Ukraine ou celui de la Fédération de Russie. »

921. En outre, dans les observations qu’il a produites devant la Cour, le gouvernement requérant, ainsi qu’il est précisé ci-dessous, formule des critiques en ce qui concerne tant la question générale de la légalité que le caractère « établi par la loi » du système judiciaire en Crimée. De plus, les deux parties soutiennent que le « système judiciaire » mis en place en Crimée à partir du 18 mars 2014 avait pour fondement le « Traité d’intégration » et la législation pertinente de la Fédération de Russie. Pour ces raisons, la Cour considère qu’il convient d’examiner ces deux aspects en même temps.

1. Thèses des parties

922. Le gouvernement requérant soutient à maintes reprises que les pratiques administratives alléguées par lui ne satisfaisaient pas à l’exigence de légalité fixée par la Convention. À l’appui de cette affirmation, il avance que la notion de « loi » aux fins des articles 5 à 11 de la Convention, de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et de l’article 2 du Protocole no 4, doit être comprise comme se rapportant au droit ukrainien et non au droit russe. Il allègue que ces pratiques, dont il se plaint sous l’angle des articles susmentionnés, auraient été mises en œuvre en application de lois de la Fédération de Russie. Il en déduit qu’elles étaient illégales et, partant, contraires à la Convention. De même, le gouvernement requérant critique le « système judiciaire » qui a été instauré en Crimée sur le fondement du « Traité d’intégration » et de la Loi constitutionnelle fédérale pertinente, dont il indique qu’elle prévoyait l’établissem*nt en Crimée de « tribunaux de la Fédération de Russie » relevant du système judiciaire de la Fédération de Russie et régis par ses lois. Il considère que « toutes les juridictions appelées à connaître d’affaires pénales sur le territoire de la Crimée doivent être établies conformément au droit ukrainien et continuer à appliquer le droit matériel ukrainien ». Il estime que le DIH vient étayer cette position en ce qui concerne l’administration de la justice et il soutient que, la Fédération de Russie ayant selon lui le statut de « puissance occupante » au sens du DIH, ce droit est applicable en l’espèce. Dans ses observations écrites, le gouvernement requérant conclut que « pendant toute la période en cause, le « système judiciaire » établi localement par la Fédération de Russie dans la Crimée occupée était dépourvu des garanties essentielles d’indépendance et d’impartialité en matière de nomination des « juges » et d’« administration de la justice » et [qu’]il a été instauré en méconnaissance du droit national et international applicable, de sorte que ces « tribunaux » ne peuvent être considérés comme ayant été établis par la loi ». En réponse aux questions posées par les juges à l’audience, le gouvernement requérant s’est fondé sur le témoignage d’un juge qui était en fonction en Crimée à cette époque (il semblerait qu’il s’agisse de la juge A. Kushnova ; voir le paragraphe 55 ci‑dessus et A 419-421) pour étayer sa thèse selon laquelle les magistrats auraient alors été poussés à s’affranchir des normes démocratiques. En ce qui concerne Hizb ut-Tahrir, il a estimé que les circonstances particulières de l’espèce ne justifiaient pas l’application du droit russe (en tant que droit de l’« occupant ») – selon lui, l’État défendeur s’était en effet fondé sur le droit pénal russe dans le but délibéré de monter de fausses poursuites et de favoriser une politique de persécutions destinée à réprimer l’opposition politique.

923. Le gouvernement défendeur ne formule aucun commentaire sur cet argument particulier. Dans les dernières observations reçues par la Cour, en février 2022, il soutient toutefois que les mesures dénoncées sous l’angle de plusieurs articles de la Convention trouvaient leur fondement légal dans plusieurs lois et autres actes juridiques (qui auraient été adoptés pour certains avant et pour d’autres après les événements de février-mars 2014) de la Fédération de Russie et des institutions locales de Crimée (dont les règlementations ont été selon lui adoptées après le 18 mars 2014, suivant la législation de la Fédération de Russie). Il argue que l’applicabilité des actes juridiques en cause découle du « Traité d’intégration » et de la loi constitutionnelle fédérale no 6-FKZ (qui selon lui font tous deux partie intégrante de l’ordre juridique de la Fédération de Russie). Il invoque cet argument également en réponse au grief formulé sous l’angle de l’article 6 de la Convention (« tribunal (...) établi par la loi »), en renvoyant à plusieurs lois constitutionnelles fédérales de la Fédération de Russie qui auraient servi de fondement juridique pour l’établissem*nt des tribunaux (et la nomination des juges) en Crimée, ainsi que pour la définition de leur compétence territoriale et la détermination de leurs règles de procédure. Si le gouvernement défendeur mentionne les dispositions juridiques qui sont selon lui pertinentes pour chaque grief, il ne fournit pas les copies des « textes de loi et des autres actes juridiques de la Fédération de Russie ou des autorités locales auxquels [le gouvernement] fait référence dans son mémoire du 28 février 2022, ni dans leur version originale ni dans une traduction en anglais ou en français », en dépit des demandes réitérées de la Cour en ce sens (paragraphe 21 ci‑dessus).

2. Appréciation de la Cour

a) La jurisprudence existante

924. Dans l’arrêt Loizidou c. Turquie (précité), la Cour s’est penchée sur un argument, avancé par le gouvernement défendeur, consistant à dire que la requérante de l’affaire avait perdu la propriété de terrains par le jeu de « l’article 159 de la Constitution de la « République turque de Chypre du nord » » (la « RTCN »), lequel visait à conférer aux autorités de la « RTCN », de manière irréversible et sans dédommagement aucun, les droits détenus par la requérante sur son terrain situé dans le nord de Chypre. Les passages pertinents de cet arrêt se lisent comme suit :

« 43. Il échet de rappeler que la Convention doit s’interpréter à la lumière des règles d’interprétation énoncées dans la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités, dont l’article 31 par. 3 c) précise qu’entre en ligne de compte « toute règle pertinente de droit international applicable aux relations entre les parties » (voir, entre autres, les arrêts Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975, série A no 18, p. 14, par. 29, Johnston et autres c. Irlande du 18 décembre 1986, série A no 112, p. 24, par. 51, et Loizidou (exceptions préliminaires), précité, p. 27, par. 73).

La Cour estime que les principes qui sous-tendent la Convention ne peuvent s’interpréter et s’appliquer dans le vide. Considérant le caractère particulier de la Convention en tant que traité sur les droits de l’homme, elle doit aussi prendre en compte toute règle pertinente de droit international lorsqu’elle se prononce sur des différends concernant sa juridiction en vertu de l’article 49 de la Convention (art. 49).

44. Il ressort à cet égard de la pratique internationale et des diverses résolutions rédigées en termes énergiques mentionnées plus haut (paragraphe 42 ci-dessus) que la communauté internationale ne tient pas la « RTCN » pour un État au regard du droit international et que la République de Chypre demeure l’unique gouvernement légitime de Chypre – lui-même tenu de respecter les normes internationales de protection des droits de l’homme et des minorités. Dans ce contexte, la Cour ne saurait attribuer une validité juridique aux fins de la Convention à des dispositions comme l’article 159 de la loi fondamentale sur laquelle le gouvernement turc s’appuie.

45. La Cour se borne toutefois à la conclusion qui précède et n’estime pas souhaitable, encore moins nécessaire, d’énoncer ici une théorie générale sur la légalité des actes législatifs et administratifs de la « RTCN ». Elle note cependant que le droit international reconnaît en pareil cas la légitimité de certains arrangements et transactions juridiques, par exemple en ce qui concerne l’inscription à l’état civil des naissances, mariages ou décès, « dont on ne pourrait méconnaître les effets qu’au détriment des habitants du territoire » (voir, à ce propos, l’avis consultatif sur les conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la Résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, Recueil de la Cour internationale de Justice 1971, vol. 16, p. 56, par. 125).

46. En conséquence, la requérante ne peut passer pour avoir perdu son droit sur ses biens par le jeu de l’article 159 de la Constitution de la « RTCN » de 1985 (...) »

925. Dans l’arrêt Mozer c. République de Moldova et Russie ([GC], no 11138/10, §§ 136-141, 23 février 2016), qui portait sur les événements survenus en « République moldave de Transnistrie » (la « RMT »), la Cour a résumé les principes généraux concernant la « régularité des actes adoptés par des entités non reconnues ». Les parties pertinentes de cet arrêt sont les suivantes :

« 136. La Cour estime que cette question doit être examinée à la lumière de son approche générale en matière d’exercice extraterritorial de la juridiction dans les entités non reconnues. Dans ce contexte, elle a tenu compte de la nature particulière de la Convention, instrument de l’ordre public européen pour la protection des êtres humains, et de sa mission, fixée à l’article 19 de la Convention, celle d’« assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la (...) Convention ». Elle a souligné la nécessité d’éviter toute lacune dans le système de protection des droits de l’homme et a ainsi cherché à assurer la protection des droits de l’homme sur le territoire de l’ensemble des Parties contractantes, y compris dans des territoires placés sous le contrôle effectif d’une autre Partie contractante, par exemple par le biais d’une administration locale subordonnée (Chypre c. Turquie, précité, § 78).

137. Dans l’arrêt Chypre c. Turquie (précité, §§ 91-94), la Cour a recherché si l’on pouvait exiger des requérants qu’ils épuisent les recours disponibles dans la « RTCN », à savoir une entité non reconnue. Elle s’est inspirée notamment de la position adoptée par la CIJ dans son avis consultatif concernant l’affaire de la Namibie (Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud‑Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, CIJ Recueil 1971, § 125). Dans cet avis consultatif, la CIJ a estimé que, si les actes officiels accomplis par le gouvernement sud-africain au nom de la Namibie ou en ce qui la concernait après la cessation du mandat étaient illégaux ou nuls, cette nullité ne pouvait s’étendre à des actes tels que l’inscription à l’état civil des naissances, décès ou mariages, dont les effets ne pouvaient être ignorés qu’au détriment des habitants de ce territoire. La Cour a estimé que, lorsque l’on pouvait prouver que des personnes disposaient de recours dans la « RTCN » qui leur apportaient un avantage et leur offraient des chances raisonnables de succès, elles devaient les utiliser. Plus généralement, elle a relevé que ce seraient les membres de la communauté chypriote grecque qui pâtiraient de l’absence de tribunaux dans la « RTCN ». Elle a ensuite conclu ainsi :

« 96. (...) l’obligation de ne pas tenir compte des actes des entités de fait est loin d’être absolue. La vie continue pour les habitants de la région concernée. Les autorités de fait, y compris leurs tribunaux, doivent rendre cette vie tolérable et la protéger et, dans l’intérêt même des habitants, les actes y relatifs émanant de ces autorités ne peuvent tout simplement pas être ignorés par les États tiers et par les institutions internationales, en particulier les juridictions, y compris la nôtre. Toute autre conclusion équivaudrait à dépouiller les habitants de la région de tous leurs droits lorsque ceux‑ci sont examinés dans un cadre international, ce qui reviendrait à les priver même de leurs droits minimums. »

138. La Cour a réitéré ce raisonnement dans l’affaire Demopoulos et autres c. Turquie ((déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, § 95, CEDH 2010). De nouveau dans le contexte de l’épuisem*nt des voies de recours internes, elle a observé que les personnes affectées par les politiques ou actes de la « RTCN » relevaient de la juridiction de la Turquie, avec cette conséquence que celle-ci était comptable des violations des droits conventionnels qui se produisaient sur ce territoire. Elle a ensuite estimé qu’il serait contradictoire avec la responsabilité incombant ainsi à la Turquie sur le terrain de la Convention de ne pas reconnaître de validité ou de base « légale » au regard de la Convention aux mesures de droit civil, administratif ou pénal que les autorités de la « RTCN » adoptaient, appliquaient ou exécutaient sur ce territoire. Elle a ajouté (ibidem, § 96) :

« (...) Le droit de recours individuel prévu par la Convention n’est pas un substitut à un mécanisme et à un cadre judiciaires qui fonctionnent quand il s’agit de mettre en œuvre le droit pénal et civil (...) »

139. Dans l’affaire Chypre c. Turquie (précitée), la Cour a dû également traiter une autre question qui revêt de la pertinence pour la présente espèce. Le gouvernement requérant soutenait sur le terrain de l’article 6 que les Chypriotes grecs vivant dans le nord de Chypre se voyaient dénier le droit de faire statuer sur leurs droits et obligations de caractère civil par des tribunaux indépendants et impartiaux établis par la loi. La Cour s’est livrée aux considérations suivantes :

« 231. Pour autant que le gouvernement requérant a soutenu que les tribunaux de la « RTCN » ne satisfaisaient pas aux critères énoncés à l’article 6, la Commission a noté, premièrement, que rien, dans le cadre institutionnel du système judiciaire de la « RTCN », ne permettait de jeter le doute sur l’indépendance et l’impartialité des tribunaux civils ou l’impartialité subjective et objective des juges et, deuxièmement, que ces tribunaux fonctionnaient sur la base de la législation interne de la « RTCN », indépendamment du fait que la « RTCN » n’était pas un État légitime au regard du droit international. La Commission a considéré que l’avis consultatif émis par la Cour internationale de justice dans l’affaire de la Namibie (...) appuyait ce point de vue. De plus, il fallait selon elle tenir dûment compte de ce que les juridictions civiles de la « RTCN » s’inspiraient en substance de la tradition anglo‑saxonne et ne se distinguaient pas fondamentalement de celles qui étaient en place avant les événements de 1974 ni de celles établies dans la partie sud de Chypre.

(...)

236. Quant à la mise en cause par le gouvernement requérant de la légalité même du système judiciaire de la « RTCN », la Cour observe que celui-ci a avancé des arguments similaires sur la question préliminaire de l’épuisem*nt des voies de recours internes en ce qui concerne les griefs faisant l’objet de la présente requête (...) La Cour a conclu que, indépendamment de l’illégalité de la « RTCN » au regard du droit international, on ne saurait exclure que des requérants soient tenus de porter leurs griefs entre autres devant les tribunaux locaux en vue d’un redressem*nt. Elle a également indiqué à ce propos que sa principale préoccupation en la matière était d’assurer, du point de vue du système de la Convention, que soient utilisés des mécanismes de résolution des différends qui permettent de saisir la justice pour redresser des préjudices ou demander réparation.

237. La Cour constate, à partir des preuves soumises à la Commission (...), que la « RTCN » est dotée d’un système judiciaire opérationnel pour le règlement des litiges portant sur des droits et obligations de caractère civil définis en « droit interne » et dont la population chypriote grecque peut faire usage. Ainsi que la Commission l’a constaté, le fonctionnement et les procédures de ce système judiciaire reflètent la tradition judiciaire chypriote, qui est celle de la common law (paragraphe 231 ci-dessus). À son avis, sachant que le « droit interne de la RTCN » définit le contenu matériel de ces droits et obligations à l’intention de la population dans son ensemble, il s’ensuit nécessairement que les tribunaux internes établis par la « loi » de la « RTCN » sont le lieu qui convient pour en obtenir l’exécution. Selon la Cour, les tribunaux locaux peuvent passer pour « établis par la loi », ce qui renvoie à la « base constitutionnelle et juridique » sur laquelle ils fonctionnent, aux fins de statuer sur des « droits et obligations de caractère civil ».

Pour la Cour, toute autre conclusion serait contraire aux intérêts de la communauté chypriote grecque et conduirait à fermer aux membres de cette communauté la possibilité d’obtenir une décision de justice sur un grief dirigé contre un particulier ou un organisme public (...) Il faut noter à cet égard que les éléments de preuve confirment que des Chypriotes grecs qui ont saisi la justice pour faire valoir leurs droits de caractère civil ont obtenu gain de cause. »

140. Dans plusieurs arrêts concernant la Turquie, la Cour a appliqué les principes établis dans l’arrêt Chypre c. Turquie à des affaires pénales (Foka, précité, § 83, dans lequel elle a jugé régulière aux fins de l’application de l’article 5 l’arrestation du requérant, Chypriote grec, par un policier de la « RTCN » ; Protopapa, précité, § 60, dans lequel elle a estimé que tant la détention provisoire du requérant que sa détention après condamnation, toutes deux ordonnées par les autorités de la « RTCN », étaient régulières aux fins de l’application de l’article 5 et qu’une procédure pénale devant un tribunal de la « RTCN » était conforme à l’article 6 ; voir également Asproftas c. Turquie, no 16079/90, § 72, 27 mai 2010, Petrakidou c. Turquie, no 16081/90, § 71, 27 mai 2010, et Union européenne des droits de l’homme et Josephides c. Turquie (déc.), no 7116/10, § 9, 2 avril 2013).

141. Dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité, § 460), à l’occasion de son examen du point de savoir si la détention des requérants après leur condamnation par la « Cour suprême de la RMT » pouvait passer pour « régulière » au regard de l’article 5 § 1 a) de la Convention, la Cour a formulé le principe général suivant :

« Dans certaines circonstances, une juridiction appartenant au système judiciaire d’une entité non reconnue en droit international peut passer pour un tribunal « établi par la loi » à condition de faire partie d’un système judiciaire fonctionnant sur une base « constitutionnelle et juridique » reflétant une tradition judiciaire conforme à la Convention, et ce pour permettre à certains individus de bénéficier des garanties de la Convention (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Chypre c. Turquie précité, §§ 231 et 236‑237). » »

926. S’appuyant sur les principes susmentionnés, la Cour a rappelé dans l’arrêt Mozer (précité, §§ 142-144) que sa préoccupation essentielle doit toujours être la protection effective des droits garantis par la Convention sur l’ensemble du territoire de chacune des Parties contractantes, même lorsqu’une partie du territoire d’une Partie contractante se trouve sous le contrôle effectif d’une autre Partie contractante. En conséquence, la Cour ne saurait considérer que le caractère illégitime d’une entité non reconnue par la communauté internationale rend automatiquement illégales les décisions prises par les tribunaux d’une telle entité. Elle a également conclu que, « s’agissant d’apprécier si les tribunaux d’une entité non reconnue remplissent le critère exposé dans l’arrêt Ilașcu et autres (...), à savoir « faire partie d’un système judiciaire fonctionnant sur une base « constitutionnelle et juridique » (...) conforme à la Convention », la Cour attache de l’importance à la question de savoir s’ils peuvent être considérés comme indépendants et impartiaux et comme fonctionnant dans le respect de l’état de droit ». Dans ce même arrêt Mozer, elle a également formulé les conclusions suivantes :

« 147. De l’avis de la Cour, c’est en premier lieu à la Partie contractante qui exerce le contrôle effectif sur l’entité non reconnue en cause qu’il appartient de démontrer que ses tribunaux « [font] partie d’un système judiciaire fonctionnant sur une base « constitutionnelle et juridique » reflétant une tradition judiciaire conforme à la Convention » (...). Ainsi que la Cour l’a déjà établi (...), dans le cas de la « RMT », c’est la Russie qui exerce ce contrôle effectif. Or, jusqu’à présent, le gouvernement russe n’a soumis à la Cour aucune information sur l’organisation des « tribunaux de la RMT » qui lui permettrait d’apprécier s’ils répondent à cette exigence. Il n’a en outre donné aucun détail sur les dispositions du droit de la « RMT » ayant servi de base à la détention du requérant. De plus, la Cour relève la rareté des sources officielles d’information concernant le système juridique et judiciaire dans la « RMT », ce qui ne lui permet pas de se faire une image claire des lois applicables. En conséquence, elle n’est pas en mesure de vérifier si les « tribunaux de la RMT » et leur pratique satisfont aux conditions mentionnées ci-dessus.

148. Par ailleurs, rien ne permet de penser qu’il existe dans la région transnistrienne un système reflétant une tradition judiciaire conforme à la Convention qui soit similaire à celle prévalant dans le reste de la République de Moldova (voir, par comparaison et a contrario, la situation dans le nord de Chypre décrite dans l’arrêt Chypre c. Turquie, précité, §§ 231 et 237). La séparation du système judiciaire de la Moldova et de celui de la « RMT » date de 1990, soit bien avant l’adhésion de la Moldova au Conseil de l’Europe, intervenue en 1995. De plus, la demande d’adhésion de la Moldova au Conseil de l’Europe a donné lieu à une analyse approfondie du droit moldave (voir l’avis no 188 (1995) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur la demande d’adhésion au Conseil de l’Europe présentée par la Moldova), et à des propositions de modifications en vue d’assurer la compatibilité de ce droit avec la Convention, que la Moldova a finalement ratifiée en 1997. Ce type d’analyse n’a pas été conduit pour le « système juridique de la RMT », qui n’a donc jamais été reconnu comme faisant partie d’un système reflétant une tradition juridique conforme aux principes de la Convention avant la division, survenue en 1990, en deux ordres juridiques et judiciaires distincts (paragraphe 12 ci-dessus, et Ilaşcu et autres, précité, §§ 29-30).

149. La Cour estime également que les conclusions auxquelles elle est parvenue ci‑dessus se voient confortées par les circonstances dans lesquelles le requérant a été arrêté et dans lesquelles sa détention a été ordonnée et prorogée (paragraphes 13-15 et 17 ci-dessus, en particulier l’ordonnance de détention concernant l’intéressé, rendue pour une durée indéterminée, et l’examen en son absence du recours contre la décision de proroger sa détention), ainsi que par la jurisprudence invoquée par le requérant (...) et par les divers reportages parus dans les médias mettant en doute l’indépendance et la qualité des « tribunaux de la RMT » (...).

150. En somme, la Cour conclut que les constatations qu’elle a formulées dans l’affaire Ilaşcu et autres ([arrêt] précité, §§ 436 et 460-462) demeurent valables en ce qui concerne la période à laquelle se rapporte la présente affaire. Partant, elle estime que ni les « tribunaux de la RMT » ni, par implication, aucune autre « autorité de la RMT » ne pouvaient ordonner que le requérant fût « arrêté et détenu [régulièrement] » au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention. En conséquence, la détention du requérant, qui était fondée sur les ordonnances rendues par les « tribunaux de la RMT », n’était pas régulière au sens de cette disposition. »

927. Les conclusions pertinentes formulées dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité), auxquelles il est fait référence dans l’arrêt Mozer, sont les suivantes :

« 436. (...) Le « Tribunal suprême de la RMT » qui a prononcé la peine à l’encontre de M. Ilaşcu a été créé par une entité illégale en droit international et non reconnue par la communauté internationale. Ce « tribunal » appartient à un système dont il est difficile de dire qu’il fonctionne sur une base constitutionnelle et juridique reflétant une tradition judiciaire conforme à la Convention. En témoigne l’apparence d’arbitraire qui se dégage des circonstances dans lesquelles les requérants ont été jugés et condamnés (...)

(...)

460. (...) Dans certaines circonstances, une juridiction appartenant au système judiciaire d’une entité non reconnue en droit international peut passer pour un tribunal « établi par la loi » à condition de faire partie d’un système judiciaire fonctionnant sur une base « constitutionnelle et juridique » reflétant une tradition judiciaire conforme à la Convention, et ce pour permettre à certains individus de bénéficier des garanties de la Convention (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Chypre c. Turquie précité, §§ 231 et 236‑237).

461. L’exigence de régularité posée par l’article 5 § 1 a) (« détention régulière » ordonnée « selon les voies légales ») n’est pas satisfaite par un simple respect du droit interne pertinent ; il faut que le droit interne se conforme lui-même à la Convention, y compris aux principes généraux énoncés ou impliqués par elle, notamment celui de la prééminence du droit expressément mentionné dans le préambule de la Convention. À l’origine de l’expression « selon les voies légales » se trouve la notion de procédure équitable et adéquate, l’idée que toute mesure privative de liberté doit émaner d’une autorité qualifiée, être exécutée par une telle autorité et ne pas revêtir un caractère arbitraire (voir notamment l’arrêt Winterwerp c. Pays-Bas du 24 octobre 1979, série A no 33, pp. 19-20, § 45). »

928. Dans la récente affaire Mamasakhlisi et autres c. Géorgie et Russie, nos 29999/04 et 41424/04, §§ 425-426, 440, 7 mars 2023), la Cour n’a pas été en mesure de se prononcer sur le respect par les tribunaux abkhazes de l’exigence d’une « base constitutionnelle et juridique », les parties ne lui ayant pas fourni des informations suffisantes sur ce point et les données publiquement accessibles à ce sujet n’étant pas non plus suffisantes. Néanmoins, la Cour a conclu que l’Abkhazie était dépourvue d’un système reflétant une tradition judiciaire conforme à la Convention. Les parties pertinentes de cet arrêt se lisent ainsi :

« 425. En venant aux présentes requêtes, la Cour observe qu’aucune des parties ne lui a soumis des informations sur les dispositions spécifiques du droit interne ayant servi de base légale aux autorités abkhazes de facto pour l’arrestation et la détention du premier et du troisième requérants. Supposant néanmoins que les actes des autorités et juridictions abkhazes de facto étaient conformes au droit en vigueur sur le territoire abkhaze à l’époque des faits dénoncés, la Cour estime qu’ils doivent par principe être considérés comme ayant une base légale en droit interne aux fins de la Convention. Cela étant, les parties ne lui ont fourni aucune information qui lui permettrait de déterminer si les dispositions juridiques appliquées aux requérants étaient conformes aux exigences découlant de l’article 5 de la Convention. La Cour note en outre que les sources officielles d’information sur le système juridique et judiciaire en Abkhazie sont rares, ce qui l’empêche de se faire une image claire des lois applicables. En conséquence, elle n’est pas en mesure de vérifier si les autorités et juridictions abkhazes de facto, et les pratiques qu’elles mettent en œuvre, satisfont aux exigences susmentionnées.

426. Par ailleurs, rien ne permet de penser qu’il existe dans la région abkhaze un système reflétant une tradition judiciaire conforme à la Convention qui soit similaire à celle prévalant dans le reste de la Géorgie (voir, par comparaison et a contrario, la situation dans le nord de Chypre décrite dans l’arrêt Chypre c. Turquie, précité, §§ 231 et 237). La séparation du système judiciaire géorgien et du système judiciaire abkhaze de facto date du début des années 1990, soit bien avant l’adhésion de la Géorgie au Conseil de l’Europe, intervenue en 1999. De plus, la Géorgie est devenue un État membre du Conseil de l’Europe après que l’Assemblée parlementaire a constaté qu’elle avait réalisé d’importants progrès dans l’instauration d’une société pluraliste respectueuse des droits de l’homme et de la prééminence du droit, et qu’elle était capable et avait la volonté, au sens de l’article 4 du Statut du Conseil de l’Europe, de poursuivre les réformes démocratiques en cours pour mettre l’ensemble de sa législation et de sa pratique en conformité avec les principes et les normes du Conseil de l’Europe (voir l’avis no 209 (1999) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur la demande d’adhésion de la Géorgie au Conseil de l’Europe). Dans ce contexte, la Géorgie a pris un certain nombre d’engagements concrets, dont la mise en œuvre a fait l’objet d’une surveillance continue par la Commission de l’Assemblée parlementaire pour le respect des obligations et engagements des États membres. Le système juridique abkhaze de facto n’a fait l’objet d’aucune analyse ou surveillance de ce type, et n’a donc pas été reconnu comme faisant partie d’un système reflétant une tradition judiciaire conforme aux principes de la Convention avant la division en deux ordres judiciaires distincts, intervenue au début des années 1990 (Mozer, précité, § 148).

(...)

440. À la lumière des analyses figurant aux paragraphes 425 à 427 ci-dessus, la Cour considère que les juridictions abkhazes de facto ne peuvent être qualifiées de « tribun[aux] établi[s] par la loi » aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, parmi de nombreuses autres affaires, Vardanean c. République de Moldova et Russie, no 22200/10, § 39, 30 mai 2017, et Apcov c. République de Moldova et Russie, no 13463/07, § 57, 30 mai 2017 ; voir, a contrario, Protopapa c. Turquie, no 16084/90, § 84, 24 février 2009). La Cour conclut donc qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention combiné avec l’article 6 § 3 c). Elle dit en particulier que la cause des premier et troisième requérants n’a pas été entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial établi par la loi. En outre, compte tenu des informations dont elle dispose (paragraphes 40, 45, 49, 57, 87, 99, 224, 233, 234 et 348 ci-dessus), la Cour conclut qu’on ne saurait considérer que les requérants ont bénéficié d’une possibilité réelle d’organiser leur défense et d’être effectivement défendus par un avocat tout au long de la procédure, comme l’exige l’article 6 § 3 c) de la Convention (sur ce dernier point, voir Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, § 255, 13 septembre 2016). »[9]

929. Les exemples tirés de la jurisprudence de la Cour qui sont exposés ci-dessus se répartissent en deux catégories. Appartient à une première catégorie l’arrêt Loizidou c. Turquie (fond), dans lequel la Cour a dit que les actes (la Constitution) de l’entité non reconnue par la communauté internationale (la « RTCN ») n’avaient aucune validité juridique. Relèvent d’une seconde catégorie les autres affaires, qui portent sur la question de la régularité des actes adoptés par de telles entités et sur le point de savoir s’ils « refl[étaient] une tradition judiciaire conforme à la Convention ».

930. Si la Cour a considéré que le « droit interne de la RTCN » reposait sur la tradition juridique anglo-saxonne et qu’il pouvait par conséquent être regardé comme une « loi » aux fins de la Convention, dans des affaires concernant la Transnistrie (la « RMT ») elle a en revanche conclu que « rien ne permet[tait] de penser qu’il exist[ât] [dans la « RMT »] un système reflétant une tradition judiciaire conforme à la Convention qui [fût] similaire à celle prévalant dans le reste de la République de Moldova ». La Cour est parvenue à des conclusions similaires au sujet du « droit » de l’Abkhazie et de la « légalité » des juridictions abkhazes.

b) Considérations plaidant en faveur d’un traitement distinct de la présente espèce

931. La Cour considère qu’il convient de distinguer la présente espèce des affaires susmentionnées, pour les raisons suivantes : d’abord, dans aucune de ces affaires la Cour n’a été appelée, comme c’est le cas en l’espèce, à interpréter la Convention à la lumière des règles du DIH (voir l’analyse de ce point ci-dessus) ; ensuite, ces affaires ne portaient pas directement sur la question de savoir si le droit appliqué par les autorités (les juridictions) locales ou fédérales et à l’origine des griefs examinés pouvait être regardé comme la « loi » au sens de la Convention ; enfin, la « loi » appliquée dans les affaires relevant de la seconde catégorie se distinguait substantiellement de la « loi » appliquée dans la présente affaire.

932. De plus, alors que les affaires susmentionnées concernaient le « droit » d’entités non reconnues par la communauté internationale, la présente espèce concerne l’application du droit russe et des actes adoptés par les « tribunaux russes » mis en place en Crimée à la suite de l’établissem*nt d’un « contrôle effectif » sur ce territoire. En outre, alors que les affaires relatives à la « RMT » et à l’Abkhazie portaient sur le « droit » de ces entités non reconnues ne reflétant pas « une tradition judiciaire (...) qui [fût] similaire à celle prévalant, respectivement, dans le reste de la République de Moldova » ou « dans le reste de la Géorgie », dans l’arrêt Chypre c. Turquie (fond) elle a constaté que « les juridictions civiles de la « RTCN » s’inspiraient en substance de la tradition anglo‑saxonne et ne se distinguaient pas fondamentalement de celles qui fonctionnaient avant les événements de 1974 ni de celles établies dans la partie sud de Chypre ». De ce point de vue, la présente espèce est similaire à cette dernière affaire, sans toutefois y être identique. L’arrêt Chypre c. Turquie portait sur le maintien en vigueur, postérieurement à la prise de contrôle effectif de la Turquie sur le territoire de la « RTCN », du droit chypriote valide qui était en vigueur sur ce territoire avant que la Turquie en prît le contrôle effectif ; la présente espèce porte en revanche sur l’application en Crimée du droit de la Fédération de Russie (ou du « droit » des autorités locales, qui en est dérivé), à la place du droit ukrainien qui y était auparavant applicable et juridiquement valide.

933. Par conséquent, cette affaire est la première dans laquelle la Cour est appelée à déterminer si le droit de la Fédération de Russie, qui a servi de fondement juridique aux mesures litigieuses adoptées alors que la Fédération de Russie exerçait une juridiction extraterritoriale sur la Crimée du fait de son contrôle effectif sur ce territoire, peut être considéré comme la « loi » au sens des dispositions pertinentes de la Convention.

934. La Cour a confirmé ci-dessus qu’il doit être tenu compte du DIH dans la présente affaire. À cet égard, elle estime qu’il est important de relever les dispositions pertinentes de ce droit qui figurent ci-dessous.

935. Les dispositions pertinentes du Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, annexé à la Convention (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre (La Haye, 18 octobre 1907, ci-après le « Règlement de La Haye ») figurent à la Section II (« Des hostilités ») et à la Section III (« De l’autorité militaire sur le territoire de l’État ennemi ») et se lisent comme suit. Il convient de noter que la Fédération de Russie a ratifié la Convention (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et son Annexe le 27 novembre 1909 et que l’Ukraine y a adhéré le 29 mai 2015.

Article 23

« Outre les prohibitions établies par des conventions spéciales, il est notamment interdit :

...

h. de déclarer éteints, suspendus ou non recevables en justice, les droits et actions des nationaux de la Partie adverse. (...) »

Article 42

« Un territoire est considéré comme occupé lorsqu’il se trouve placé de fait sous l’autorité de l’armée ennemie.

L’occupation ne s’étend qu’aux territoires où cette autorité est établie et en mesure de s’exercer. »

Article 43

« L’autorité du pouvoir légal ayant passé de fait entre les mains de l’occupant, celui‑ci prendra toutes les mesures qui dépendent de lui en vue de rétablir et d’assurer, autant qu’il est possible, l’ordre et la vie publics en respectant, sauf empêchement absolu, les lois en vigueur dans le pays ».

936. Les dispositions pertinentes de la quatrième Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre du 12 août 1949 se lisent comme suit :

Article 47

« Les personnes protégées qui se trouvent dans un territoire occupé ne seront privées, en aucun cas ni d’aucune manière, du bénéfice de la présente Convention, soit en vertu d’un changement quelconque intervenu du fait de l’occupation dans les institutions ou le gouvernement du territoire en question, soit par un accord passé entre les autorités du territoire occupé et la Puissance occupante, soit encore en raison de l’annexion par cette dernière de tout ou partie du territoire occupé. »

Article 54

« Il est interdit à la Puissance occupante de modifier le statut des fonctionnaires ou des magistrats du territoire occupé ou de prendre à leur égard des sanctions ou des mesures quelconques de coercition ou de discrimination parce qu’ils s’abstiendraient d’exercer leurs fonctions pour des considérations de conscience.

Cette dernière interdiction ne fait pas obstacle à l’application du deuxième alinéa de l’article 51. Elle laisse intact le pouvoir de la Puissance occupante d’écarter de leurs charges les titulaires de fonctions publiques. »

Article 64

« La législation pénale du territoire occupé demeurera en vigueur, sauf dans la mesure où elle pourra être abrogée ou suspendue par la Puissance occupante si cette législation constitue une menace pour la sécurité de cette Puissance ou un obstacle à l’application de la présente Convention. Sous réserve de cette dernière considération et de la nécessité d’assurer l’administration effective de la justice, les tribunaux du territoire occupé continueront à fonctionner pour toutes les infractions prévues par cette législation.

La Puissance occupante pourra toutefois soumettre la population du territoire occupé à des dispositions qui sont indispensables pour lui permettre de remplir ses obligations découlant de la présente Convention, et d’assurer l’administration régulière du territoire ainsi que la sécurité soit de la Puissance occupante, soit des membres et des biens des forces ou de l’administration d’occupation ainsi que des établissem*nts et des lignes de communications utilisés par elle. »

Article 66

« La Puissance occupante pourra, en cas d’infraction aux dispositions pénales promulguées par elle en vertu du deuxième alinéa de l’article 64, déférer les inculpés à ses tribunaux militaires, non politiques et régulièrement constitués, à condition que ceux-ci siègent dans le pays occupé. Les tribunaux de recours siégeront de préférence dans le pays occupé. »

Article 154

« Dans les rapports entre Puissances liées par la Convention de La Haye concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, qu’il s’agisse de celle du 29 juillet 1899 ou de celle du 18 octobre 1907, et qui participent à la présente Convention, celle‑ci complétera les sections II et III du Règlement annexé aux susdites Conventions de La Haye. »

937. Les extraits pertinents du Commentaire de la Convention IV de Genève publié par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR, O.M. Uhler et H. Coursier (éds.), 1958, p. 276 ; le « Commentaire ») se lisent comme suit :

Article 47 – Intangibilité des droits

« (...) une Puissance occupante demeure tenue d’appliquer intégralement la Convention, même dans le cas où, passant outre aux règles du droit des gens, elle prétendrait procéder, durant le conflit, à l’annexion de tout ou partie du territoire occupé. (...) »

Article 54 – Magistrats et fonctionnaires

« En prescrivant que les fonctionnaires et magistrats doivent pouvoir conserver le statut qu’ils ont eu avant l’occupation du territoire, cette disposition tend à assurer que ces personnes peuvent continuer à exercer leurs fonctions et à assumer les devoirs de leur charge comme par le passé, sans qu’elles soient l’objet d’intimidations ni d’immixtions abusives dans leur service. Encore faut-il qu’elles puissent agir avec assez d’indépendance pour rester en paix avec leur conscience et ne pas s’exposer à des redditions de comptes dangereuses le jour où, l’occupation ayant cessé, l’autorité nationale reprendrait l’exercice de ses droits. Il importe, en effet, d’observer que l’occupation n’entraîne pas une translation de la souveraineté, qu’elle ne rompt pas les liens d’allégeance et que les fonctionnaires et magistrats continuent d’être responsables de leurs actes devant la conscience nationale. »

938. Par conséquent, l’article 43 du Règlement de La Haye (A 53) fait peser sur la Puissance occupante l’obligation de respecter les lois en vigueur dans le territoire occupé « sauf empêchement absolu ». Cela signifie que la Puissance occupante doit maintenir les lois qui étaient en vigueur dans le territoire occupé (antérieurement à l’occupation) et ne peut les modifier, les suspendre ou les remplacer par sa propre législation. Le système juridique préexistant ne peut être modifié que « s’il y a nécessité » (selon les termes employés à l’article 3 du Projet d’une Déclaration internationale concernant les lois et coutumes de la guerre, Bruxelles, 27 août 1874, sur la base duquel l’article 43 du Règlement de La Haye a été élaboré).

939. L’article 64 de la quatrième Convention de Genève de 1949 (A 43) exprime de manière plus précise et circonstanciée ce qui est énoncé à l’article 43 du Règlement de La Haye et fournit une explication faisant autorité de la notion de « nécessité ». Il précise que « la législation pénale du territoire occupé demeurera en vigueur » et, à cet égard, que « les tribunaux du territoire occupé continueront à fonctionner pour toutes les infractions prévues par cette législation ». Toutefois, il autorise la suspension ou l’abrogation des lois existantes et l’adoption d’une nouvelle législation dans les situations exceptionnelles suivantes : i) en cas de besoin pour la Puissance occupante d’éliminer une menace directe pour sa sécurité (ou pour celle des membres et des biens des forces ou de l’administration d’occupation, ou encore pour celle des établissem*nts et des lignes de communication utilisés par elle), ii) pour permettre à la Puissance occupante de remplir ses obligations découlant de la Convention de Genève, et iii) lorsque cela est nécessaire pour assurer l’« administration régulière » du territoire occupé. L’exception relative à l’« administration régulière » semble être relativement ouverte et pouvoir prendre une importance accrue en cas d’occupation prolongée.

940. Sont pertinents à cet égard les extraits suivants du commentaire que le CICR formule sur l’article 64 de la quatrième Convention de Genève (voir le Commentaire, précité, pp. 335 et 336) :

« (...) Cette notion de la continuité de l’ordre juridique s’applique à l’ensemble du droit (droit civil et droit pénal) dans le territoire occupé (...) il n’y a pas lieu d’en induire a contrario que l’occupant n’est pas tenu de respecter aussi la législation civile, voire l’ordre constitutionnel.

La formule « législation pénale » vise l’ensemble des dispositions légales en matière répressive : code pénal et code de procédure proprement dits, législation pénale accessoire, lois au sens strict du mot, décrets, ordonnances, textes de droit pénal administratif, de droit pénal fiscal, etc.

(...)

Ces deux exceptions ont un caractère strictement limitatif. L’occupant ne saurait abroger ou suspendre la législation pénale pour d’autres raisons et, notamment, pour la mettre simplement en harmonie avec ses propres conceptions juridiques.

2. Deuxième phrase. — Tribunaux pénaux

A. Le principe. – Grâce au maintien des tribunaux nationaux, les personnes protégées seront jugées par leurs juges naturels, sans se trouver en butte à l’incompréhension ou au parti pris de personnes représentant une mentalité, des traditions ou des doctrines étrangères.

Le maintien de tribunaux signifie aussi que les juges doivent pouvoir se prononcer en toute indépendance. L’occupant ne saurait donc, sous réserve de ce qui suit, s’immiscer dans l’administration de la justice pénale ni sévir d’aucune manière contre des juges appliquant en conscience la loi de leur pays.

B. Réserves. – Cependant, mais seulement dans deux cas, la Puissance occupante pourra déroger à cette règle et intervenir dans l’administration de la justice pénale.

1. De même qu’elle a, comme nous venons de le voir, le droit de suspendre ou d’abroger toutes dispositions pénales contraires à la Convention, de même peut-elle supprimer des cours ou tribunaux chargés d’appliquer des lois inhumaines et discriminatoires.

2. La deuxième réserve résulte « de la nécessité d’assurer l’administration effective de la justice », au cas notamment où les juges se désisteraient, ainsi que l’article 54 leur en donne le droit, pour des considérations de conscience. La Puissance occupante, détentrice temporaire du pouvoir légal, assumera alors elle-même la responsabilité de la juridiction pénale.

À cet effet, elle peut faire appel à des habitants du territoire occupé, à d’anciens juges, ou encore créer des tribunaux composés de juges de sa propre nationalité ; mais, de toute manière, ce sont les lois pénales en vigueur dans le territoire qui doivent être appliquées. »

941. Revêt également une grande importance l’article 47 de la quatrième Convention de Genève, selon lequel aucun changement institutionnel introduit par la puissance occupante ne saurait priver du bénéfice de ladite convention les personnes protégées qui se trouvent dans un territoire occupé.

942. C’est à la lumière de ces dispositions du DIH que la Cour doit, dans la présente espèce, interpréter la notion de légalité (« loi ») au sens de la Convention. Le principe primordial qui découle des règles du DIH est celui selon lequel, sauf à pouvoir être justifiée au regard de l’une des exceptions restrictives reconnues par ce droit, la « répétition d’actes » (élément constitutif d’une pratique administrative qui a été défini comme « une accumulation de manquements de nature identique ou analogue, qui sont assez nombreux et liés entre eux pour ne pas se ramener à des incidents isolés, ou à des exceptions, et pour former un ensemble ou système », voir le paragraphe 261 de la décision sur la recevabilité) à laquelle il est fait référence sur le terrain de plusieurs des articles invoqués, ne peut être considérée comme « légale » ou « conforme à la loi » que pour autant qu’elle trouve son origine dans le droit ukrainien, mais non si elle est fondée sur le droit russe, qui est le droit de l’« occupant ».

943. La Cour note que le gouvernement défendeur ne fournit ni élément de preuve ni argument quant à l’applicabilité du DIH en général ou à la pertinence ou aux effets de ce droit relativement à l’application et à la validité du droit russe en Crimée. Il ne fait même absolument aucune référence au DIH et n’invoque directement aucune des exceptions qui sont prévues par ce droit.

944. Même à supposer que les notions d’« ordre public », de « sécurité nationale » et de « sécurité des citoyens » qu’il invoque dans le cadre de sa réponse aux griefs formulés sur le terrain de l’article 11 de la Convention (paragraphes 307 et 310 ci-dessus) dussent être interprétées par référence aux exigences énoncées à l’article 43 du Règlement de La Haye, le gouvernement défendeur ne soumet à la Cour aucun élément de preuve ni aucune explication susceptible de démontrer que les autorités russes auraient été dans « l’empêchement absolu » d’atteindre ces objectifs si elles avaient fait application des « lois en vigueur dans le pays ».

De même, le gouvernement défendeur n’avance aucun argument (et ne soumet aucun élément de preuve) pour établir que la législation ukrainienne constituait « une menace pour [la] sécurité [de la Crimée] (...) ou un obstacle à l’application de la (...) [quatrième] Convention » de Genève, au sens de l’article 64 de cette convention, et que le remplacement de cette législation par celle de la Fédération de Russie aurait de ce fait été rendu nécessaire. Alors qu’il confirme que les mesures dénoncées trouvaient leur base légale dans le droit russe, il n’explique pas pourquoi il aurait été nécessaire de remplacer le droit ukrainien préexistant, tel qu’il était appliqué en Crimée, par les dispositions du droit russe. Enfin, il ne formule aucun argument susceptible de justifier l’exercice par les autorités russes de la faculté, découlant pour elles de l’article 64 § 2 de la quatrième Convention de Genève, de soumettre la population de la Crimée aux dispositions de droit russe qui auraient été indispensables pour leur permettre de remplir leurs obligations découlant de la quatrième Convention de Genève ou pour assurer l’administration régulière du territoire ou la sécurité de la Fédération de Russie, celle des membres et des biens des forces ou de l’administration d’occupation ainsi que celle des établissem*nts et des lignes de communication utilisés par elles.

La Cour tient également compte du fait que ce qui s’est produit en Crimée, assurément après le 18 mars 2014, était une mesure générale et systématique de remplacement pur et simple du droit ukrainien par le droit russe qui ne répondait ni aux circonstances particulières ou à d’éventuels besoins de la population locale, ni à des exigences relatives aux biens de la Fédération de Russie, à ses forces de sécurité ou à son administration, ni à la nécessité d’assurer l’administration régulière du territoire. Elle prend aussi en considération la circonstance que l’État défendeur a appliqué le droit russe immédiatement après que le « Traité d’intégration » a été signé et que la Crimée est devenue, au regard du droit russe, un sujet de la Fédération de Russie.

945. Par conséquent, rien n’indique qu’une telle application systématique du droit russe était adaptée aux besoins changeants de la population locale (qu’ils soient sociaux ou d’une autre nature). Comme il est indiqué dans le Commentaire du CICR (précité, p. 336), « l’occupant ne saurait abroger ou suspendre la législation pénale pour d’autres raisons et, notamment, pour la mettre simplement en harmonie avec ses propres conceptions juridiques ».

946. Dans ces conditions, la Cour considère qu’en étendant l’application de son droit à la Crimée, l’État défendeur a méconnu la Convention telle qu’interprétée à la lumière du DIH. Il s’ensuit que la législation russe ne peut être considérée comme étant la « loi » applicable au sens de la Convention et que toute pratique administrative fondée sur cette législation ne saurait être regardée comme « légale » ou « prévue par la loi ». Les conséquences qui découlent de cette conclusion seront exposées plus en détail ci-après, dans la mesure requise pour l’examen de chaque violation alléguée, et notamment pour celui du grief formulé sous l’angle de l’article 6 selon lequel le « système judiciaire » en activité en Crimée durant la période considérée ne saurait être regardé comme ayant été « établi par la loi ».

7. Sur la notion de pratique administrative

947. Comme il est indiqué ci-dessus (paragraphe 4 ci-dessus), le gouvernement requérant soutient que la Fédération de Russie est responsable de pratiques administratives constitutives de nombreuses violations de la Convention. À cet égard, la Cour estime qu’il est important de rappeler le sens de la notion de pratique administrative telle qu’elle a été élaborée dans la jurisprudence de la Cour.

948. Le sens de la notion de « pratique administrative » a été fixé et précisé dans les premières affaires interétatiques (voir la seconde décision sur la recevabilité dans « l’affaire grecque » (Danemark, Norvège, Suède et Pays‑Bas c. Grèce, précitée), Irlande c. Royaume‑Uni (no 5310/71, décision de la Commission du 1er octobre 1972, non publiée, et l’« affaire turque » (France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie, nos 9940/82, 9942/82, 9944/82, 9941/82 et 9943/82, décision de la Commission du 6 décembre 1983, Décisions et Rapports (DR) 35, p. 143)), puis confirmé par la Cour plus récemment dans l’affaire Ukraine et Pays-Bas c. Russie (décision précitée, §§ 450 et 825-826) (voir aussi le paragraphe 261 de la décision sur la recevabilité dans la présente affaire) dans les termes suivants :

« 450. La notion de pratique administrative suppose que la présence de deux éléments soit démontrée, à savoir la répétition des actes constitutifs de la violation alléguée et une tolérance officielle de ces actes (France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie, nos 9940/82, 9942/82, 9944/82, 9941/82 et 9943/82, décision précitée, p. 191, et Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 99, CEDH 2001‑IV) (...)

(...)

825. Au sujet de ce qui est requis pour constituer une répétition, la Cour a précédemment repris à son compte l’avis de la Commission, laquelle avait estimé qu’il fallait pour cela « une accumulation de manquements de nature identique ou analogue, assez nombreux et liés entre eux pour ne pas se ramener à des incidents isolés, ou à des exceptions, et pour former un ensemble ou système » (Géorgie c. Russie (I), arrêt précité, § 123). L’interprétation de cette expression ne doit pas donner lieu à un formalisme excessif et il n’est pas nécessaire, pour déterminer si ce critère est rempli, d’insister sur la répétition d’actes spécifiques d’une nature identique. Ce qui compte en l’espèce, c’est de savoir s’il y a eu une répétition des actes en méconnaissance flagrante, et donc en violation, d’un droit conventionnel en particulier.

826. Par tolérance officielle, il faut entendre que des actes illégaux sont tolérés en ce sens que les supérieurs des personnes immédiatement responsables connaissent ces actes, mais ne font rien pour en punir les auteurs ou empêcher leur répétition ; ou que l’autorité supérieure, en présence de nombreuses allégations, se montre indifférente en refusant toute enquête sérieuse sur leur vérité ou leur fausseté, ou que le juge refuse d’entendre équitablement ces plaintes. On n’imagine pas que les autorités supérieures d’un État ignorent, ou du moins soient en droit d’ignorer, l’existence de pareille pratique. Toute mesure prise par l’autorité supérieure doit être d’ampleur suffisante pour mettre fin à la répétition des actes ou provoquer une rupture dans l’ensemble ou dans le système. De plus, les autorités supérieures des États contractants ont le devoir d’imposer leur volonté à leurs subordonnés et ne sauraient se retrancher derrière leur impuissance à la faire respecter (Géorgie c. Russie (I), précité, § 124). »

949. Ainsi qu’il est souligné dans l’arrêt Géorgie c. Russie (II) (précité, § 103), si les critères susmentionnés définissent un cadre général, ils n’indiquent pas le nombre d’incidents requis pour qu’il puisse être conclu à l’existence d’une pratique administrative ; c’est là une question laissée à l’appréciation de la Cour au regard des circonstances particulières de chaque espèce (pour plus de détails, voir les explications fournies par la Commission dans l’affaire Irlande c. Royaume-Uni (no 5310/71, rapport de la Commission du 25 janvier 1976, série B no 23-I, pp. 395-396).

2. REQUÊTE NO 20958/14
1. Sur la violation alléguée de l’article 2 de la Convention

950. Le grief que le gouvernement requérant formule sous l’angle de cette disposition, et dont l’objet a été délimité au paragraphe 392 de la décision sur la recevabilité, dénonce un ensemble de disparitions forcées de personnes considérées comme des opposants à l’« occupation » russe (en particulier des soldats ukrainiens, des personnes d’origine ethnique ukrainienne et des Tatars) ainsi qu’une absence d’enquête adéquate sur ces allégations. Le gouvernement requérant y voit une violation de l’article 2 de la Convention, sous ses volets tant matériel que procédural. Cette disposition se lit ainsi :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

951. Le gouvernement requérant soutient que le gouvernement défendeur a présidé à la mise en œuvre d’une pratique administrative contrevenant aux volets matériel et procédural de l’article 2 de la Convention, interprété conformément aux règles applicables du DIH, c’est-à-dire aux dispositions du Protocole additionnel du 8 juin 1977 (Protocole I) aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux.

952. à cet égard, le gouvernement requérant avance que les victimes des disparitions alléguées étaient très majoritairement, des personnes d’origine ethnique ukrainienne, des Tatars ou des opposants à « l’occupation » russe ou des personnes considérées comme telles. Il affirme que ces disparitions sont assez nombreuses et liées entre elles pour former un ensemble ou système mis en œuvre principalement par des membres des « forces d’autodéfense de Crimée ». En réponse aux questions posées par des juges à l’audience du 13 décembre 2023, le gouvernement requérant a avancé que le nombre de personnes victimes de ces disparitions forcées s’élevait à 43 (39 hommes et 4 femmes) et que 11 d’entre elles étaient toujours portées disparues. Il considère que toute détention non reconnue constitue une menace pour la vie de la personne concernée et que celle-ci se trouve alors exposée à une situation potentiellement mortelle qui fait naître un risque de décès suffisant pour entraîner l’applicabilité de l’article 2 de la Convention. Il estime que l’appréciation de la question de savoir si les disparitions ici en cause sont assez nombreuses pour révéler l’existence d’une pratique devrait tenir compte de toutes les circonstances de l’espèce, et non pas seulement du nombre de cas individuels. À cet égard, il avance qu’il convient de prendre en compte le moment et le lieu où s’est produite la pratique alléguée, ainsi que les motifs qui la sous-tendaient. Il exhorte la Cour à reconnaître que l’état défendeur a mis en place une pratique visant à occuper une partie du territoire souverain d’un autre état en vue d’abolir les droits civils de ses opposants.

Concernant l’élément de « tolérance officielle » caractérisant une pratique administrative, le gouvernement requérant renvoie au paragraphe 402 de la décision sur la recevabilité, dans laquelle la Cour aurait relevé que le président Poutine avait publiquement déclaré que « les militaires russes [avaient] effectivement soutenu les forces d’autodéfense de Crimée », que le ministère de la Défense de la Fédération de Russie avait remis à des membres des CSDF une médaille d’État « Pour le retour de la Crimée » en avril 2014 et que le Parlement de Crimée avait « adopté une proposition de « légalisation » de ces forces au moyen d’une loi (...) » en juin et juillet 2014. Ces éléments auraient conduit le HCDH à conclure que les membres des CSDF « [avaient] été reconnus comme étant des agents de l’État » (paragraphe 89 du rapport du HCDH de 2017). Par la suite, ces disparitions auraient été imputables à des membres du Service fédéral de sécurité russe (« FSB ») et à des agents russes appartenant à d’autres services répressifs tels que la police et le comité d’investigation de la Fédération de Russie.

953. En tout état de cause, qu’ils fussent membres des CSDF, du FSB ou de tel ou tel autre organe de l’état russe, les responsables de ces disparations auraient agi en qualité d’agents de la Fédération de Russie. Lors de l’audience du 13 décembre 2023, le gouvernement requérant a ajouté que l’État défendeur était responsable devant la Cour des actes de ses agents et de ses auxiliaires locaux. Toutefois, jusqu’à présent, aucun des auteurs de ces faits n’aurait été déclaré responsable d’une quelconque disparition forcée en Crimée, ce qui démontrerait que la Fédération de Russie reste de manière systémique et continue en défaut de traiter les allégations de disparitions forcées de manière appropriée, au mépris de l’obligation procédurale d’enquêter que lui impose l’article 2. Il en serait résulté une situation d’impunité portant la marque d’une politique étatique tacite ou secrète.

b) Le gouvernement défendeur

954. Dans ses observations de février 2022, le gouvernement défendeur soutient que la « description abstraite d’actions » livrée par le gouvernement requérant ne peut s’analyser en une « pratique administrative » et que « certains enlèvements ou détentions allégués imputés à des inconnus » mentionnés par le gouvernement requérant sont impropres à démontrer l’existence d’une « répétition d’actes » caractérisant une pratique administrative. En outre, il avance que rien ne prouve la responsabilité des autorités de la Fédération de Russie dans les faits dénoncés, que certaines de ces allégations sont imprécises et que les victimes alléguées n’ont pu être identifiées. Il affirme que certaines des personnes prétendument enlevées – parmi lesquelles O. Filipov et A. Kalyan – ont par la suite été retrouvées saines et sauves. En ce qui concerne la prétendue « tolérance officielle », il indique que dans la quasi-totalité des cas recensés, les victimes alléguées ne se sont pas sérieusem*nt efforcées d’épuiser les voies de recours internes, et que certaines d’entre elles ont même refusé de coopérer avec les autorités d’enquête russes. Il ajoute que dans la plupart des autres cas, l’usage – éventuel – des voies de recours internes a été bref, formel et non étayé par des éléments de preuve. Selon lui, ces circonstances suffisent à elles seules à démontrer que les arguments avancés par les autorités ukrainiennes pour faire reconnaître l’existence d’une « tolérance officielle » ne sont que pures spéculations.

955. De même, le gouvernement défendeur affirme qu’il n’existe pas suffisamment d’éléments susceptibles de démontrer que la Fédération de Russie eût refusé d’enquêter sur ces allégations et de punir les responsables des actes dénoncés. Il avance que l’État requérant n’a fourni aucun exemple d’affaire dans laquelle les voies de recours internes auraient été utilisées en vain. À cet égard, il indique que « les pouvoirs publics ont pris des mesures effectives [pour se conformer] à leurs obligations [découlant de la Convention] » dans plusieurs cas où des personnes – telles que R. Ametov, S. Karachevsky et M. Ivanyuk – avaient été tuées ou étaient mortes dans d’autres circonstances.

2. Appréciation de la Cour

a) Les dispositions pertinentes du droit international

956. Les dispositions pertinentes du Protocole additionnel du 8 juin 1977 (Protocole I) aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux se lisent ainsi :

Article 32 - Principe général

« Dans l’application de la présente Section, l’activité des Hautes Parties contractantes, des Parties au conflit et des organisations humanitaires internationales mentionnées dans les Conventions et dans le présent Protocole est motivée au premier chef par le droit qu’ont les familles de connaître le sort de leurs membres. »

Article 33 - Personnes disparues

« 1. Dès que les circonstances le permettent et au plus tard dès la fin des hostilités actives, chaque Partie au conflit doit rechercher les personnes dont la disparition a été signalée par une Partie adverse. Ladite Partie adverse doit communiquer tous renseignements utiles sur ces personnes, afin de faciliter les recherches.

2. Afin de faciliter la collecte des renseignements prévus au paragraphe précédent, chaque Partie au conflit doit, en ce qui concerne les personnes qui ne bénéficieraient pas d’un régime plus favorable en vertu des Conventions ou du présent Protocole :

a) enregistrer les renseignements prévus à l’article 138 de la IVe Convention sur celles de ces personnes qui ont été détenues, emprisonnées ou d’une autre manière gardées en captivité pendant plus de deux semaines en raison des hostilités ou d’une occupation, ou qui sont décédées au cours d’une période de détention ;

b) dans toute la mesure du possible, faciliter et, si nécessaire, effectuer la recherche et l’enregistrement de renseignements sur ces personnes si elles sont décédées dans d’autres circonstances en raison des hostilités ou d’une occupation.

3. Les renseignements sur les personnes dont la disparition a été signalée en application du paragraphe 1 et les demandes relatives à ces renseignements sont transmis soit directement, soit par l’intermédiaire de la Puissance protectrice, de l’Agence centrale de recherches du Comité international de la Croix-Rouge, ou de Sociétés nationales de la Croix-Rouge (Croissant-Rouge, Lion-et-Soleil-Rouge). Lorsque ces renseignements ne sont pas transmis par l’intermédiaire du Comité international de la Croix-Rouge et de son Agence centrale de recherches, chaque Partie au conflit fait en sorte qu’ils soient aussi fournis à l’Agence centrale de recherches.

4. Les Parties au conflit s’efforceront de s’entendre sur des dispositions permettant à des équipes de rechercher, d’identifier et de relever les morts dans les zones des champs de bataille ; ces dispositions peuvent prévoir, le cas échéant, que ces équipes soient accompagnées par du personnel de la Partie adverse quand elles remplissent leur mission dans les zones qui sont sous le contrôle de cette Partie adverse. Le personnel de ces équipes doit être respecté et protégé lorsqu’il se consacre exclusivement à de telles missions. »

957. La règle 98 de l’étude du CICR intitulée Droit international humanitaire coutumier (ci-après « l’étude du CICR sur le droit international humanitaire coutumier ») interdit les disparitions forcées.

958. Eu égard aux griefs soulevés en l’espèce, il n’y a pas de conflit entre l’article 2 de la Convention et les règles du droit international humanitaire (Géorgie c. Russie (II), précité, § 199).

b) Principes généraux de la jurisprudence de la Cour

959. La Cour s’est penchée sur la question des « disparitions forcées » sur le terrain de l’article 2 dans un certain nombre d’arrêts. Dans l’arrêt Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 148, CEDH 2009), où était en cause l’obligation procédurale de mener une enquête effective au regard de l’article 2 de la Convention, elle a défini la notion de « disparition » de la manière suivante :

« 148 (...) Une disparition est un phénomène distinct, qui se caractérise par une situation où les proches sont confrontés de manière continue à l’incertitude et au manque d’explications et d’informations sur ce qui s’est passé, les éléments pertinents à cet égard pouvant parfois même être délibérément dissimulés ou obscurcis (voir également ci-dessus les définitions de la disparition dans la partie II. B. « Textes juridiques internationaux sur les disparitions forcées »). Cette situation dure souvent très longtemps, prolongeant par là même le tourment des proches de la victime. Dès lors, on ne saurait ramener une disparition à un acte ou événement « instantané » ; l’élément distinctif supplémentaire que constitue le défaut ultérieur d’explications sur ce qu’il est advenu de la personne disparue et sur le lieu où elle se trouve engendre une situation continue. Par conséquent, l’obligation procédurale subsiste potentiellement tant que le sort de la personne concernée n’a pas été éclairci ; l’absence persistante de l’enquête requise sera considérée comme emportant une violation continue (Chypre c. Turquie, précité, § 136). Il en est ainsi même lorsque l’on peut finalement présumer que la victime est décédée. »

960. Cette « présomption de décès » constitue l’élément distinctif décisif entre le phénomène des « disparitions » et les simples détentions irrégulières emportant violation de l’article 5. Dans l’arrêt Timurtaş c. Turquie (no 23531/94, §§ 82 et 83, CEDH 2000-VI), la Cour s’est exprimée ainsi :

« 82. (...) Le point de savoir si l’absence d’explication plausible de la part des autorités relativement au sort d’un détenu, en l’absence de corps, peut également soulever des questions au regard de l’article 2 de la Convention dépend de l’ensemble des circonstances de l’affaire, et notamment de l’existence de preuves circonstancielles suffisantes, fondées sur des éléments matériels, permettant de conclure au niveau de preuve requis que le détenu doit être présumé mort pendant sa détention (arrêts Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 85, CEDH 1999‑IV, et Ertak c. Turquie, no 20764/92, § 131, CEDH 2000-V).

83. à cet égard, le laps de temps écoulé depuis le placement en détention de l’intéressé, bien que non déterminant en soi, est un facteur à prendre en compte. Il convient d’admettre que plus le temps passe sans que l’on ait de nouvelles de la personne détenue, plus il est probable qu’elle est décédée. Ainsi, l’écoulement du temps peut avoir une certaine incidence sur l’importance à accorder à d’autres éléments de preuve circonstanciels avant que l’on puisse conclure que l’intéressé doit être présumé mort. »

961. Par ailleurs, dans l’arrêt Medova c. Russie (no 25385/04, § 90, 15 janvier 2009), la Cour s’est exprimée ainsi :

« 90. (...) [la Cour] est d’avis que l’établissem*nt de la participation de l’État dans la disparition d’une personne n’est pas une condition sine qua non pour établir que celle-ci peut être présumée décédée : dans certaines circonstances, la disparition peut en elle-même être considérée comme potentiellement mortelle (...) »

962. De même, dans le cadre d’affaires portant sur le conflit en Tchétchénie, la Cour a conclu que le fait qu’une personne soit détenue par des militaires non identifiés sans que la détention soit ultérieurement reconnue pouvait être considéré comme potentiellement mortel (Baïssaïeva c. Russie, no 74237/01, § 119, 5 avril 2007, et Beksultanova c. Russie, no 31564/07, § 83, 27 septembre 2011).

963. La Cour renvoie également aux principes généraux relatifs à l’obligation procédurale de mener une enquête effective découlant de l’article 2, qui ont été résumés récemment dans l’arrêt Géorgie c. Russie (II) (précité, § 326).

c) Application en l’espèce des principes susmentionnés

964. Au paragraphe 404 de sa décision sur la recevabilité, la Cour a conclu, sur la base des éléments de preuve alors disponibles, qu’il existait dans l’ensemble un commencement de preuve suffisant de l’existence, pendant la période considérée, de la pratique administrative alléguée de disparitions forcées. Dans ses observations sur le fond de l’affaire, le gouvernement requérant s’appuie principalement sur les informations contenues dans les rapports du HCDH de 2017 et 2018 et dans le document d’information publié par celui-ci en 2021. La lettre adressée le 10 janvier 2023 à l’agent du gouvernement de l’État requérant aux fins de la présente affaire par le parquet ukrainien constitue elle aussi une source d’informations pertinente en l’espèce au sujet des allégations dénonçant des disparitions. Aucun témoignage contenant des informations susceptibles d’entrer en ligne de compte dans l’examen de ces allégations n’a été produit.

965. Renvoyant à l’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, le rapport du HCDH de 2017 (paragraphe 99, A 102) indique que (traduction du greffe) :

« (...) l’on entend par « disparition forcée » l’arrestation, la détention, l’enlèvement ou toute autre forme de privation de liberté par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivi du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve, la soustrayant à la protection de la loi. L’obligation d’empêcher les disparitions forcées est renforcée par l’obligation d’enregistrer les données relatives aux personnes privées de liberté. »

Ce rapport indique aussi que (traduction du greffe) :

« 101. Mars 2014 est le mois qui aura connu le plus grand nombre de disparitions forcées, au moins vingt et une personnes ayant été enlevées en Crimée pendant cette période. Parmi les victimes figuraient des militants pro-ukrainiens et pro-Maïdan, des journalistes, des Tatars de Crimée et des militaires ukrainiens encore en activité ou non. Ils ont été détenus au secret et ont souvent fait l’objet de sévices physiques et psychologiques entre les mains d’individus armés qui auraient appartenu aux forces d’autodéfense de Crimée et à un groupe cosaque. La plupart des victimes ont été libérées après avoir été retenues illégalement, pendant des durées variant de quelques heures à plusieurs jours, et privées de contacts avec leurs proches ou leurs avocats.

102. Le HCDH a relevé dix cas de personnes qui ont été enlevées et sont toujours portées disparues : six Tatars de Crimée, trois personnes d’origine ethnique ukrainienne et un Tatar de Russie – tous de sexe masculin. Sept ont disparu en 2014, deux en 2015 et un en 2016.

103. (...) Au 12 septembre 2017, sur les dix cas de disparitions mentionnés, seul un faisait encore l’objet d’une enquête pénale. Dans six cas, il y avait eu un classem*nt sans suite pour impossibilité d’identifier les suspects et dans trois cas aucune mesure d’instruction n’avait été prise au prétexte que les disparitions n’auraient pas été signalées. »

966. Les passages pertinents du rapport du HCDH de 2018 se lisent ainsi (traduction du greffe) :

« 32. Le HCDH a procédé à une étude des cas individuels de disparition recensés en Crimée du 3 mars 2014 au 30 juin 2018. Il en ressort qu’au moins 42 personnes ont été victimes de disparations forcées, dont quatre pendant la période couverte par le présent rapport (du 13 septembre 2017 au 30 juin 2018). On compte parmi les victimes (38 hommes et quatre femmes) 27 personnes d’origine ethnique ukrainienne, neuf Tatars de Crimée, quatre Tadjiks, une personne d’origine tatare et russe et un Ouzbek. Vingt-sept d’entre elles ont été libérées après avoir été retenues illégalement, pendant des durées variant de quelques heures à deux semaines. Les proches des 12 personnes toujours portées disparues craignent qu’elles ne soient mortes. Deux personnes sont encore détenues, une autre a été retrouvée morte.

33. La majorité de ces disparitions sont survenues en 2014, année où 28 personnes ont été portées disparues. L’implication des « forces d’autodéfense de Crimée » a été évoquée dans la plupart des cas. Deux disparations forcées se sont produites en 2015, trois en 2016, sept en 2017 et deux en 2018. Les victimes de ces disparitions étaient principalement des militants pro-ukrainiens unis dans leur opposition au référendum de mars 2014 et dans leur soutien aux forces armées ukrainiennes stationnées dans la péninsule (22 personnes). Parmi les autres victimes figuraient cinq personnes liées à des groupes de Tatars de Crimée ou à leurs institutions, notamment le Mejlis, quatre journalistes, un militaire ukrainien, un Ukrainien musulman, un prêtre gréco‑catholique, cinq migrants d’Asie centrale et trois personnes sans affiliations connues.

34. Ces disparitions étaient souvent imputables à plusieurs personnes. Ainsi, pour les 42 cas recensés, 76 auteurs ont été identifiés, dont des représentants de formations prorusses et des structures militaires et de sécurité de la Fédération de Russie. Plus précisément, des disparitions ont été attribuées aux membres des « forces d’autodéfense de Crimée » (23), au FSB (23), aux forces armées de la Fédération de Russie (10), à des groupes cosaques (8), à la police de la Fédération de Russie (6), au parti politique « Unité russe » (4) et à l’« armée de libération de la Crimée » (2). Pour les cas recensés au cours de la période concernée, le FSB a été cité comme le responsable le plus fréquent alors qu’au début de l’occupation, c’étaient les « forces d’autodéfense de Crimée » qui étaient généralement désignées comme responsables. Les victimes ont souvent déclaré avoir fait l’objet de violences physiques et de pressions psychologiques au cours de leur détention au secret.

35. Dans aucun des cas recensés les auteurs n’ont été traduits en justice. Sept personnes considérées par le HCDH comme victimes de disparition forcée figurent sur la liste des personnes « portées disparues » tenue par les autorités de la Fédération de Russie. Dans le cas d’au moins dix victimes, les autorités ont soit refusé d’enregistrer l’affaire, soit suspendu l’enquête précédemment ouverte. La stagnation des enquêtes fait douter de leur efficacité ».

967. Dans son document d’information publié en 2021, la HRMMU du HCDH a indiqué que depuis 2014, le HCDH avait recensé 43 personnes disparues en Crimée, parmi lesquelles 11 hommes étaient toujours portés disparus et un homme était maintenu en détention. La grande majorité des disparitions répertoriées par le HCDH se sont produites en 2014 (28), deux autres sont survenues en 2015, quatre en 2016, sept en 2017 et deux en 2018. La première disparition enregistrée a eu lieu le 3 mars 2014, la dernière en date le 23 mai 2018. Trente personnes ont été remises en liberté, sans avoir obtenu réparation. Seules sept des 11 personnes toujours portées disparues figurent sur la liste des personnes disparues tenue par le comité d’investigation de la Fédération de Russie, qui ne fait pas état des quatre autres. La Cour n’a pas été informée des raisons ayant conduit ce comité d’investigation à établir une liste des personnes portées disparues en Crimée. Parmi les auteurs allégués de ces disparitions figurent des groupes de miliciens, tels que les forces d’autodéfense de Crimée et des groupes de Cosaques, des agents du Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie et d’autres services répressifs, notamment la police de Crimée. Ces disparitions forcées n’ont donné lieu à aucune poursuite.

968. Les éléments susmentionnés conduisent la Cour à conclure qu’une trentaine de disparitions se sont produites au cours de la période considérée (courant du 27 février 2014 au 26 août 2015 et relevant donc du champ d’examen temporel de l’affaire). En outre, la Cour sait qu’au cours de la période qui a suivi et s’est terminée en 2018, d’autres disparitions sont survenues. Le nombre total de disparitions recensées entre 2014 et 2018 s’élève à 43.

969. Comme l’ont indiqué plusieurs instances tant internationales que nationales (le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe dans ses rapports de septembre 2014 et avril 2023, le parquet et le représentant du Commissaire aux droits de l’homme de la Verkhovna Rada), le sort de quelque huit personnes (I.A. Dzhepparov, Dz.S. Isliamov, I.A. Bondarets, V.V. Vashchuk, V.V. Chernysh, T.D. Shaimardanov, S.S. Zinedinov et M.R. Arslan) qui ont été enlevées pendant la période considérée mentionnée ci-dessus et le lieu où elles se trouvent demeurent inconnus. Compte tenu du laps de temps qui s’est écoulé depuis l’enlèvement de ces personnes et de l’absence complète de nouvelles fiables de leur sort, celles-ci peuvent être présumées mortes.

970. Toutefois, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu en l’espèce de circonscrire l’examen global du grief tiré de l’existence d’une pratique administrative de disparitions forcées aux seules personnes toujours portées disparues. À cet égard, elle considère que même si la présomption de décès ne s’applique qu’aux personnes en question, les éléments suivants revêtent une importance particulière : le contexte général – caractérisé par un nombre élevé de cas de privations illégales de liberté – et la brièveté relative de la période durant laquelle se sont produits les enlèvements litigieux, le fait que les éléments de preuve disponibles montrent que ces enlèvements ont été perpétrés par des membres des CSDF, de groupes cosaques, des forces armées de la Fédération de Russie ou du Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie (« FSB ») – étant entendu que les agissem*nts de l’un quelconque des auteurs de ces enlèvements engagent la responsabilité de l’État défendeur indépendamment de la question de savoir s’il exerçait un contrôle précis sur leurs politiques et leurs actes (Géorgie c. Russie (II), précité, § 200), le fait que la plupart des victimes étaient des militants pro‑ukrainiens, des journalistes et des Tatars de Crimée ayant en commun d’avoir été considérés comme hostiles aux événements survenus en Crimée à l’époque pertinente, et le fait que ces enlèvements suivaient le même schéma et visaient à intimider et à persécuter ces personnes dans le cadre d’une stratégie d’ensemble déployée par l’État défendeur pour réprimer l’opposition alors en place en Crimée contre « l’occupation » russe. Dans ses plaidoiries, le gouvernement requérant a évoqué certains de ces éléments (paragraphe 952 ci-dessus). Ayant choisi de ne pas se présenter à l’audience, le gouvernement défendeur n’a pas répondu à ces arguments (paragraphe 27 ci-dessus). Eu égard aux éléments susmentionnés, la Cour considère que les enlèvements commis au cours de la période considérée étaient « assez nombreux » pour s’analyser en un ensemble ou en un système (« répétition d’actes »). Ce phénomène revêtait en soi un caractère potentiellement mortel propre à déclencher l’applicabilité de l’article 2 de la Convention en ce qui concerne cette pratique administrative, nonobstant le fait que la majorité des personnes concernées ont été remises en liberté peu après avoir été portées disparues.

971. Par ailleurs, les éléments de preuve montrent invariablement que les autorités de poursuite de l’État défendeur n’ont pas mené d’enquête effective – voire n’ont mené aucune enquête – sur les incidents étayant les allégations crédibles formulées par les organisations internationales concernées (et par la médiatrice russe) faisant état d’une pratique administrative de disparitions forcées. En outre, le gouvernement défendeur n’a fourni à la Cour aucune information à ce sujet et ne lui a pas communiqué copie des dossiers pertinents, qui sont en sa seule possession.

972. Cette réticence des autorités de l’état défendeur à enquêter sur les allégations formulées sur ce terrain et à coopérer avec la Cour pour les besoins de la présente procédure incite également à conclure à l’existence de l’élément de « tolérance officielle » de la pratique administrative qui leur est imputée. En outre, la Cour relève que l’« ensemble ou système » de disparitions forcées dénoncé a perduré pendant plusieurs années après la période considérée.

973. Dans ces conditions, force est à la Cour de conclure que l’existence de la pratique administrative alléguée sur le terrain des volets matériel et procédural de l’article 2 est établie au-delà de tout doute raisonnable. En outre, les éléments de preuve dont la Cour dispose sont suffisants pour démontrer au-delà de tout doute raisonnable que la responsabilité de l’État défendeur est engagée au regard de la Convention.

974. Partant, il y a eu violation de l’article 2 à raison d’une pratique administrative de disparitions forcées et de l’absence d’enquête effective sur les allégations dénonçant pareille pratique.

2. Sur la violation alléguée des articles 3 et 5 de la Convention

975. Le gouvernement requérant dénonce sur le terrain de ces dispositions un ensemble de cas de traitements inhumains et dégradants, de torture et de détentions illégales dont auraient été victimes des personnes considérées comme des opposants à l’« occupation » russe, en particulier des soldats ukrainiens, des personnes d’origine ethnique ukrainienne, des Tatars et des journalistes. Les passages pertinents des articles 3 et 5 de la Convention se lisent ainsi :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 5 § 1

« Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales (...) »

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

976. Le gouvernement requérant soutient qu’il existe des preuves suffisantes de l’existence d’une pratique administrative de traitements inhumains et dégradants, de torture et de privations arbitraires de liberté contraires aux articles 3 et 5 de la Convention, tels qu’interprétés à la lumière des normes pertinentes du DIH. À cet égard, il renvoie à un certain nombre de dispositions de la quatrième Convention de Genève, au Protocole additionnel (I) et à certaines règles du DIH coutumier. Il reconnaît qu’il existe un conflit entre l’article 5 § 1 de la Convention et les dispositions pertinentes du DIH s’agissant des militaires ukrainiens détenus « durant la phase active de l’occupation de la Crimée, en mars 2014 » en ce que les motifs de privation de liberté autorisés par l’article 5 § 1 de la Convention, interprétés à la lumière des dispositions pertinentes du DIH, n’interdisent pas la détention de membres des forces armées d’un territoire militairement « occupé » par un autre État (à cet égard, il renvoie à l’arrêt Hassan, précité, §§ 103-106).

977. Selon le gouvernement requérant, les éléments de preuve qui donnent à penser que les victimes de ces exactions ont été visées en raison de leur affiliation politique perçue ou de leur soutien à l’intégrité territoriale de l’Ukraine ou encore de leur origine ethnique révèlent un ensemble ou un système de violations. En ce qui concerne la « tolérance officielle », il réitère ses arguments exposés ci-dessus (paragraphe 952 ci-dessus) et signale en outre l’intervention de hauts gradés de l’armée russe dans les négociations ayant conduit à la libération de personnes illégalement privées de liberté qui ont été victimes de traitements contraires à l’article 3 de la Convention.

b) Le gouvernement défendeur

978. Dans ses observations, le gouvernement défendeur nie l’existence d’une pratique administrative de mauvais traitements et de détentions illégales en Crimée. Il affirme que les accusations du gouvernement requérant sont vagues et abstraites et qu’elles portent sur des « enlèvements et détentions allégués perpétrés par des inconnus » impropres à prouver l’existence d’une « répétition d’actes ». Il ajoute que certaines des victimes alléguées n’ont pas pu être identifiées et que, lors de leur interrogatoire ultérieur par le comité d’investigation de la Fédération de Russie, d’autres ont nié les allégations formulées. Il avance que rien dans les documents produits par le gouvernement requérant n’indique que l’article 5 de la Convention eût été méconnu, que rien ne donne à penser que les autorités de la Fédération de Russie aient pu être responsables des faits allégués et que la simple détention des personnes concernées ne signifie pas que la privation de liberté qui leur a été imposée eût été contraire aux dispositions de la Convention.

979. En ce qui concerne la « tolérance officielle » dénoncée par le gouvernement requérant, le gouvernement défendeur réitère ses arguments selon lesquels les victimes alléguées n’ont pas dûment épuisé les voies de recours internes disponibles.

980. En outre, le gouvernement défendeur soutient que les actes reprochés à la Fédération de Russie en ce qui concerne R.B. Zeytullayev, R. Vaitov et Yu.(N).V. Primov ne sauraient être qualifiés de privations illégales de liberté ou d’enlèvements. Il avance que les poursuites dirigées contre eux et leur condamnation pour appartenance à l’association Hizb ut-Tahrir, interdite en Russie, visaient à protéger l’ordre public. Il fait valoir que Hizb ut‑Tahrir est reconnue comme une organisation terroriste au motif qu’elle s’est donné pour objectif de renverser les gouvernements non islamiques et à imposer partout dans le monde les règles de l’Islam en réinstaurant le « califat islamique mondial ». Il signale que cette organisation est interdite non seulement dans la Fédération de Russie mais aussi en Allemagne, au Kazakhstan, en Turquie, au Pakistan, au Tadjikistan, au Kirghizistan, en Ouzbékistan, ainsi que dans tous les pays arabes à l’exception des émirats arabes unis, du Liban, du Yémen, ainsi que dans la plupart des états musulmans.

2. Appréciation de la Cour

a) Le droit international humanitaire pertinent

981. Les dispositions du DIH pertinentes au regard de ces allégations figurent dans les articles 27, 32, 33 § 1, 34, 42 § 1, 43 et 78 §§ 1 et 2 de la quatrième Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, dans l’article 75 du Protocole additionnel (I) relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux et dans les règles du droit international coutumier consacrées par les règles 87 et 99 de l’étude du CICR sur le droit international humanitaire coutumier (A 57 et 58).

982. Eu égard aux griefs soulevés en l’espèce, il n’y a pas de conflit entre l’article 3 de la Convention et le DIH, qui dispose, de manière générale, que les prisonniers doivent être traités avec humanité.

983. En revanche, comme la Cour l’a relevé dans l’arrêt Hassan (précité), il peut y avoir un conflit entre l’article 5 de la Convention et le DIH :

« 97. (...). La Cour considère par ailleurs que les arrestations conduites en temps de paix et les arrestations de combattants au cours d’un conflit armé présentent d’importantes différences quant à leur contexte et à leur finalité. Elle estime qu’une détention décidée en vertu des pouvoirs conférés par les troisième et quatrième Conventions de Genève ne correspond à aucune des catégories énumérées aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1. Si l’alinéa c) peut sembler à première vue être la disposition la plus pertinente, il n’y a pas forcément de corrélation entre, d’une part, les raisons de sécurité justifiant l’internement et, d’autre part, les raisons plausibles de penser qu’une infraction a été commise ou le risque de perpétration d’une infraction pénale. Pour ce qui est des combattants détenus en tant que prisonniers de guerre, la Cour ne peut guère considérer que leur détention tombe sous le coup de l’article 5 § 1 c) car ils bénéficient des privilèges attachés au statut de combattant, ce qui leur permet de participer aux hostilités sans encourir de sanctions pénales.

98. En outre, l’article 5 § 2 exige que tout détenu soit promptement informé des raisons de son arrestation, et l’article 5 § 4 que tout détenu ait le droit d’introduire un recours devant un tribunal afin que celui-ci statue à bref délai sur la légalité de sa détention. (...) ».

984. Toutefois, la situation sous examen se distingue de celle qui était en cause dans l’affaire Hassan en ce que le gouvernement défendeur n’a pas invoqué en l’espèce l’applicabilité du DIH. Comme le précise l’extrait de l’arrêt Hassan (précité, § 107) reproduit au paragraphe 913 ci-dessus, « les dispositions de l’article 5 ne seront interprétées et appliquées à la lumière des règles pertinentes du droit international humanitaire que si l’État défendeur le demande expressément ».

b) Principes généraux relatifs aux articles 3 et 5 de la Convention

985. Les passages de l’arrêt El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine ([GC], no 39630/09, CEDH 2012) pertinents au regard des articles 3 et 5 de la Convention, et récemment repris dans l’arrêt Géorgie c. Russie (II) (précité, §§ 240 et 241), se lisent ainsi :

« 240. (...) l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques. La prohibition de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants est absolue, quels que soient les circonstances et les agissem*nts de la victime (voir, par exemple, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000-IV). Un mauvais traitement doit atteindre un seuil minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses conséquences physiques ou mentales ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, parmi d’autres précédents, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 162, série A no 25).

Un mauvais traitement qui atteint un tel seuil minimum de gravité implique en général des lésions corporelles ou de vives souffrances physiques ou mentales. Toutefois, même en l’absence de sévices de ce type, dès lors que le traitement humilie ou avilit un individu, témoignant d’un manque de respect pour sa dignité humaine ou la diminuant, ou qu’il suscite chez l’intéressé des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique, il peut être qualifié de dégradant et tomber ainsi également sous le coup de l’interdiction énoncée à l’article 3 (voir, parmi d’autres précédents, Vasyukov c. Russie, no 2974/05, § 59, 5 avril 2011).

Pour ce qui est des mesures privatives de liberté, la Cour a toujours souligné que, pour relever de l’article 3, la souffrance et l’humiliation infligées doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement la privation de liberté. L’État doit s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 92-94, CEDH 2000‑XI ; et Popov c. Russie, no 26853/04, § 208, 13 juillet 2006).

Lorsqu’on évalue les conditions de détention, il y a lieu de tenir compte de leurs effets cumulatifs ainsi que des allégations spécifiques du requérant (Dougoz c. Grèce, no 40907/98, § 46, CEDH 2001‑II). La durée de détention d’une personne dans des conditions particulières doit elle aussi être prise en considération (voir, parmi d’autres précédents, Alver c. Estonie, no 64812/01, § 50, 8 novembre 2005).

241. La Cour note d’emblée l’importance fondamentale des garanties figurant à l’article 5 pour assurer aux individus dans une démocratie le droit à ne pas être soumis à des détentions arbitraires par les autorités. C’est pour cette raison qu’elle ne cesse de souligner dans sa jurisprudence que toute privation de liberté doit observer les normes de fond comme de procédure de la législation nationale mais également se conformer au but même de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (Chahal [c. Royaume‑Uni, 15 novembre 1996], § 118 [Recueil 1996-V], précité). Atteste de l’importance de la protection accordée à l’individu contre l’arbitraire le fait que l’article 5 § 1 dresse la liste exhaustive des circonstances dans lesquelles un individu peut être légalement privé de sa liberté, étant bien entendu que ces circonstances appellent une interprétation étroite puisqu’il s’agit d’exceptions à une garantie fondamentale de la liberté individuelle (Quinn c. France, 22 mars 1995, § 42, série A no 311). »

c) Application en l’espèce des principes susmentionnés

986. La Cour relève que le rapport du HCDH de 2017 fait état de « graves et nombreuses violations [des droits de l’homme] » « telles que des arrestations et détentions arbitraires (...) des cas de mauvais traitements et de torture » parfois assortis de « violence sexuelle. Les victimes ont été détenues au secret, attachées, les yeux bandés ; elles ont été battues, forcées à se dénuder, se sont vu infliger des décharges électriques au moyen de fils reliés à leurs parties génitales, et ont été menacées de viol avec un fer à souder et un bâton ». Ces violations ont été commises par « des membres des forces d’autodéfense de Crimée et divers groupes cosaques » « pendant les trois semaines consécutives au renversem*nt des autorités ukrainiennes en Crimée » et par « des représentants du Service de sécurité criméen du FSB et de la police » « après l’occupation temporaire de la Crimée, à partir du 18 mars 2014 ». Ce rapport précise que « la plupart [des faits se rapportant aux multiples allégations recensées de violations du droit à la liberté] se seraient produits en 2014 », ce dont l’État défendeur n’a pas rendu compte. Le HCDH indique en outre qu’« en mars 2014 (...) au moins 21 personnes » ont été détenues au secret et que « les multiples allégations recensées de violations du droit à la liberté (...) imputées à des agents des autorités de la Fédération de Russie (...) ont généralement duré de plusieurs heures à plusieurs jours, dépassant les délais légaux de détention provisoire et méconnaissant les exigences procédurales, telles que l’établissem*nt d’un procès-verbal d’arrestation. Nombre des victimes étaient des journalistes (...) des membres de la communauté des Tatars de Crimée (...) ». Parmi les victimes figuraient des militants pro-ukrainiens et pro-Maïdan, des journalistes, des Tatars de Crimée et des militaires ukrainiens encore en activité ou non (paragraphes 11 et 85-101 du rapport du HCDH de 2017). Le nombre important des enlèvements constitue un autre élément pertinent à cet égard.

987. Des constats similaires ont été dressés par d’autres organisations intergouvernementales, telles que les comités compétents de l’ONU (paragraphes A 62), le Commissaire dans son rapport de 2014 (paragraphes 30 et 34 du rapport du Commissaire), le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’OSCE (BIDDH) et du Haut‑Commissariat de l’OSCE pour les minorités nationales (HCMN) dans leur rapport de 2014 (paragraphes 120 et 132 de ce rapport, qui mentionnent un « ensemble troublant de violations [des droits de l’homme] », A 73 et 107) ainsi que par des ONG (voir le rapport de l’IPHR de 2016, §§ 114-119) et le rapport de 2017 de l’Union ukrainienne Helsinki pour les droits de l’homme et autres, A 117 et 124).

988. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter, au stade de l’examen au fond, des conclusions auxquelles elle est parvenue dans sa décision sur la recevabilité quant à la valeur probante des informations contenues dans le rapport du HCDH de 2017 et dans le rapport de Human Rights Watch (paragraphes 381 et 385-390 de la décision sur la recevabilité). Elle n’aperçoit aucun élément de nature à jeter le doute sur les comptes rendus factuels objectifs contenus dans les rapports des OIG, qui revêtent un poids significatif. En outre, les nombreux signalements de violations alléguées de la Convention constituent en eux-mêmes des éléments à prendre en compte aux fins de l’appréciation globale des preuves. Toutefois, la Cour rappelle qu’elle tirera ses propres conclusions des faits objectifs rapportés par ces organisations, à l’aune du critère de preuve applicable en vertu de la Convention, au lieu de faire siennes les conclusions auxquelles celles-ci sont parvenues (Ukraine et Pays-Bas c. Russie, décision précitée, § 462).

989. La Cour relève que les déclarations des témoins et des victimes (journalistes, militants pro-ukrainiens et militaires ukrainiens) au sujet des enlèvements, des détentions et des mauvais traitements apparaissent a priori véridiques et dignes de foi et concordent avec les informations contenues dans les rapports susmentionnés. Les détails des faits que les victimes alléguées et les OIG ont exposés en ce qui concerne ce grief présentent un degré de concordance important. De nombreuses victimes présumées ont fourni des informations de première main sur leur enlèvement par les « forces d’autodéfense de Crimée » (ou de la « Berkout » et des agents du FSB) et sur les mauvais traitements qui leur ont été infligés. Certaines d’entre elles ont confirmé avoir été placées sous la surveillance de soldats russes et d’« hommes en vert » dont l’uniforme arborait le drapeau russe. Elles ont dit avoir été remises en liberté par des « militaires armés », des soldats russes et des agents du FSB. Les témoins dont les déclarations portent sur les enlèvements et mauvais traitements subis par d’autres personnes ont livré des récits similaires (A 331, 355, 356, 367, 374, 377, 384, 387-991, 393-397, 400‑403, 408-410, 413, 416, 417, 423-427, 429 et 430, 433, 437 et 438, 440‑442, 444). Le document établi par les autorités de poursuite ukrainiennes (la lettre du parquet ukrainien du 10 janvier 2023), qui portait sur des enquêtes (ou des procès) alors en cours visant des auteurs présumés (dont certains ont été identifiés comme appartenant aux CSDF ou à une autorité répressive illégale) soupçonnés de s’être livrés à maintes reprises à des enlèvements, à des détentions illégales et à des mauvais traitements contre des personnes nommément désignées, possède également une valeur probante certaine. En outre, il atteste que « de nombreuses personnes » (près de 80), pour beaucoup des Tatars de Crimée, ont été détenues (A 154-170 et 182).

990. Pour sa part, le gouvernement défendeur se borne à réitérer l’argument qu’il avait avancé au stade de l’examen de la recevabilité (paragraphe 369 de la décision sur la recevabilité), selon lequel les allégations du gouvernement requérant relatives à l’existence d’une pratique administrative sont vagues et imprécises, sans s’exprimer davantage sur le fond des griefs reposant sur l’article 3. En ce qui concerne les allégations formulées sur le terrain de l’article 5, il admet la réalité d’un certain nombre d’enlèvements et reconnaît que certaines personnes ont été « interpellées en vue d’une brève conversation » (paragraphe 202 ci-dessus), ce qui montre que les autorités de l’État défendeur étaient informées de ces faits, quels qu’en fussent les auteurs. En outre, aucun des dossiers concernant ces agissem*nts – notamment les registres de détention des trois individus nommément désignés condamnés pour terrorisme en raison de leur appartenance à l’association Hizb ut-Tahrir, illégale selon le droit russe mais non selon le droit ukrainien – n’a été communiqué par le gouvernement défendeur, alors pourtant qu’ils se trouvent en sa possession exclusive. Par ailleurs, le gouvernement défendeur ne soulève aucun argument nouveau ou autre moyen susceptible de remettre en cause la crédibilité des éléments de preuve invoqués par le gouvernement requérant.

991. Dans ces conditions, la Cour n’est pas en mesure d’apprécier la légalité de certains cas spécifiques de privation de liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Le gouvernement défendeur n’a pas non plus invoqué les exceptions prévues par les dispositions pertinentes du Règlement de La Haye et de la quatrième Convention de Genève (paragraphes 938 et 939 ci‑dessus) autorisant une application limitée de la « législation pénale de la puissance occupante » en vertu du DIH. En l’absence de pièce pertinente, la Cour ne saurait spéculer sur la question de savoir si – et, le cas échéant, dans quelle mesure – le recours à la législation pénale russe était ou non justifié au regard des dispositions pertinentes du DIH dans les circonstances de l’espèce. Elle juge approprié de tirer les conséquences nécessaires de l’absence de réponse du gouvernement défendeur aux arguments et éléments de preuve qui lui ont été opposés.

992. Au vu de ce qui précède, la Cour estime disposer de preuves suffisantes pour pouvoir conclure au-delà de tout doute raisonnable qu’il y a eu, au cours de la période considérée, une accumulation de violations de l’article 5 ou 3 de nature identique ou analogue, assez nombreuses et liées entre elles pour former un ensemble ou système de mauvais traitements et de détentions illégales.

993. En outre, il ressort des éléments de preuve disponibles que les agissem*nts dénoncés ont été directement commis par des membres des forces d’autodéfense de Crimée, de groupes cosaques, du Service de sécurité criméen du Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie (FSB), de la police ou de l’armée russe, ou que ceux-ci en avaient connaissance.

994. S’agissant de l’élément de « tolérance officielle » – défini au paragraphe 948 ci-dessus – caractérisant la pratique administrative alléguée, la Cour renvoie aux conclusions auxquelles elle est parvenue dans sa décision sur la recevabilité – certes sur le terrain de l’article 2 – qui s’appliquent également aux allégations ici en cause (paragraphes 402, 403, 417 et 418 de ladite décision) :

« 402. Quant à l’élément « tolérance officielle » d’une pratique administrative, la Cour rappelle que son existence peut être constatée à deux niveaux différents : celui des supérieurs directs des personnes immédiatement responsables des faits en question ou celui des autorités supérieures qui avaient ou auraient dû avoir connaissance des faits dénoncés (paragraphe 261 ci-dessus). Dans les deux cas de figure, il faut établir que les supérieurs directs des personnes immédiatement responsables ou les autorités supérieures de l’État avaient connaissance d’une telle pratique.

(...) Compte tenu en particulier de ce que les faits dénoncés à cet égard, tels qu’allégués par le gouvernement requérant et relevés dans les rapports des OIG, auraient été perpétrés par des membres des CSDF (et d’un groupe de Cosaques), la Cour prend note de la déclaration publique du président Poutine selon laquelle « les militaires russes ont effectivement soutenu les forces d’autodéfense criméennes » (paragraphe 332 ci-dessus). D’autres éléments vont dans le même sens : l’allégation non contestée selon laquelle en avril 2014 les membres des CSDF s’étaient vu décerner par le ministère de la Défense de la Fédération de Russie une médaille « Pour le retour de la Crimée » et l’allégation selon laquelle le Parlement de Crimée avait « adopté une proposition de « légalisation » de ces forces au moyen d’une loi (...) » (paragraphe 36 du rapport du Commissaire, paragraphe 228 ci-dessus). Ces éléments semblent avoir conduit le HCDH à conclure que les membres des CSDF « [avaient] été reconnus comme étant des agents de l’État » (paragraphe 89 du rapport du HCDH de 2017, paragraphe 227 ci-dessus).

403. Les conclusions du rapport du HCDH de 2017 faisant état d’une incapacité de la justice russe à traiter les allégations concernant des disparitions (...) permettent également de tirer des déductions satisfaisant au critère applicable du commencement de preuve quant à l’existence d’une « tolérance officielle » de la part de l’État défendeur.

(...)

417. Quant à l’élément « tolérance officielle » d’une pratique administrative, la Cour renvoie aux considérations exposées au paragraphe 402 ci-dessus, lesquelles valent pour les allégations formulées en ce qui concerne ce grief pour autant qu’elles se rapportent aux membres des CSDF et aux auteurs allégués autres que les forces militaires russes elles-mêmes, ainsi qu’aux arguments tirés d’une tolérance officielle au niveau des autorités supérieures (paragraphe 403 ci-dessus). Dans ce même sens, il y a lieu de noter aussi l’allégation non contestée selon laquelle le ministère de la Défense de la Fédération de Russie a négocié la libération d’otages détenus par les CSDF.

418. S’agissant des faits dont les militaires russes seraient eux-mêmes les auteurs, les éléments du dossier sont suffisants, à ce stade de la procédure, pour convaincre la Cour que la « tolérance officielle » au niveau des supérieurs directs est établie à l’aune du critère approprié. »

995. La Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter de cette approche à ce stade de la procédure qui, bien entendu, requiert un critère de preuve plus strict que le commencement de preuve applicable au stade de l’examen de la recevabilité (paragraphe 12 ci-dessus). Suivant cette approche, la Cour estime que les preuves disponibles sont suffisantes pour lui permettre de conclure, au-delà de tout doute raisonnable, que l’existence de l’élément de « tolérance officielle » de la pratique administrative alléguée sur ce terrain est établie. Le fait que le gouvernement défendeur soit resté en défaut d’avancer des arguments convaincants et, comme la Cour l’a relevé ci-dessus, de répliquer comme il aurait dû le faire aux griefs formulés sous cet angle, corrobore cette conclusion. La Cour juge approprié de tirer de ce manquement les conséquences qui s’imposent (paragraphe 846 ci-dessus).

996. Compte tenu des conclusions auxquelles la Cour est parvenue quant à la juridiction de l’État défendeur sur la Crimée sous l’angle de l’article 1 de la Convention, force lui est de constater que cet État est également responsable des actes perpétrés par des auteurs autres que les membres de son armée, sans qu’il soit nécessaire d’apporter la preuve d’un « contrôle précis » pour chacun de leurs agissem*nts (Géorgie c. Russie (II), précité, § 248).

997. Eu égard à tous ces éléments, la Cour conclut à l’existence d’une pratique administrative contraire à l’article 3 de la Convention à raison des traitements infligés à des soldats ukrainiens, des personnes d’origine ethnique ukrainienne, des Tatars et des journalistes, qui ont causé à ceux‑ci d’indéniables souffrances psychiques et physiques.

998. En outre, la Cour conclut à l’existence d’une pratique administrative contraire à l’article 5 de la Convention à raison des détentions dont ces catégories de personnes ont été victimes au cours de la période considérée. Par ailleurs, eu égard aux constats auxquels elle est parvenue ci-dessus au sujet de la « légalité » des mesures litigieuses (paragraphes 944 et 946 ci‑dessus), elle observe que la pratique dénoncée par le gouvernement requérant sur ce terrain a été mise en œuvre en application du droit russe et ne saurait donc en aucun cas passer pour « légale » au sens de la Convention.

999. Partant, il y a eu violation des articles 3 et 5 de la Convention.

3. Sur la violation alléguée de l’article 6 de la Convention

1000. Le grief que le gouvernement requérant formule sous l’angle de l’article 6 de la Convention, tel qu’il se trouve délimité dans la décision sur la recevabilité (Ukraine c. Russie (Crimée), précitée, §§ 420 et 424), porte sur l’allégation selon laquelle le système judiciaire mis en place en Crimée à partir du 27 février 2014 ne saurait passer pour « établi par la loi » au sens de l’article 6 de la Convention. Les passages pertinents de cette disposition se lisent ainsi :

Article 6 § 1

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

1001. Le gouvernement requérant renvoie aux articles 64, 67 et 70 de la section III de la quatrième Convention de Genève, qu’il estime pertinents pour la question de l’administration de la justice dans un territoire occupé. Il considère que c’est à l’aune de ces dispositions que la Cour doit trancher la question du « droit interne » applicable aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention. Il avance qu’en vertu du DIH, toutes les juridictions appelées à connaître d’affaires pénales sur le territoire de la Crimée doivent être établies conformément au droit ukrainien et continuer à appliquer la législation ukrainienne. Selon lui, le gouvernement défendeur n’a pas démontré que l’application du droit russe fût justifiée au regard du DIH.

1002. Le gouvernement requérant en déduit que « depuis le 24 mars 2014, les juridictions de Crimée ne sont plus des tribunaux « établis par la loi » ». Dans ses observations complémentaires, il avance que « depuis l’époque pertinente, la nomination des « juges » appartenant au « système judiciaire » local mis en place par la Fédération de Russie dans la Crimée occupée et « la justice qui y est rendue » sont dépourvues des garanties essentielles que constituent l’indépendance et l’impartialité, et que ces « juridictions » ont été instituées en violation du droit interne applicable et du droit international, de sorte qu’elles ne sauraient passer pour des tribunaux établis par la loi ». Il soutient qu’en administrant ce système illégal, la Fédération de Russie a présidé à des violations systématiques et continues de son obligation de garantir le droit de la population criméenne à bénéficier d’un procès équitable par un tribunal établi par la loi, tel que garanti par l’article 6 § 1 interprété en harmonie avec les dispositions pertinentes du DIH, et que le caractère réglementaire de pareille pratique atteste de la tolérance officielle dont la preuve est requise.

b) Le gouvernement défendeur

1003. Dans ses observations, le gouvernement défendeur indique que la mise en place et le fonctionnement du système judiciaire criméen sont régis par les dispositions du « Traité d’intégration » et de la loi constitutionnelle fédérale no 6-FKZ, de la Constitution et de la législation pertinente de la Fédération de Russie. Il affirme qu’avant l’intégration de la Crimée à la Fédération de Russie, les juridictions instituées en vertu de la législation ukrainienne exerçaient leurs fonctions en Crimée et dans la « ville fédérale de Sébastopol ».

1004. Le gouvernement défendeur renvoie aux dispositions de l’article 23 de la loi constitutionnelle fédérale, ainsi libellées :

« [l]es actes législatifs et réglementaires de la Fédération de Russie sont applicables en (Crimée) à compter du jour de l’intégration de la Crimée à la Fédération de Russie, sauf disposition contraire de la loi constitutionnelle fédérale. Les actes réglementaires pris par la République autonome de Crimée ou la ville de Sébastopol, la République de Crimée ou la ville à statut spécial de Sébastopol sont respectivement applicables dans les territoires de la République de Crimée et dans la ville fédérale de Sébastopol jusqu’à la fin de la période transitoire ou l’adoption d’actes réglementaires appropriés par la Fédération de Russie, la République de Crimée ou la ville fédérale de Sébastopol. Les actes réglementaires pris par la République autonome de Crimée ou la ville de Sébastopol, la République de Crimée ou la ville à statut spécial de Sébastopol qui sont contraires à la Constitution de la Fédération de Russie sont inapplicables. En conséquence, au cours de la période transitoire [qui, en vertu du « Traité d’intégration» et de la loi constitutionnelle fédérale no 6-FKZ, court de la date d’intégration de la Crimée à la Fédération de Russie au 1er janvier 2015], la justice sera rendue au nom de la Fédération de Russie dans les territoires de la République de Crimée et la ville de Sébastopol par les tribunaux déjà en exercice institués conformément à la législation ukrainienne, notamment les tribunaux des affaires économiques de la République de Crimée et de la ville de Sébastopol et la cour d’appel des affaires économiques de Sébastopol (...) Les décisions et peines prononcées par ces tribunaux relèveront en dernier ressort des cours d’appel déjà en exercice, à la date de l’intégration de la République de Crimée et de la création de nouveaux sujets de la Fédération de Russie, dans les territoires de la République de Crimée et la ville fédérale de Sébastopol, ainsi que de la Cour suprême de la Fédération de Russie. »

1005. Le gouvernement défendeur affirme qu’au cours de la période transitoire, un certain nombre de textes législatifs ont été adoptés « en temps utile » pour assurer « la mise en place du système judiciaire de la République de Crimée et de la ville fédérale de Sébastopol conformément à la législation de la Fédération de Russie » et « garantir la continuité de l’administration de la justice dans ce[s] territoire[s] ». Il mentionne notamment un certain nombre de lois constitutionnelles fédérales adoptées le 23 juin 2014 pour instituer les bases juridiques de la création de tribunaux fédéraux en Crimée, de leur compétence territoriale et de leurs règles de procédure. Il se réfère également à d’autres lois fédérales de la Fédération de Russie régissant la procédure et les conditions de nomination des juges (précisant, à ce dernier égard, qu’il est fait application des conditions générales fixées par la loi de 1992 sur le statut des juges de la Fédération de Russie). Il indique que les juges en exercice à la date de l’intégration de la Crimée à la Fédération de Russie étaient prioritaires pour être nommés dans les tribunaux de la Fédération de Russie institués dans ces territoires à condition d’avoir la nationalité russe et de satisfaire aux autres critères de nomination aux fonctions de magistrat. Il signale qu’au cours de la période transitoire et avant la mise en place des tribunaux de la Fédération de Russie, la justice a été rendue exclusivement par des juges ou des « personnes remplaçant les juges dans ces tribunaux » qui avaient la nationalité russe, et qu’à cette fin, des « mesures immédiates avaient été prises pour accorder la nationalité de la Fédération de Russie aux juges qui ne la possédaient pas au 21 mars 2014 ». Il précise que la nomination des juges dans ces tribunaux a été effectuée par la Haute Commission de qualification des juges de la Fédération de Russie.

1006. Le gouvernement défendeur indique qu’à partir de novembre 2014, les juges des tribunaux fédéraux ont été nommés par le Président de la Fédération de Russie, comme le prévoit la législation russe. Il affirme que la nomination de ces juges et la création du système judiciaire de la « République de Crimée » et de la « ville fédérale de Sébastopol » ont été conduites en pleine conformité avec la législation russe, et il ajoute que l’assemblée plénière de la Cour suprême de la Fédération de Russie a fixé au 26 décembre 2014 la date de début d’activité des juridictions fédérales de la Fédération de Russie nouvellement créées en Crimée.

1007. Au vu de ce qui précède, le gouvernement défendeur estime que l’extension de la législation de la Fédération de Russie au territoire de la « République de Crimée » et la création des juridictions susmentionnées en Crimée « sur la base de [cette] législation » est pleinement conforme à l’article 6 § 1 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

a) Le droit international humanitaire pertinent

1008. Les dispositions pertinentes de la quatrième Convention de Genève du 12 août 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (autres que l’article 64 de cet instrument, reproduit au paragraphe 936 ci-dessus) se lisent ainsi (A 45 et 46) :

IV. Dispositions applicables

Article 67

« Les tribunaux ne pourront appliquer que les dispositions légales antérieures à l’infraction et conformes aux principes généraux du droit, notamment en ce qui concerne le principe de la proportionnalité des peines. Ils devront prendre en considération le fait que le prévenu n’est pas un ressortissant de la Puissance occupante. »

Article 70

« Les personnes protégées ne pourront pas être arrêtées, poursuivies ou condamnées par la Puissance occupante pour des actes commis ou pour des opinions exprimées avant l’occupation ou pendant une interruption temporaire de celle-ci sous réserve des infractions aux lois et coutumes de la guerre.

Les ressortissants de la Puissance occupante qui, avant le début du conflit, auraient cherché refuge sur le territoire occupé ne pourront être arrêtés, poursuivis, condamnés ou déportés hors du territoire occupé, que pour des infractions commises depuis le début des hostilités ou pour des délits de droit commun commis avant le début des hostilités qui, selon le droit de l’état dont le territoire est occupé, auraient justifié l’extradition en temps de paix. »

1009. Eu égard aux griefs soulevés en l’espèce, il n’y a pas de conflit entre l’article 6 de la Convention et les règles susmentionnées du DIH ou l’article 23 h) du Règlement de La Haye (cité au paragraphe 935 ci-dessus).

b) Sur le fond des griefs tirés de l’article 6 de la Convention

1010. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante relative à l’article 6 de la Convention, l’expression « établi par la loi » concerne non seulement la base légale de l’existence même du « tribunal », mais encore le respect par celui-ci des règles particulières qui le régissent et la composition du siège dans chaque affaire (Guðmundur Andri Ástráðsson ([GC], no 26374/18, §§ 223 et 229, 1er décembre 2020). En conséquence, si au regard du droit interne un tribunal n’est pas compétent pour juger un accusé, il n’est pas « établi par la loi » au sens de l’article 6 § 1. En outre, la méconnaissance par un tribunal des dispositions légales internes sur l’établissem*nt et la compétence des organes judiciaires emporte violation de l’article 6 § 1 (Jorgic c. Allemagne, no 74613/01, §§ 64 et 65, CEDH 2007-III).

1011. En l’espèce, la Cour est appelée à se prononcer sur la question de savoir si les juridictions en place en Crimée pendant la période considérée pouvaient passer pour des tribunaux « établis par la loi ». Comme indiqué ci‑dessus, le point décisif à cet égard consiste à savoir si le droit interne au regard duquel il convient de trancher cette question est celui de l’Ukraine ou celui de la Fédération de Russie.

1012. Le gouvernement défendeur indique qu’avant l’« intégration de la Crimée à la Fédération de Russie », les juridictions préexistantes instituées en vertu de la législation ukrainienne ont continué à exercer leurs fonctions en Crimée (paragraphe 1003 ci-dessus), ce que le gouvernement requérant ne conteste pas. Aucune des parties n’a précisé si les juridictions en question ont continué à appliquer le droit matériel et procédural de l’Ukraine au cours de cette période (allant du 27 février au 21 mars 2014). En revanche, il ne prête pas à controverse entre les parties qu’après « l’intégration de la Crimée » à la Fédération de Russie comme sujet de celle-ci au regard du droit russe, le système judiciaire criméen a commencé à s’aligner sur celui de la Fédération de Russie et à s’y intégrer. Comme l’affirme le gouvernement défendeur et comme l’indique l’article 9 § 1 du « Traité d’intégration », les juridictions criméennes appliquent le droit russe depuis cette époque (ainsi que les dispositions du droit local qui ne sont pas contraires à la Constitution ou à la législation de la Fédération de Russie) (paragraphe 423 de la décision sur la recevabilité et paragraphe 1004 ci-dessus). Pour sa part, le gouvernement requérant soutient que « depuis le 24 mars 2014, les juridictions de Crimée ne sont plus des tribunaux « établis par la loi » » (paragraphe 1008 ci-dessus). La déposition – non contestée par le gouvernement défendeur – de A. Kushnova, qui était à l’époque des faits juge au tribunal administratif de district de Simferopol, va dans le même sens (A 419-421).

1013. Dans ces conditions, la Cour ne peut établir au-delà de tout doute raisonnable que le système judiciaire en place en Crimée avant l’application du « Traité d’intégration » signé le 18 mars 2014 et ratifié par la Douma d’État russe le 21 mars 2014 n’était pas fondé sur le droit ukrainien et qu’il ne pouvait donc passer pour « établi par la loi ».

1014. En ce qui concerne la « légalité » du système judiciaire à l’œuvre en Crimée après le « Traité d’intégration », la Cour relève que l’intégration du système judiciaire criméen à celui de la Fédération de Russie a été graduelle et a connu une période transitoire (entre l’intégration de la Crimée à la Fédération de Russie au regard du droit russe et le 1er janvier 2015) pendant laquelle les juridictions préexistantes établies en vertu du droit ukrainien ont continué de fonctionner en Crimée tout en rendant la justice « au nom de la Fédération de Russie ». Durant cette période transitoire, la Cour suprême de la Fédération de Russie était compétente pour connaître en dernier ressort des affaires tranchées par les tribunaux criméens. Au cours de cette période, le système judiciaire criméen se caractérisait également par le fait que seuls les juges en exercice ou « les personnes remplaçant les juges dans ces tribunaux » qui possédaient la nationalité russe (paragraphe 1005 ci‑dessus) pouvaient siéger dans les affaires qui leur étaient attribuées.

1015. Au cours de cette période transitoire, la Fédération de Russie a adopté un certain nombre de textes législatifs qui ont permis « la mise en place du système judiciaire de la République de Crimée et de la ville fédérale de Sébastopol conformément à la législation de la Fédération de Russie ». Ces textes régissaient la compétence territoriale des tribunaux ainsi que leurs règles de procédure et fixaient la procédure et les conditions de nomination aux fonctions de magistrat. Les juges étaient nommés par la Haute Commission de qualification des juges de la Fédération de Russie. En novembre 2014 (selon le gouvernement défendeur) ou le 19 décembre 2014 (selon le gouvernement requérant), le Président de la Fédération de Russie a pris des décrets de nomination de juges aux juridictions fédérales criméennes. L’assemblée plénière de la Cour suprême de la Fédération de Russie a fixé au 26 décembre 2014 la date de début d’activité des juridictions fédérales de la Fédération de Russie nouvellement créées en Crimée.

1016. Dans ces conditions, force est à la Cour de constater que depuis l’intégration de la Crimée à la Fédération de Russie au regard du droit russe, le système judiciaire criméen fonctionne en appliquant le droit russe, tant matériel que procédural. Le fait que certains juges en exercice qui possédaient la nationalité russe soient demeurés en fonction pendant la période transitoire n’y change rien, car ils ont appliqué le droit russe et rendu la justice « au nom de la Fédération de Russie ». En outre, au cours de cette période, la Cour suprême de la Fédération de Russie était compétente pour statuer en dernier ressort sur les affaires tranchées par ces juridictions. Par la suite, des « juridictions fédérales » ont été créées en Crimée et des juges y ont été nommés sur le fondement du droit russe.

1017. Comme indiqué ci-dessus, les règles pertinentes du DIH disposent clairement que la législation en vigueur avant l’occupation doit continuer à s’appliquer sur le territoire sur lequel un autre État exerce un « contrôle effectif », à moins que l’une des exceptions qui y sont prévues ne trouve à s’appliquer. Il s’ensuit en l’espèce que, conformément au Commentaire (paragraphe 940 ci-dessus), les juridictions criméennes étaient tenues d’appliquer « l’ensemble du droit (droit civil et droit pénal) » ukrainien au lieu d’y substituer la législation russe, sauf en cas de « nécessité ». Or il est clair, au vu des éléments de preuve dont dispose la Cour, que « les juges ont appliqué les dispositions du droit pénal de la Fédération de Russie à toutes sortes d’assemblées, de discours et d’activités pacifiques et, dans certains cas, de façon rétroactive à des faits antérieurs à l’occupation temporaire de la Crimée ou survenus hors de la péninsule, en Ukraine continentale » (voir le paragraphe 10 et les autres passages pertinents du rapport du HCDH de 2017). L’application pleine et entière du droit russe a été mentionnée par les deux parties.

1018. La Cour souligne que le raisonnement général relatif à la question de la « légalité » sur le terrain de la Convention exposé aux paragraphes 943‑945 ci-dessus vaut également pour les questions qui se posent sous cet angle. Elle relève en particulier que le gouvernement défendeur n’a pas renvoyé au DIH et ne s’est explicitement prévalu d’aucune des exceptions qu’il prévoit. Si le gouvernement défendeur a mentionné les lois et les autres actes juridiques sur le fondement desquels le système judiciaire criméen a été intégré au système judiciaire russe après l’intégration de la Crimée à la Fédération de Russie en tant que sujet de celle-ci au regard du droit russe, il n’a pas expliqué pourquoi il aurait été nécessaire de remplacer l’intégralité du système juridique et judiciaire ukrainien préexistant par celui de la Fédération de Russie.

1019. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le système judiciaire en activité en Crimée après le « Traité d’intégration » ne saurait passer pour « établi par la loi » au sens de l’article 6 de la Convention. Le HCDH a lui aussi relevé que la substitution de la législation fédérale de la Fédération de Russie au droit ukrainien était « contraire au DIH » (paragraphes 7 et 220 du rapport du HCDH de 2017, cités en A 102). Compte tenu de la large portée de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », qui couvre la base légale de l’existence même d’un « tribunal », le respect par celui-ci des règles particulières qui le régissent et sa composition dans chaque affaire (paragraphe 1013 ci-dessus), le non-respect de cette exigence (découlant de l’application systématique du droit russe) est d’une gravité telle que l’existence de « tribunaux » de ce genre vicie entièrement l’administration de la justice dont ces tribunaux se chargent.

1020. Dans ces conditions, il n’y a pas lieu pour la Cour d’examiner séparément la question de l’indépendance et de l’impartialité de chaque juge qui exerçait en Crimée à l’époque pertinente en tant qu’élément du droit à un procès équitable devant un « tribunal » indépendant et impartial établi par la loi (Guðmundur Andri Ástráðsson, précité, § 295). De même, nul n’est besoin pour la Cour d’examiner séparément les effets de cette carence sur la bonne administration de la justice et les garanties du procès équitable invoqués par le gouvernement requérant (paragraphe 1002 ci-dessus) et mentionnés dans un certain nombre de rapports (notamment les rapports du HCDH de 2016 et 2017, le rapport conjoint du BIDDH et du HCMN de 2015 ainsi que le rapport de la mission d’évaluation des droits de l’homme en Crimée (HRAM), A 100, 102 et 108).

1021. Cette situation résulte du « Traité d’intégration » et de l’intégration de la Crimée, au regard du droit russe, parmi les sujets de la Fédération de Russie. Elle découle des mesures normatives à caractère général qui s’appliquaient à l’ensemble du territoire de la Crimée, s’imposaient à toutes les juridictions et valaient pour toutes les procédures judiciaires et toutes les personnes concernées. Ces éléments constituent des preuves suffisantes de la pratique administrative alléguée sur ce terrain.

1022. Partant, il y a eu violation de l’article 6 de la Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative excluant que les juridictions criméennes puss*nt passer pour « établies par la loi » au sens de cette disposition, à tout le moins après l’application du « Traité d’intégration » (paragraphe 1013 ci-dessus).

4. Sur la violation alléguée de l’article 8 de la Convention

1023. Les griefs que le gouvernement requérant formule sous l’angle de l’article 8 de la Convention, tels qu’ils se trouvent délimités dans la décision sur la recevabilité (Ukraine c. Russie (Crimée), précitée, §§ 429 et 435), portent sur l’existence alléguée d’une pratique administrative relative :

1) à la possibilité ou à l’impossibilité de renoncer à la nationalité russe, problème spécifique touchant la nationalité et se rattachant à la question de l’imposition automatique de la nationalité russe à tous les habitants de la Crimée mais s’en distinguant (la requête no 38334/18 soulève un grief analogue qui sera examiné sous la présente rubrique) ;

2) à des interventions arbitraires des autorités dans des lieux d’habitation privés occupés par des personnes considérées comme hostiles à l’« occupation » russe (en particulier le domicile de soldats ukrainiens, de personnes d’origine ethnique ukrainienne et de Tatars) ; et

3) à des transfèrements de « condamnés » vers le territoire de la Fédération de Russie, grief soulevé pour la première fois dans les observations du gouvernement requérant devant la Grande Chambre datées du 28 décembre 2018.

Dans sa décision sur la recevabilité, la Grande Chambre a souligné le « large recoupement » entre le grief relatif à des « transfèrements de condamnés » formulé dans la présente affaire et celui exposé dans la requête no 38334/18. Elle a estimé approprié d’examiner la recevabilité et le fond de ces deux plaintes tirées d’une pratique administrative de « transfèrement de condamnés » simultanément, au stade de l’examen au fond de la présente procédure. C’est pourquoi la recevabilité et le fond de ce grief particulier seront examinés dans la partie du présent arrêt consacrée à la requête no 38334/18 (paragraphes 1279 et suivants ci-dessous).

1024. L’article 8 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Sur l’impossibilité alléguée de renoncer à la nationalité russe

1025. La Cour juge nécessaire de préciser l’objet du grief recevable formulé sur ce terrain. Compte tenu de l’objet de l’affaire à ce stade de la procédure (paragraphe 828 ci-dessus), la Cour se bornera à examiner ce grief tel qu’il a été délimité dans sa décision sur la recevabilité, c’est-à-dire sous le seul angle de la renonciation à la nationalité russe. La question plus générale de l’imposition automatique de cette nationalité à tous les habitants de la Crimée ne sera prise en compte par la Cour que dans la mesure nécessaire à l’appréciation du fond du grief portant sur l’impossibilité d’y « renoncer ».

a) Thèses des parties

1. Le gouvernement requérant

1026. Le gouvernement requérant soutient que l’imposition automatique, par une puissante occupante (en l’occurrence, le gouvernement défendeur), de sa nationalité à la population d’un territoire occupé emporte violation de l’article 8 de la Convention. Il avance que cette pratique est également contraire au DIH, en particulier à l’article 45 du Règlement de La Haye de 1907, qui interdit de contraindre la population d’un territoire occupé à prêter serment à la Puissance ennemie. Selon lui, le caractère réglementaire et le contenu des mesures litigieuses attestent de l’existence des deux éléments constitutifs de la pratique administrative dénoncée. Le gouvernement défendeur aurait délibérément poursuivi une politique visant à empêcher les personnes souhaitant conserver la nationalité ukrainienne de continuer de vivre, de travailler et d’exercer leurs droits dans la Crimée occupée et à les contraindre à acquérir la nationalité russe.

1027. Le gouvernement requérant avance que la procédure de renonciation à la nationalité russe était « inutile » étant donné les obstacles procéduraux opposés par l’État défendeur, qui la rendaient théorique et illusoire, et non pratique et effective. Selon lui, il convient également de tenir compte, d’une part, du climat d’intimidation et de persécution (constaté par des organisations internationales) dans lequel les personnes souhaitant « renoncer à la nationalité russe » étaient censées pouvoir exercer ce « choix » et, d’autre part, des conséquences néfastes – perçues et réelles – de l’usage de ce « droit », que cette culture de répression et d’intimidation les dissuadait fortement de faire valoir.

1028. Le gouvernement requérant soutient que cette ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 8 ne pouvait passer pour être « prévue par la loi ». Il estime qu’au regard des dispositions pertinentes du DIH, la « loi » applicable aurait dû être celle de l’Ukraine, et non celle de la Russie. Il avance que, compte tenu des obstacles d’ordre pratique dressés à la renonciation à la nationalité russe, notamment les conditions changeantes et incertaines auxquelles l’exercice de ce « droit » était subordonné, la loi russe ne satisfaisait pas non plus aux exigences de « qualité de la loi » découlant de la Convention.

1029. Enfin, le gouvernement requérant avance que l’imposition automatique d’une nationalité étrangère ne pouvait se justifier par aucun des buts légitimes visés à l’article 8 § 2 de la Convention et que, même à supposer que tel eût été le cas, la mesure litigieuse était disproportionnée compte tenu de la gravité de l’atteinte qu’elle portait aux droits garantis par cette disposition et de sa portée générale.

2. Le gouvernement défendeur

1030. Dans ses observations, le gouvernement défendeur conteste les allégations du gouvernement requérant relatives au système de renonciation à la nationalité russe mis en place par l’article 5 du Traité d’intégration et l’article 4 de la loi constitutionnelle fédérale no 6-FKZ au bénéfice des citoyens ukrainiens et des personnes apatrides résidant de manière permanente en Crimée ou dans la ville de Sébastopol. Il indique que la loi fédérale no 62-FZ du 31 mai 2002 sur la citoyenneté de la Fédération de Russie permettait à ces personnes de renoncer volontairement à la citoyenneté de la Fédération de Russie (au moyen d’une notification écrite, conformément à l’article 19 de cette loi), sauf si ces personnes relevaient de l’une des catégories énumérées à l’article 20, c’est-à-dire à celles 1) qui ne s’étaient pas acquittées d’une obligation légale, 2) qui avaient été inculpées ou condamnées par un jugement définitif ou 3) qui n’avaient pas d’autre nationalité ni aucune garantie d’en acquérir une (paragraphes 246 et 247). Il avance qu’il était loisible aux citoyens ukrainiens de demander à renoncer à la nationalité russe sur présentation d’un passeport ukrainien. Il considère que la procédure de renonciation à la nationalité russe prévue par les dispositions pertinentes du droit russe était claire et raisonnable et qu’elle n’enfreignait pas l’article 8 de la Convention.

b) Appréciation de la Cour

1031. La Cour rappelle que ni la Convention ni ses protocoles ne garantissent un « droit à la nationalité » analogue à celui prévu par l’article 15 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (Slivenko et autres c. Lettonie (déc.), [GC] no 48321/99, § 77, CEDH 2002-II). Toutefois, elle a déjà dit qu’il n’était pas exclu qu’un refus arbitraire d’octroi de la nationalité puisse, dans certaines circonstances, poser un problème au regard de l’article 8 de la Convention à raison de l’incidence qu’il pouvait avoir sur la vie privée de la personne concernée (Karassev c. Finlande (déc.), no 31414/96, CEDH 1999-II, et Genovese c. Malte, no 53124/09, § 30, 11 octobre 2011). En outre, elle a admis que les mêmes principes devaient s’appliquer à la déchéance d’une nationalité acquise, car cela risquait de conduire, dans certains cas, à une ingérence similaire – voire plus grave – dans l’exercice par la personne concernée de son droit au respect de la vie privée et familiale (Ramadan c. Malte, no 76136/12, § 85, 21 juin 2016, K2 c. Royaume-Uni (déc.), no 42387/13, 7 février 2017, et Alpeyeva et Dzhalagoniya c. Russie, nos 7549/09 et 33330/11, § 108, 12 juin 2018). Bien que ni la Convention ni ses protocoles ne garantissent un droit de renoncer à une nationalité, la Cour ne saurait exclure qu’un rejet arbitraire d’une demande de renonciation à une nationalité puisse, lui aussi, dans certaines circonstances poser un problème au regard de l’article 8 de la Convention s’il a une incidence sur la vie privée de l’intéressé (Riener c. Bulgarie, no 46343/99, §§ 153-154, 23 mai 2006).

1032. Comme indiqué ci-dessus, la Cour limitera son examen au grief tel qu’il a été circonscrit dans sa décision sur la recevabilité, c’est-à-dire à la question de l’exercice effectif de la faculté de renoncer à la nationalité russe qui a été automatiquement imposée à tous les habitants de la Crimée à la suite des événements survenus en février-mars 2014. Elle n’accédera pas à la demande par laquelle le gouvernement requérant (paragraphe 1026 ci‑dessus) l’a invitée à statuer sur la question de savoir si cette imposition automatique emportait en soi violation de la Convention interprétée à la lumière du DIH. Toutefois, elle relève que dans son rapport de 2017, le HCDH a indiqué que l’imposition d’une nationalité aux habitants d’un territoire occupé « rev[enait] à les contraindre à faire acte d’allégeance à un pouvoir qu’ils [pouvaient] juger hostile ; or la quatrième Convention de Genève l’interdit » (A‑102). Comme le soutient le gouvernement requérant (paragraphe 1027 ci‑dessus), le « fort climat d’intimidation » – constaté par des organisations internationales et non contesté par le gouvernement défendeur – et l’affirmation selon laquelle « tous les habitants de Crimée [étaient] en butte à des pressions considérables visant à les faire se procurer un passeport russe et à renoncer à leur nationalité ukrainienne » (résolution 2133 (2016) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) relative aux recours juridiques contre les violations des droits de l’homme commises dans les territoires ukrainiens se trouvant hors du contrôle des autorités ukrainiennes, citée en A 65) constituent aussi des éléments de contexte à prendre en compte. Parmi d’autres exemples de ces pressions, le rapport du HCDH de 2017 (A 102) cite l’interdiction faite aux détenus ayant renoncé à la nationalité russe de recevoir des visites de leurs proches ou leur placement dans des cellules plus petites ou à l’isolement. La principale conséquence de cette situation est que les personnes ayant renoncé à la nationalité russe sont devenues des étrangers dans leur propre pays. Si ces personnes conservent certains des droits reconnus aux citoyens de la Fédération de Russie (comme le droit à une pension, à une assurance maladie gratuite et à des prestations sociales, ainsi que le droit d’exercer une profession qui n’exige pas la possession de la nationalité russe), « elles ne peuvent pas posséder de terres agricoles, voter ou être élues, enregistrer une communauté religieuse, demander l’autorisation de tenir une réunion publique, occuper un poste dans l’administration ou faire réimmatriculer leur véhicule privé dans la péninsule » (A 73, 102, 123 et 110).

1033. Eu égard à l’ensemble de ces circonstances, notamment à l’impossible dilemme auquel étaient confrontées les personnes concernées, qui devaient vivre continuellement sous la nationalité russe qu’elles s’étaient vu imposer – avec les conséquences qui s’y attachaient – ou y renoncer, la Cour estime que l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer pour autant qu’il concerne le système de renonciation à la nationalité russe. Par ailleurs, elle souscrit à la thèse du gouvernement requérant selon laquelle l’absence alléguée de système effectif de renonciation à la nationalité russe imposée automatiquement par la loi s’analyse en une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée. Il reste à examiner si cette ingérence était « prévue par la loi », si elle poursuivait un but légitime et si elle était proportionnée.

1034. La Cour relève qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que le système permettant de renoncer à la nationalité russe résultait du « Traité d’intégration » et de la loi constitutionnelle fédérale no 6-FKZ, en vertu de laquelle la Crimée a été intégrée, au regard du droit russe, parmi les sujets de la Fédération de Russie (paragraphes 238 et 240 ci-dessus). Ces instruments prévoyaient que toutes les personnes résidant à titre permanent en Crimée acquerraient automatiquement la nationalité russe, sauf si elles y renonçaient expressément dans un délai d’un mois « à compter de la date de l’intégration de la Crimée à la Fédération de Russie » et déclaraient vouloir conserver la nationalité qu’elles possédaient ou rester apatrides. Il ressort des explications du gouvernement défendeur que la procédure de renonciation à la nationalité russe était régie par la loi fédérale no 62-FZ du 31 mai 2002 sur la citoyenneté de la Fédération de Russie, qui permettait à tout un chacun de renoncer volontairement à la citoyenneté de la Fédération de Russie au moyen d’une notification écrite (paragraphe 1030 ci-dessus). Certaines questions connexes étaient par ailleurs régies par des dispositions de droit criméen adoptées postérieurement aux événements de février-mars 2014 (A 25).

1035. En outre, comme l’affirme le gouvernement requérant, et comme l’indique le HCDH dans son rapport de 2017, qui se fondait lui-même sur des informations recueillies auprès du Service fédéral russe des migrations (SFM) (A 102), plus de 3 400 personnes résidant à titre permanent en Crimée ont renoncé à la nationalité russe, chiffre non contesté par le gouvernement défendeur.

1036. La Cour rappelle que l’imposition automatique de la nationalité russe et le système de renonciation corrélatif, tous deux instaurés par le droit russe, sont étroitement imbriqués. L’imposition automatique de la nationalité russe, sans laquelle le système de renonciation n’aurait pas eu lieu d’être, échappe à l’objet de l’affaire tel qu’il a été délimité dans la décision sur la recevabilité (paragraphes 828 et 830 ci-dessus), et ne peut donc être examinée par la Cour (paragraphe 1032 ci-dessus). En conséquence, la Cour ne se prononcera pas sur la légalité du système corrélatif de renonciation à la citoyenneté russe. Elle considère toutefois, pour les raisons exposées ci‑dessous, que celui-ci imposait en tout état de cause une charge excessive aux personnes concernées.

1037. Le gouvernement requérant allègue que les obstacles procéduraux dressés par les autorités russes au système de renonciation le rendaient inopérant. La Cour relève que les rapports pertinents des OIG et des ONG (à savoir le rapport du Commissaire de 2014, le rapport du HCDH de 2017, le rapport de Human Rights Watch de 2014 et les rapports de Open Society Justice Initiative et de l’Union ukrainienne Helsinki pour les droits de l’homme) indiquent que le fonctionnement du système de renonciation était en pratique entravé par de multiples obstacles et restrictions, notamment « le délai extrêmement court » pendant lequel le choix de renoncer à la nationalité russe pouvait être exercé, le peu d’informations disponibles sur la procédure à suivre à cet effet et la rareté des lieux où les personnes concernées pouvaient manifester leur intention à cet égard. En pratique, cette procédure a été ouverte aux personnes concernées pendant dix-huit jours seulement, car le SFM n’a donné des instructions sur la procédure à suivre qu’à partir du 1er avril 2014. De plus, seuls deux services ont été ouverts dans un premier temps pour recevoir et traiter les demandes, puis neuf au total. Ces services étaient difficiles d’accès pour les habitants des zones rurales et n’étaient pas en mesure de traiter toutes les demandes. Par ailleurs, aucune instruction claire n’a été donnée au sujet de la possibilité, pour les personnes qui résidaient hors de la Crimée à l’époque pertinente, de manifester leur volonté de renoncer à la nationalité russe dans les ambassades et consulats de la Fédération de Russie, alors que tout un chacun pouvait demander la délivrance d’un passeport russe par courrier ou en se rendant en personne dans l’un des nombreux bureaux ouverts partout en Crimée ou dans un consulat ou une ambassade de la Fédération de Russie. Les rapports susmentionnés s’accordent à dire que les conditions procédurales afférentes à la renonciation à la nationalité russe ont rapidement « évolué », les personnes concernées s’étant vu imposer en sus l’obligation de déposer leur demande elles-mêmes, et les parents celle de formuler une demande conjointe pour leurs enfants ou de se présenter tous deux pour déposer une telle demande au nom de leurs enfants. Les documents produits par les autorités ukrainiennes et les dépositions des témoins corroborent les constats dressés à cet égard dans les rapports susmentionnés (A 266-271, 362 et 420). Le gouvernement défendeur ne conteste pas ces observations, se bornant à indiquer que la procédure de renonciation à la nationalité russe prévue par la loi fédérale no 62-FZ du 31 mai 2002 était claire et raisonnable (paragraphe 1030 ci-dessus).

1038. La Cour constate que les défaillances relevées ci-dessus ne découlaient pas directement de cette loi, mais résultaient plutôt du fonctionnement concret du système de renonciation à la nationalité russe (paragraphe 1034 ci-dessus). Ces défaillances étaient d’une ampleur et d’une gravité telles qu’elles ont empêché les personnes concernées résidant de manière permanente en Crimée de bénéficier de manière effective de la possibilité de renoncer à la nationalité russe.

1039. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative de défaut de mise en place d’un système effectif permettant de renoncer à la nationalité russe.

2. Sur l’allégation d’interventions et de perquisitions arbitraires des autorités dans des lieux d’habitation privés

a) Thèses des parties

1. Le gouvernement requérant

1040. Le gouvernement requérant réitère que l’ingérence ici en cause ne peut passer pour avoir été « prévue par la loi », entendue comme étant la loi ukrainienne. En outre, il avance que la législation russe relative à la lutte contre les activités extrémistes et l’article 280.1 du code pénal russe (qui réprime l’incitation à porter atteinte à l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie) sur lesquels s’appuie le gouvernement défendeur pour justifier cette ingérence sont imprécis et dépourvus des garanties requises pour satisfaire aux exigences qualitatives imposées par l’article 8 § 2 (à cet égard, il renvoie à l’avis no 660/2011 sur la loi fédérale relative à la lutte contre les activités extrémistes de la Fédération de Russie adopté par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) le 1er juin 2012).

1041. En tout état de cause, le gouvernement requérant avance que le gouvernement défendeur n’a rien fait pour tenter de démontrer que les perquisitions dénoncées poursuivaient un but légitime et étaient nécessaires et proportionnées. Selon lui, « l’objectif ouvertement politique et le caractère discriminatoire » de ces interventions, dont le HDCH aurait constaté qu’elles ciblaient de manière disproportionnée les Tatars de Crimée, excluent l’existence d’un but légitime.

1042. Le gouvernement requérant soutient en outre que les incidents individuels dénoncés sur ce terrain étaient assez nombreux et liés entre eux pour former un ensemble ou système de violations dirigées contre des personnes considérées comme généralement opposées à l’« occupation », et qu’ils satisfaisaient donc au critère de « répétition des actes » caractérisant une pratique administrative. En ce qui concerne la « tolérance officielle », le gouvernement requérant affirme que ces violations revêtaient un caractère réglementaire et réitère ses arguments exposés au paragraphe 952 ci‑dessus, qui, selon lui, valent aussi pour le grief ici en cause.

2. Le gouvernement défendeur

1043. Le gouvernement défendeur ne formule aucune observation particulière sur le fond de ce grief.

b) Appréciation de la Cour

1044. Dans sa décision sur la recevabilité, la Cour a conclu que les informations contenues dans le rapport du Commissaire de 2014, le rapport du HCDH de 2017 et le rapport de Human Rights Watch de 2014 s’analysaient en un commencement de preuve propre à étayer la thèse selon laquelle il y avait eu, pendant la période considérée, une « répétition des actes » dénoncée sur ce terrain. Elle a ajouté que la reconnaissance publique et la caution apportées par les plus hautes autorités de la Fédération de Russie aux membres des CSDF démontraient l’existence d’une « tolérance officielle » caractérisant une pratique administrative pour ce qui était du grief formulé à cet égard (paragraphe 449 de la décision sur la recevabilité).

1045. à ce stade de la procédure, le gouvernement requérant complète les éléments de preuve susmentionnés par des rapports d’ONG concordants et des témoignages corroborant ses allégations dénonçant l’existence, pendant la période considérée, d’interventions et de perquisitions arbitraires et à grande échelle dans des lieux d’habitation privés, visant en particulier des Tatars de Crimée. Ces éléments prouvant les violations alléguées donnent également des indications sur l’identité de leurs auteurs présumés, à savoir des membres des CSDF, des policiers et des agents du FSB (comme le signalent le rapport de l’Union ukrainienne Helsinki pour les droits de l’homme et autres, la Mission de terrain sur les droits de l’homme en Crimée et le Groupe criméen pour les droits de l’homme). Des autorités nationales ukrainiennes telles que le parquet général et la médiatrice ukrainienne ont eu connaissance d’incidents analogues censés être survenus pendant la période considérée (A 174-176 et 274), qui ont ouvert des enquêtes à ce sujet. Il a été soutenu que ces perquisitions arbitraires étaient fondées sur la législation russe relative à la lutte contre les activités extrémistes. Les rapports des OIG et ONG susmentionnés indiquent en outre que ces perquisitions, parfois effectuées sans mandat et hors la présence de témoins instrumentaires, étaient censées se justifier par la recherche « d’armes, de drogue ou d’écrits ayant un contenu extrémiste » liés à des activités attribuées à Hizb ut-Tahir, une organisation considérée comme terroriste en Fédération de Russie, mais non en Ukraine. Ils font aussi état d’allégations crédibles de saisies d’ouvrages et de divers autres articles.

1046. Le gouvernement défendeur ne conteste pas les faits dénoncés, ne produit pas d’éléments de preuve à ce sujet et ne formule pas d’arguments en sens contraire.

1047. Au vu de ce qui précède, la Cour estime disposer d’éléments de preuve suffisants propres à démontrer – selon le critère de preuve requis, celui de la preuve au-delà de tout doute raisonnable – qu’au cours de la période considérée, des perquisitions de lieux d’habitation privés, assez nombreuses et liées entre elles, se sont produites avec la « tolérance officielle » de l’État défendeur, actes constitutifs d’une ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8 (Funke c. France, 25 février 1993, § 48, série A no 256-A, Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, § 217, CEHD 2013 (extraits), Saint‑Paul Luxembourg S.A. c. Luxembourg, no 26419/10, §§ 38 et 39, 18 avril 2013, Vinks et Ribicka c. Lettonie, no 28926/10, § 92, 30 janvier 2020, et Sabani c. Belgique, no 53069/15, § 41, 8 mars 2022).

1048. Il incombe à la Cour de déterminer si cette ingérence pouvait se justifier sous l’angle du paragraphe 2 de l’article 8 ou, en d’autres termes, si elle était « prévue par la loi », si elle poursuivait un ou plusieurs des buts énumérés dans cette disposition et si elle était « nécessaire, dans une société démocratique » à l’accomplissem*nt de l’un de ces buts.

1049. Le gouvernement requérant soutient que les faits dénoncés, imputables selon lui à des agents du gouvernement défendeur, avaient une base légale dans la législation russe relative à la lutte contre les activités extrémistes, notamment l’article 280.1 du CPFR. Le gouvernement défendeur ne s’exprime pas sur ce point.

1050. Pour autant que les mesures litigieuses étaient fondées sur les actes législatifs de la Fédération de Russie précités, la Cour renvoie aux motifs, exposés ci-dessus, qui l’ont conduite à juger que la législation russe ne pouvait être considérée comme étant la « loi » applicable au sens de la Convention. En outre, les conclusions auxquelles la Cour est parvenue aux paragraphes 944 et 991 ci-dessus s’appliquent également, dans la mesure pertinente, au grief ici en cause. En conséquence, la Cour considère que la pratique administrative litigieuse, dont le gouvernement défendeur porte la responsabilité, ne saurait être qualifiée de « légale » (paragraphes 942 et 946 ci‑dessus).

1051. En toute hypothèse, la Cour prend acte des arguments avancés par le gouvernement requérant et des préoccupations exprimées par certaines des OIG et des ONG susmentionnées, d’où il ressort que les dispositions juridiques invoquées par le gouvernement défendeur sont trop imprécises et générales pour satisfaire à l’exigence qualitative de prévisibilité (paragraphe 1040 ci-dessus). À cet égard, la Cour tient compte de l’avis no 660/2011 de la Commission de Venise, où il est indiqué, entre autres, que la loi fédérale de la Fédération de Russie relative à la lutte contre les activités extrémistes « manque de clarté », « devrait (...) être beaucoup plus précise sur les procédures qui existent » et « pourrait donner lieu à l’imposition de restrictions disproportionnées de droits de l’homme et de libertés fondamentales consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme (en particulier les articles 6, 9, 10 et 11) et porter atteinte aux principes de légalité, de nécessité et de proportionnalité ». Au vu de ces lacunes, la Cour avait conclu que la loi fédérale de la Fédération de Russie relative à la lutte contre les activités extrémistes n’était pas prévisible quant à ses effets et n’assurait pas une protection adéquate contre le recours arbitraire aux procédures d’avertissem*nts, de mise en garde et d’ordonnances (Karastelev et autres c. Russie (no 16435/10, §§ 78‑97, 6 octobre 2020, au sujet toutefois de l’article 10 de la Convention). Il s’ensuit que même à supposer que cette législation russe ait pu passer pour une « loi » au sens de la disposition pertinente de la Convention, elle ne saurait être considérée comme suffisamment prévisible quant à ses effets en ce qui concerne les allégations de perquisitions arbitraires de lieux d’habitation privés.

1052. Dans ces conditions, la Cour juge que l’existence d’une pratique administrative non « prévue par la loi » d’interventions et de perquisitions arbitraires des autorités dans des lieux d’habitation privés est établie au‑delà de tout doute raisonnable. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

3. Sur l’allégation de transfèrements forcés de condamnés

1053. Pour les motifs exposés au paragraphe 1023 ci-dessus, la recevabilité et le fond de ce grief sont examinés dans la partie du présent arrêt portant sur la requête no 38334/18 (paragraphes 1279-1305 ci-dessous).

5. Sur la violation alléguée de l’article 9 de la Convention

1054. Les griefs formulés par le gouvernement requérant sur le terrain de l’article 9 de la Convention, tels qu’ils se trouvent délimités dans la décision sur la recevabilité (Ukraine c. Russie (Crimée), précitée, § 451), portent sur l’existence alléguée d’une pratique administrative de harcèlement et d’intimidation visant des responsables religieux ne se conformant pas au culte orthodoxe russe (et dirigée en particulier contre des prêtres orthodoxes ukrainiens et des imams), d’interventions arbitraires dans des lieux de culte et de confiscation de biens religieux. L’article 9 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissem*nt des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

1055. Le gouvernement requérant avance que la Fédération de Russie a présidé à la pratique administrative dénoncée sur le terrain de l’article 9. Selon lui, il n’y a « pas de contradiction » entre les principes de la Convention et les dispositions pertinentes du DIH (à savoir la règle 104 de l’étude du CICR sur le droit international humanitaire coutumier, l’article 58 de la quatrième Convention de Genève et l’article 15 du Protocole (I) (A 42, 50 et 59)). Au contraire, ces différentes dispositions seraient « concordantes ».

1056. Le gouvernement requérant soutient que la pratique dénoncée s’est traduite par des actes assez nombreux et liés entre eux pour satisfaire au critère de « répétition des actes » caractérisant une pratique administrative dirigée contre des groupes religieux n’appartenant pas à l’Église orthodoxe russe. En ce qui concerne la « tolérance officielle », il évoque le caractère réglementaire de certaines mesures attentatoires à la liberté de religion ainsi que le climat d’impunité dans lequel s’inscrivaient les agressions perpétrées contre les minorités religieuses, et renvoie à ses arguments sur la « tolérance officielle » exposés au paragraphe 952 ci-dessus. Selon lui, les actes constitutifs de ces violations ont été commis en toute impunité par des agents de l’État russe et ses auxiliaires.

1057. Le gouvernement requérant avance que le gouvernement défendeur n’a pas démontré que ces agissem*nts étaient justifiés en ce qu’ils auraient été prévus par la loi, auraient poursuivi un but légitime et auraient été nécessaires et proportionnés. Il soutient qu’en tout état de cause, il résulte des considérations exposées aux paragraphes 910 et 922 ci-dessus qu’aucune restriction imposée par le droit russe ne pouvait passer pour être « prévue par la loi ».

1058. Le gouvernement requérant indique que ces différentes mesures ont abouti à une diminution considérable du nombre de communautés religieuses actives sur le territoire de la Crimée, qui serait passé de 2 083 début 2014 à moins de 800 en 2018, comme l’aurait reconnu le gouvernement défendeur.

b) Le gouvernement défendeur

1059. Le gouvernement défendeur affirme qu’aucun texte réglementaire ou décision de justice n’étaye les allégations de persécutions pour des motifs religieux formulées par le gouvernement requérant. Il avance qu’il ressort d’une enquête interne que les églises, les mosquées et les temples de l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Kyiv ou d’autres cultes n’ont fait l’objet d’aucune fermeture ou perquisition et que les Ukrainiens orthodoxes n’ont pas été harcelés. Selon lui, les autorités se sont abstenues de faire exécuter une sentence arbitrale rendue en 2019 et condamnant le diocèse de Crimée de l’Église orthodoxe ukrainienne à verser des arriérés de loyer à l’État défendeur. En outre, les prêtres de l’Église orthodoxe ukrainienne auraient bénéficié d’un accès ininterrompu à ses locaux de Simferopol. Il en irait de même de l’église de Saint-Clément, pape de Rome et martyr, ainsi que de la paroisse catholique romaine de Saint-Clément, pape de Rome et martyr, laquelle aurait poursuivi ses activités dans ses locaux, que les autorités de Sébastopol lui auraient cédés gratuitement en 2018. Douze établissem*nts anciennement publics situés à Sébastopol auraient été restitués sans contrepartie à des organisations religieuses. L’« Église de la paroisse orthodoxe ukrainienne des saints égaux aux Apôtres le Prince Volodymyr et la Princesse Olga de Simferopol », une organisation religieuse locale, aurait poursuivi ses activités cultuelles « sur le territoire de la Fédération de Russie » alors même que ses statuts n’avaient pas encore été mis en conformité avec la législation applicable. De surcroît, les statistiques fournies par le ministère de la Justice de la Fédération de Russie sur les organisations religieuses enregistrées entre 2018 et 2021 en « République de Crimée » et dans la ville de Sébastopol attesteraient que leur nombre avait augmenté progressivement pendant cette période, ce qui témoignerait du libre exercice, par les personnes tant physiques que morales, de leur liberté de religion et d’association.

1060. Le gouvernement défendeur renvoie également à la loi fédérale no 125-FZ du 26 septembre 1997 et à la loi fédérale no 129-FZ du 8 août 2001 fixant les conditions et la procédure d’enregistrement des organisations religieuses. Il explique que ces dernières peuvent contester en justice un refus d’enregistrement ou produire des documents complémentaires à l’appui d’une nouvelle demande d’enregistrement (à cet égard, il indique que 24 organisations religieuses ont été enregistrées après avoir rectifié des irrégularités constatées par les autorités compétentes).

1061. Le gouvernement défendeur signale que depuis le 18 mars 2014, le diocèse de Crimée de l’église orthodoxe ukrainienne n’a pas sollicité son réenregistrement auprès du ministère de la Justice de la Fédération de Russie, et il déclare que cette omission pourrait « ultérieurement être abusivement utilisée » contre l’État défendeur comme étant censément révélatrice d’une violation des libertés religieuses de la population ukrainienne de Crimée. En tout état de cause, il affirme que ce diocèse était une unité structurelle de l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Kyiv, non reconnue, qu’il a cessé d’exister en tant que personne morale le 15 décembre 2018, date à laquelle il a été intégré à l’Église orthodoxe d’Ukraine, qu’il ne menait presque plus d’activité sociale importante et que l’activité de ses paroissiens avait fortement diminué jusqu’à devenir quasiment inexistante. De même, l’« Église de la paroisse orthodoxe ukrainienne des saints égaux aux Apôtres le Prince Volodymyr et la Princesse Olga de Simferopol », n’aurait pas contesté auprès des juridictions compétentes le refus d’enregistrement qui lui avait été opposé, bien que cette possibilité ait été clairement indiquée dans les documents pertinents.

1062. Enfin, le gouvernement défendeur renvoie à un certain nombre de lois fédérales et de textes réglementaires adoptés par les autorités criméennes locales en vue d’organiser le transfert de biens religieux détenus par l’État à des organisations religieuses.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’articulation entre les dispositions de la Convention et les règles du droit international humanitaire

1063. La Cour estime que, pour autant qu’elles sont pertinentes, les dispositions du DIH invoquées par le gouvernement requérant (paragraphe 1055 ci-dessus, et A 42, 50 et 59) ne sont pas contraires à la Convention.

b) Principes généraux de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 9 de la Convention

1064. Telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (voir, entre autres, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A, Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999-I, S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 124, CEDH 2014 (extraits), et İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 103, 26 avril 2016).

1065. Aux termes de l’article 9 § 2 de la Convention, toute ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de religion doit être « nécessaire dans une société démocratique ». Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, parmi beaucoup d’autres, Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 123, CEDH 2011, Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 124, CEDH 2014 (extraits), et İzzettin Doğan et autres [GC], précité, § 105).

1066. La Cour a souvent mis l’accent sur le rôle de l’État en tant qu’organisateur neutre et impartial de l’exercice des religions, cultes et croyances divers, et indiqué que ce rôle contribuait à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique (S.A.S. c. France, précité, § 127). Il y va du maintien du pluralisme et du bon fonctionnement de la démocratie, dont l’une des principales caractéristiques réside dans la possibilité qu’elle offre de résoudre par le dialogue et sans recours à la violence les problèmes que rencontre un pays, et cela même quand ils dérangent (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 57, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I).

c) Application en l’espèce des principes susmentionnés

1067. Comme elle l’a déjà fait au stade de l’examen de la recevabilité (paragraphe 455 de la décision sur la recevabilité), la Cour constate que les allégations du gouvernement requérant à cet égard concordent avec les conclusions formulées par les OIG dans leurs rapports. Celles-ci font état d’une « série d’incidents ayant ciblé des représentants de confessions minoritaires ou des établissem*nts religieux leur appartenant ». En outre, elles signalent « un certain nombre de perquisitions » et de « conversations informatives » menées avec « un grand nombre de personnes » « par des membres armés et masqués des forces de sécurité », qui ont été perçues par « divers représentants de la communauté des Tatars de Crimée » comme « intrusives » et destinées à les intimider, ainsi que des menaces et des actes de persécution contre des prêtres. Il y est également indiqué que « les incidents les plus graves et les plus fréquents (...) furent signalés en 2014 », et que les victimes alléguées de ces incidents étaient « des représentants de confessions minoritaires », c’est-à-dire des prêtres chrétiens n’appartenant pas à l’Église orthodoxe russe et des imams ou autres adeptes de l’islam. Parmi les agissem*nts dénoncés par ces rapports figurent la saisie, la fermeture ou la prise d’assaut d’édifices de l’Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Kyiv (notamment un incident survenu le 1er juin 2014 dans une église du village de Perevalne), l’interdiction faite aux prêtres d’entrer dans les églises, le non-renouvellement des permis de séjour de responsables religieux étrangers (23 imams turcs et un prêtre catholique romain), les interventions et perquisitions effectuées dans huit écoles coraniques (madrassas) sur dix, l’incendie d’une mosquée et d’une maison appartenant à une église, la dégradation d’un cimetière musulman et de la voiture d’un prêtre et la confiscation d’écrits à caractère religieux qualifiés d’« extrémistes ». En conséquence de ces incidents, un nombre considérable de ministres du culte et d’imams en exercice auraient quitté la Crimée, et l’EOU-PK aurait perdu son autorité sur bon nombre des églises qui lui appartenaient. En outre, le nombre d’organisations religieuses en activité en Crimée aurait considérablement diminué, passant de 2 083 en Crimée et 137 à Sébastopol « avant l’occupation » à 722 communautés religieuses enregistrées en Crimée et 96 à Sébastopol « au 4 septembre 2017 » (rapport du HCDH de 2017 et rapport du Commissaire, cités en A 73 et 102). Dans ses observations finales de 2015 concernant le septième rapport périodique de la Fédération de Russie (A 62), le CDH de l’ONU fait état d’actes d’intimidation et de harcèlement qui auraient visé des communautés religieuses, dont des attaques contre l’Église orthodoxe ukrainienne, l’Église gréco-catholique et la communauté musulmane. Ces incidents ont également été signalés par d’autres organes tels que le Département d’État américain (A 109), des ONG (Human Rights Watch, l’Union ukrainienne Helsinki pour les droits de l’homme et autres et Truth Hounds et al., A 110, 121 et 123), les autorités nationales ukrainiennes (le parquet, la Mission du Président de l’Ukraine en Crimée et la médiatrice ukrainienne, A 179-181; 206-212, 221‑222 et 274-280) et un certain nombre de témoins (tels le métropolite Clément, le prêtre Yaroslav Hontar, la journaliste Maria Tomak et le militant Anatolii Kovalskii, A 331, 333, 339-341, 358, 374 et 399). Certains de ces documents mentionnent des faits qui se seraient produits après le 26 août 2015, c’est-à-dire hors du champ temporel de la présente affaire.

1068. S’appuyant sur l’« enquête interne » menée par le parquet de Sébastopol sur de possibles violations des droits des minorités nationales qui seraient survenues « au second semestre 2015 » (paragraphe 258 ci‑dessus), le gouvernement défendeur conteste les allégations ici en cause. S’il reconnaît la réalité de l’incident survenu le 1er juin 2014 dans une église de l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Kyiv (EOU-PK) dans le village de Perevalne, il confirme qu’aucune enquête pénale n’a été ouverte au sujet des allégations voulant que « des Cosaques (...) se [soient] livrés à des actes de hooliganisme, interdisant l’accès à l’église à un prêtre de l’église orthodoxe ukrainienne » et qu’une femme ait été battue (paragraphes 266‑271 ci‑dessus). Par ailleurs, il renvoie à des statistiques fournies par le ministère de la Justice de la Fédération de Russie qui, selon lui, montrent une augmentation du nombre des organisations religieuses enregistrées en Crimée entre 2018 et 2021. En outre, il formule un certain nombre d’observations générales sur l’obligation d’enregistrement imposée par la législation russe et d’autres instruments connexes et il expose les raisons qui ont conduit à la fermeture de l’EOU-PK en Crimée.

1069. La Cour relève pour commencer que le gouvernement défendeur n’a formulé aucune observation en réponse aux allégations d’incidents dont il est fait état dans les rapports susmentionnés, sauf en ce qui concerne celui survenu dans le village de Perevalne le 1er juin 2014. Le gouvernement défendeur n’a fourni aucun élément de preuve susceptible de mettre en cause la crédibilité de ceux produits par le gouvernement requérant à l’appui de ses allégations sur les incidents en question. Il n’a produit aucune pièce se rapportant à l’enquête interne menée par le parquet de Sébastopol. Dans ces conditions, la Cour se trouve dans l’impossibilité de porter une appréciation sur les faits et les éléments de preuve rassemblés dans le cadre de cette enquête ainsi que sur la validité des conclusions auxquelles sont parvenues les autorités de poursuite. En outre, aucune explication n’a été donnée sur la question de savoir si cette enquête portait ou non sur les incidents survenus en 2014, année où « les incidents les plus graves et les plus fréquents » se seraient produits dans la péninsule (selon le rapport du HCDH de 2017, A 102). Des considérations analogues s’appliquent aux déclarations prêtées à des ecclésiastiques de l’EOU-PK et au recteur de la paroisse de Saint‑Clément, pape de Rome et martyr, selon lesquelles aucun acte répréhensible ne se serait produit (paragraphe 258 ci-dessus).

En outre, l’absence d’enquête sur l’incident survenu dans le village de Perevalne, qui avait été porté à la connaissance des autorités du gouvernement défendeur, est révélatrice de « la culture d’impunité bien ancrée » signalée par de nombreuses OIG (voir le rapport du Commissaire de 2023, A 74, le rapport du HCDH de 2017, A 102, le rapport du HCDH de 2018, A 103, et le rapport de la HRMMU de 2021, A 104). Enfin, la Cour relève que les statistiques auxquelles renvoie le gouvernement requérant (paragraphe 256 ci‑dessus) confirment que le nombre d’organisations religieuses actives en Crimée a beaucoup diminué (voir aussi le rapport du HCDH de 2017, A 102, et celui de la Mission du Président de l’Ukraine en Crimée, A 220) et que la liberté de religion a été « considérablement (sérieusem*nt) limitée » en Crimée après que la Fédération de Russie eut pris le contrôle effectif de cette région (résolution du Parlement européen du 16 mars 2017, A 76, et Human Rights Watch, A 110). Les arguments que le gouvernement défendeur avance concernant « des répercussions ambiguës des activités de l’EOU-PK sur la situation socio-politique de la Crimée » et la réorganisation structurelle de la direction du diocèse de Crimée en 2018 – à savoir sa dissolution consécutive à son incorporation dans l’église orthodoxe ukrainienne en décembre 2018 (paragraphes 270 et 271 ci-dessus) – sont sans incidence sur le fond des griefs ici en cause, voire dépourvus de pertinence.

1070. Dans ces conditions, et compte tenu des éléments de preuve dont elle dispose et qu’elle juge crédibles, la Cour conclut qu’au cours de la période considérée, il y a eu des incidents assez nombreux et liés entre eux pour s’analyser en une « pratique administrative » d’ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 9 de la Convention, notamment l’interdiction faite à des prêtres d’accéder aux lieux de culte (voir, mutatis mutandis, Chypre c. Turquie (fond), précité, §§ 243-246), des interrogatoires de police, des perquisitions domiciliaires et des saisies de livres, d’enregistrements et de certains autres articles (Boychev et autres c. Bulgarie, no 77185/01, § 46, 27 janvier 2011, et Dimitrova c. Bulgarie, no 15452/07, § 28, 10 février 2015), le non-renouvellement ou l’annulation des permis de séjour de ministres du culte étrangers (Perry c. Lettonie, no 30273/03, § 53, 8 novembre 2007, Nolan et K. c. Russie, no 2512/04, § 62, 12 février 2009, et Lotter c. Bulgarie (déc.), no 39015/97, 6 février 2003) et la confiscation de publications religieuses (Taganrog LRO et autres c. Russie, nos 32401/10 et 19 autres, §§ 197-198, 7 juin 2022, et Moroz c. Ukraine, no 5187/07, § 104, 2 mars 2017).

1071. En conséquence, la Cour doit rechercher si cette ingérence pouvait se justifier sous l’angle du paragraphe 2 de l’article 9 ou, en d’autres termes, si elle était « prévue par la loi », si elle poursuivait un ou plusieurs des buts énumérés dans cette disposition et si elle était « nécessaire, dans une société démocratique » à l’accomplissem*nt de l’un de ces buts (paragraphe 1065 ci‑dessus).

1072. La Cour observe que le gouvernement défendeur renvoie à un certain nombre de lois fédérales de la Fédération de Russie et de textes réglementaires adoptés par les autorités criméennes locales relatifs à l’enregistrement des organisations religieuses et au transfert de biens publics religieux au profit de certaines d’entre elles. Toutefois, elle relève que ces renvois revêtent un caractère général et qu’il n’a pas été allégué que l’un quelconque des incidents concrets relevés ci-dessus résultait des dispositions juridiques invoquées par le gouvernement défendeur et, le cas échéant, dans quelle mesure.

1073. Dans ces conditions, la Cour estime qu’il y a eu une accumulation de manquements de nature identique ou analogue, assez nombreux et liés entre eux pour former un ensemble ou système (répétition d’actes) qui ne peut passer pour « légal » au sens de la Convention.

1074. S’agissant de la « tolérance officielle » caractérisant une pratique administrative, la Cour relève que les éléments matériels disponibles donnent à penser que les actes dénoncés étaient imputables à plusieurs personnes, à savoir « des membres armés et masqués des forces de sécurité », des agents du FSB, des Cosaques et des membres des CSDF ou de « milices locales prorusses ». à cet égard, la Cour renvoie aux considérations qu’elle a exposées aux paragraphes 994 et 996 ci-dessus au sujet de la responsabilité de l’État défendeur du fait des actes commis par des milices locales ou des soldats russes, qui s’appliquent aussi aux allégations ici en cause, que le gouvernement défendeur n’a pas contestées. En tout état de cause, il ressort également des éléments de preuve dont la Cour dispose que les autorités locales compétentes avaient à l’époque été spécifiquement alertées des faits incriminés (voir le rapport du Commissaire de 2014, A 73). Comme indiqué dans la décision sur la recevabilité (Ukraine c. Russie (Crimée), précitée, § 457), cela constitue un élément supplémentaire à l’appui de la thèse selon laquelle les autorités supérieures avaient connaissance de ces faits. Les rapports des OIG et l’exemple concret mentionné au paragraphe 1069 ci‑dessus, qui illustrent le manquement des autorités compétentes à se pencher sur les allégations ici en cause, tendent également à établir, au niveau de preuve requis, l’existence d’une tolérance officielle de l’État défendeur.

1075. Pour autant que l’ingérence dénoncée découle de l’un des textes législatifs susmentionnés de la Fédération de Russie, la Cour renvoie aux motifs exposés aux paragraphes 942 et 946 ci-dessus, qui excluent que la législation russe puisse être considérée comme étant la « loi » applicable au sens de la Convention et indiquent que les actes individuels constitutifs de la pratique incriminée doivent être examinés à l’aune du droit ukrainien et non du droit russe. Si tant est que la législation de la Fédération de Russie contre l’extrémisme ait servi de base légale à l’ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 9 survenue en Crimée, la Cour renvoie aux constats auxquels elle est précédemment parvenue au sujet de la loi fédérale relative à la lutte contre les activités extrémistes – fondés notamment sur les observations formulées par la Commission de Venise dans son avis no 660/2011 (A 75) – selon lesquels « la définition trop large de la notion d’« activités extrémistes » en droit interne couplée avec l’absence de garanties judiciaires, suffit à faire conclure à l’existence d’une violation, dès lors que l’ingérence (...) n’était pas « prévue par la loi » » (Taganrog LRO et autres, précité, § 159). En outre, la Cour renvoie aux conclusions qu’elle a exposées aux paragraphes 944 et 991 ci-dessus au sujet de la question générale de la légalité et du DIH, qui valent aussi pour l’examen du grief ici en cause.

1076. La Cour relève en outre que le gouvernement défendeur n’a pas tenté de préciser quel était le but légitime poursuivi par l’ingérence dénoncée, le cas échéant, et qu’il n’a avancé aucun argument au sujet de la proportionnalité de celle-ci.

1077. Au vu de ce qui précède, la Cour estime établi au-delà de tout doute raisonnable que le gouvernement défendeur s’est rendu responsable, au cours de la période considérée, d’une pratique administrative illégale de harcèlement et d’intimidation dirigée contre des dirigeants religieux ne se conformant pas au culte orthodoxe russe (en particulier des prêtres orthodoxes ukrainiens et des imams), d’interventions arbitraires dans des lieux de culte et de confiscation de biens religieux. Partant, il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.

6. Sur la violation alléguée de l’article 10 de la Convention

1078. Les griefs que le gouvernement requérant formule sous l’angle de l’article 10 de la Convention, tels qui se trouvent délimités dans la décision sur la recevabilité (Ukraine c. Russie (Crimée), précitée, §§ 460-472), portent sur l’existence alléguée d’une pratique administrative de « répression » de médias non russes, en particulier de chaînes de télévision ukrainiennes et tatares. L’article 10 de la Convention se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

1079. Le gouvernement requérant soutient que depuis 2014 et l’annexion de la Crimée par l’État défendeur, les questions juridiques relatives à la liberté d’expression, à la politique de l’information, à la diffusion d’informations et à la communication dans le territoire des « régions temporairement occupées » sont régies en toute illégalité par des actes juridiques adoptés par la Fédération de Russie. Il avance que les motifs exposés aux paragraphes 910 et 922 ci-dessus excluent que cette ingérence puisse passer pour être « prévue par la loi ». Par ailleurs, il affirme que les autorités ont utilisé les dispositions vagues et trop générales de la législation de l’État défendeur contre l’extrémisme comme moyen de pression pour contraindre les médias tatars à cesser de critiquer « l’occupation » de la Crimée par la Russie. Il estime que les « dispositions juridiques » ordinairement invoquées par les autorités pour justifier ces ingérences, telles que l’article 280.1 du code pénal russe, ne satisfont pas aux exigences qualitatives imposées par la jurisprudence de la Cour et n’offrent pas les garanties requises contre l’arbitraire, voire aucune garantie du tout. Selon lui, le gouvernement défendeur invoque les critères juridiques auxquels la législation russe subordonne le réenregistrement des médias mais il ne s’est pas préoccupé de leur compatibilité avec la Convention.

1080. En outre, le gouvernement requérant considère que cette campagne de répression et d’intimidation vise à réduire au silence le journalisme indépendant en Crimée, ce qui, selon lui, ne saurait passer pour poursuivre un but légitime dans une société démocratique. Il affirme que le gouvernement défendeur n’a avancé aucun argument sérieux pour justifier la fermeture du journal Avdet, de la société ATR et de la station de radio Lale, entre autres, et qu’il n’a même pas précisé les raisons du rejet des demandes de licences.

1081. Le gouvernement requérant avance que ces mesures de répression ont été appliquées par des agents des services de la Fédération de Russie, ou, en ce qui concerne certaines agressions physiques perpétrées contre des journalistes, par des membres des milices qui lui servent d’auxiliaires. Il ajoute que ces mesures ont été mises en œuvre dans un climat d’impunité qui aurait contraint la plupart des médias et des journalistes indépendants à fuir vers l’Ukraine continentale. Il considère que ces faits et ceux exposés au paragraphe 952 ci-dessus constituent des preuves tangibles et irréfutables de l’existence d’une « tolérance officielle ».

1082. En outre, le gouvernement requérant avance que si le DIH ne garantit pas le même niveau de protection à la liberté d’expression, il n’y a pas de conflit entre l’article 10 et les principes applicables du DIH. D’ailleurs, selon lui, l’article 70 de la quatrième Convention de Genève interdit l’arrestation, la poursuite, ou la condamnation d’une personne par la Puissance occupante pour des opinions exprimées avant l’« occupation », et l’article 79 du Protocole additionnel étend cette protection aux journalistes dans les zones de conflit armé.

b) Le gouvernement défendeur

1083. Renvoyant aux règles gouvernant les procédures d’enregistrement des organismes de télédiffusion et de radiodiffusion et d’attribution de licences d’exploitation, ainsi qu’aux faits exposés par lui aux paragraphes 274‑306 ci-dessus, le gouvernement défendeur maintient que les allégations ici en cause sont infondées. Il avance que les autorités criméennes contribuent efficacement au développement de la radiotélédiffusion publique en donnant à tous les citoyens, quelle que soit leur origine nationale, la possibilité de participer activement à la prise de décisions dans ce domaine et de recevoir des informations dans leur langue maternelle, sans aucune restriction. Selon lui, les allégations de fermeture de chaînes de télévision sont tout aussi infondées et visent à déstabiliser la situation socio-politique. En conséquence, ces allégations d’interdiction de chaînes de télévision et de médias de masse ukrainiens et tatars en activité en « République de Crimée » ne seraient pas de nature à faire conclure à une violation de la liberté de pensée et d’expression.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’articulation entre les dispositions de la Convention et les règles du droit international humanitaire

1084. La Cour estime que les dispositions du DIH invoquées par le gouvernement requérant (paragraphe 1082 ci-dessus), pour autant qu’elles sont pertinentes, ne sont pas contraires à la Convention.

b) Principes généraux relatifs à l’article 10 de la Convention

1085. La Cour estime opportun de rappeler pour commencer les principes généraux découlant de sa jurisprudence en matière de pluralisme dans les médias audiovisuels (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, §§ 129-133, CEDH 2012 et, plus récemment, NIT S.R.L. c. République de Moldova [GC], no 28470/12, §§ 182, 185, 186, 5 avril 2022).

« 129. Comme [la Cour] l’a déjà souvent souligné, il n’est pas de démocratie sans pluralisme. La démocratie se nourrit de la liberté d’expression. Il est de son essence de permettre la proposition et la discussion de projets politiques divers, même ceux qui remettent en cause le mode d’organisation actuel d’un État, pourvu qu’ils ne visent pas à porter atteinte à la démocratie elle-même (voir Manole et autres c. Moldova, no 13936/02, § 95, CEDH 2009, et Parti socialiste et autres c. Turquie, 25 mai 1998, §§ 41, 45 et 47, Recueil 1998‑III).

130. À cet égard, la Cour observe que dans une société démocratique, il ne suffit pas, pour assurer un véritable pluralisme dans le secteur de l’audiovisuel, de prévoir l’existence de plusieurs chaînes ou la possibilité théorique pour des opérateurs potentiels d’accéder au marché de l’audiovisuel. Encore faut-il permettre un accès effectif à ce marché, de façon à assurer dans le contenu des programmes considérés dans leur ensemble une diversité qui reflète autant que possible la variété des courants d’opinion qui traversent la société à laquelle s’adressent ces programmes.

131. La liberté d’expression, consacrée par le paragraphe 1 de l’article 10, constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 41, série A no 103). La liberté de la presse et des autres médias d’information fournit à l’opinion publique l’un des meilleurs moyens de connaître et juger les idées et attitudes des dirigeants. Il incombe à la presse de communiquer des informations et des idées sur les questions débattues dans l’arène politique, tout comme sur celles qui concernent d’autres secteurs d’intérêt public. À sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Lingens, précité, §§ 41-42).

132. Les médias audiovisuels, tels que la radio et la télévision, ont un rôle particulièrement important à jouer à cet égard. En raison de leur pouvoir de faire passer des messages par le son et par l’image, ils ont des effets plus immédiats et plus puissants que la presse écrite (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 79, CEDH 2004-XI). La fonction de la télévision et de la radio, sources familières de divertissem*nt au cœur de l’intimité du téléspectateur ou de l’auditeur, renforce encore leur impact (Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 74, CEDH 2003-IX).

133. Une situation dans laquelle une fraction économique ou politique de la société peut obtenir une position dominante à l’égard des médias audiovisuels et exercer ainsi une pression sur les diffuseurs pour finalement restreindre leur liberté éditoriale, porte atteinte au rôle fondamental de la liberté d’expression dans une société démocratique telle que garantie par l’article 10 de la Convention, notamment quand elle sert à communiquer des informations et des idées d’intérêt général, auxquelles le public peut d’ailleurs prétendre (VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, §§ 73 et 75, CEDH 2001-VI ; voir également De Geillustreerde c. Pays-Bas, no 5178/71, décision de la Commission du 6 juillet 1976, § 86, Décisions et rapports (DR) 8, p. 13). Il en va de même lorsque la position dominante est détenue par un radiodiffuseur d’État ou un radiodiffuseur public. Ainsi, la Cour a déjà jugé que, du fait de sa nature restrictive, un régime de licence octroyant au diffuseur public un monopole sur les fréquences disponibles ne saurait se justifier que s’il peut être démontré qu’existe une nécessité impérieuse en ce sens (Informationsverein Lentia et autres, précité, § 39). »

1086. Pour être conforme à la Convention, une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », poursuivre un ou plusieurs buts légitimes au sens du paragraphe 2 de l’article 10, et être « nécessaire dans une société démocratique ».

1087. Les principes généraux relatifs à la question de savoir si une ingérence dans la liberté protégée par cet article était « prévue par la loi » ont été résumés dans les arrêts NIT S.R.L. (précité, §§ 157-161) et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano (précité, §§ 139-43).

1088. Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie la « nécessité dans une société démocratique » d’une ingérence donnée sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et se résument comme suit (voir, parmi beaucoup d’autres, Animal Defenders International c. Royaume‑Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013 (extraits), Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 131, CEDH 2015, et Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 132, 17 mai 2016) :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissem*nt de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

c) Application en l’espèce des principes susmentionnés

1089. Dans sa décision sur la recevabilité, la Cour a jugé que les incidents recensés par plusieurs OIG et ONG (par le HCDH dans son rapport de 2017, par le CDH de l’ONU dans ses observations finales de 2015 et par Human Rights Watch dans son rapport de 2014) et les conclusions auxquelles celles‑ci étaient parvenues constituaient un commencement de preuve suffisant de la réalité de la pratique administrative alléguée sur ce terrain. Ces documents, sur lesquels le gouvernement requérant s’appuie aussi au présent stade de la procédure, démontrent notamment qu’en mars 2014, toutes les chaînes de télévision ukrainiennes ont été fermées et que le seul journal en langue ukrainienne (Krymska) a été frappé d’une interdiction de diffusion. En outre, certains médias en langue tatare (le journal Avdet, les chaînes de télévision ATR et Lale, les stations de radio Meydan et Lider, l’agence de presse QHA et le site Internet 15minut) se sont vu refuser l’autorisation de se faire réenregistrer ou les licences d’exploitation requises par la législation de la Fédération de Russie et ont dû cesser leurs activités dans la péninsule. Des « mises en garde » officielles (émises par des agents du FSB ou le parquet de Crimée) ont souvent précédé la fermeture des médias dont les points de vue, articles ou programmes étaient tenus pour « extrémistes » (en raison, par exemple, de l’emploi des expressions « annexion » ou « occupation temporaire »). À cette fin, les autorités se sont appuyées sur les dispositions vagues et trop générales de la loi contre l’extrémisme pour contraindre les médias tatars à cesser de critiquer l’« occupation » de la Crimée par la Russie (paragraphe 1079 ci-dessus). Selon Roskomnadzor, l’organe officiel de régulation des médias de la Fédération de Russie, on ne comptait plus que 232 médias autorisés au 1er avril 2015 – soit à peine plus d’un an après que la Crimée fut devenue, au regard du droit russe, un sujet de la Fédération de Russie – contre les 3 000 médias qui étaient auparavant enregistrés selon la réglementation ukrainienne. Ces OIG et ONG ont également signalé que des journalistes avaient été victimes de harcèlement et d’intimidation.

1090. La Cour relève que ces informations concordent avec les éléments de preuve complémentaires qui lui ont été soumis, d’où il ressort que 161 émetteurs et 20 fréquences ont été perdus en Crimée (A 309), que la quasi-totalité des sociétés privées de radiodiffusion se sont vu retirer leurs fréquences en février 2015 (A 300), que Chernomorskaya TRC, l’une des plus importantes sociétés de télévision de Crimée, a été interdite de diffusion sur les réseaux câblés criméens, que les bureaux d’ATR ont été perquisitionnés par des agents du comité d’investigation de la Fédération de Russie et du Centre de lutte contre l’extrémisme et qu’une campagne d’intimidation systématique (illustrée par le cas concret de journalistes et de blogueurs) a été menée pour paralyser et réduire au silence le journalisme indépendant au moyen de perquisitions et de détentions arbitraires souvent motivées par les nécessités d’enquêtes ouvertes pour incitation à commettre des actes visant à porter atteinte à l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie, infraction réprimée par l’article 280.1 du code pénal russe.

1091. Le gouvernement requérant s’appuie également sur des pièces établies par ses autorités internes faisant état, entre autres, de la saisie des bureaux respectifs de Krymska Svitlytsia, un journal en langue ukrainienne, de Krym, une entreprise publique de radiotélédiffusion, et de la société Radioteleviziinyi peredavalnyi tsentr v AR Krym, de la confiscation de biens appartenant au journal Avdet, s’adressant aux Tatars de Crimée, de l’interruption de la publication de périodiques en langue ukrainienne tels que Dumka, Krymske slovo, Slovo Sevastopolya et Dzvin Sevastopolya, et d’attaques de hackers contre des publications en ligne d’expression ukrainienne telles que Media-Krym, Holos Tavrii et Ukrainskyi Kavkaz (A 308 et 309). Il affirme que, dans les premiers jours de l’« occupation », toutes les rédactions de la Crimée se sont vu assigner un responsable éditorial non officiel issu du FSB et ayant pour mission d’assumer les fonctions de rédacteur en chef et de censeur (A 315).

1092. Il ressort également des preuves produites par le gouvernement requérant qu’au cours de la période 2014-2019, plus de 350 journalistes et blogueurs ont été victimes de harcèlement en Crimée. Pour la seule période comprise entre le 26 février et le 22 mars 2014, « plus d’une centaine de cas de violation des droits des journalistes et des blogueurs ont été constatés en Crimée par 48 médias et 39 journalistes » (A 237). En outre, plus de 500 atteintes aux droits des journalistes et au principe de la liberté d’expression ont été recensées en Crimée par des militants ukrainiens des droits de l’homme, la plupart en 2014 et 2015 (A 318). Les autorités ukrainiennes ont relevé que depuis 2014, les chaînes de télévision ukrainiennes ne sont plus accessibles que sur Internet, via le service « Divan.TV » (A 230). La médiatrice ukrainienne a elle aussi confirmé que l’accès à certains sites Internet d’expression ukrainienne avait été bloqué (A 281). La réalité de certains des incidents susmentionnés a été établie par le parquet général d’Ukraine, qui a ouvert une enquête sur une série de violations alléguées des droits des journalistes en Crimée (A 183). Le gouvernement requérant avance que depuis mars 2014, l’espace de l’information et de la communication de la Crimée est organisé sur « le modèle de l’informatisation de la République de Crimée », qui est calqué sur la politique de l’information de l’État russe, et que « la Russie a de ce fait illégalement intégré la Crimée dans son espace d’information unique » (A 226-228).

1093. Le gouvernement défendeur confirme que depuis l’intégration de la Crimée parmi les sujets de la Fédération de Russie au regard du droit russe, c’est-à-dire depuis le 18 mars 2014, la fourniture des services publics de communication de masse est assurée conformément aux dispositions de la législation de la Fédération de Russie, qui obligent toutes les sociétés de radiodiffusion et de télédiffusion désireuses d’exercer leurs activités en Crimée à se voir (re)délivrer une licence d’exploitation par le Roskomnadzor selon les modalités prévues par les lois fédérales de la Fédération de Russie. Il ajoute que l’utilisation des radiofréquences est subordonnée à des règles analogues.

1094. à cet égard, le gouvernement défendeur reconnaît qu’un certain nombre de médias, parmi lesquels figuraient des médias s’adressant aux Tatars de Crimée (tels que la chaîne de télévision Chernomorskaya, les chaînes de télévision criméennes ATR T et Lale, la station de radio Meydan et le journal Avdet) n’ont pas obtenu de licence et ont cessé leurs activités en Crimée à l’expiration de la période transitoire (fixée au 1er avril 2015) au motif, selon lui, qu’ils n’avaient pas satisfait aux conditions d’enregistrement ou avaient décidé de leur propre chef d’y mettre un terme (paragraphes 288‑291 ci-dessus).

1095. En outre, le gouvernement défendeur affirme qu’un peu plus de 200 médias, dont certains s’exprimant en tatar de Crimée, ont poursuivi leurs activités en Crimée après le 1er avril 2015, c’est-à-dire après la date-butoir marquant la fin de la période de transition fixée par le « Traité d’intégration » – qui a été prolongée par une loi fédérale de la Fédération de Russie adoptée en novembre 2014 – pendant laquelle les nouveaux sujets de la Fédération devaient être incorporés dans le système économique, financier, bancaire et juridique de la Fédération de Russie (paragraphes 292 et 301 ci-dessus). Bien que ce chiffre corresponde au nombre des médias en activité en Crimée recensés dans le rapport du HCDH de 2017, le gouvernement défendeur ne conteste ni n’explique la diminution considérable de leur nombre par rapport à celui des médias auparavant autorisés à exercer leurs activités en Crimée en vertu de la législation ukrainienne, qui est passé de 3 000 à un peu plus de 200.

1096. La Cour relève également que le gouvernement défendeur ne répond pas aux allégations crédibles d’actes d’intimidation et de harcèlement systématiques visant des journalistes, aspect particulier de la pratique alléguée de répression des médias non russes. Le gouvernement défendeur n’avance pas d’arguments ni n’a produit de pièces susceptibles de réfuter les éléments de preuve déjà communiqués, qui tendent invariablement à démontrer l’existence d’une pratique – imputable à des agents de l’État défendeur – consistant à adresser des « avertissem*nts » à des journalistes, à les poursuivre et à les incarcérer au motif qu’ils auraient commis des actes visant à porter atteinte à l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie, infraction réprimée par l’article 280.1 du CPFR.

1097. Au vu de ce qui précède, la Cour estime disposer d’éléments suffisants pour établir, au niveau de preuve requis, l’existence, pendant la période considérée, d’actes assez nombreux et liés entre eux pour constituer, au sens de sa jurisprudence, une pratique administrative d’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression, à savoir :

i) le refus d’accorder des licences de radiodiffusion (voir, entre autres, Informationsverein Lentia et autres, 24 novembre 1993, § 27, série A no 276, § 27, Radio ABC c. Autriche, 20 octobre 1997, § 27, Recueil 1997‑VI, Leveque c. France (déc.), no 35591/97, 23 novembre 1999, United Christian Broadcasters Ltd c. Royaume-Uni (déc.), no 44802/98, 7 novembre 2000, Demuth c. Suisse, no 38743/97, § 30, CEDH 2002-IX, et Glas Nadezhda EOOD et Anatoliy Elenkov, no 14134/02, § 42, 11 octobre 2007). Peu importe, à cet égard, qu’une licence n’ait pas été octroyée à la suite d’une demande individuelle ou d’une participation à un appel d’offres (Meltex Ltd et Movsesyan c. Arménie, no 32283/04, § 74, 17 juin 2008) ;

ii) la révocation de licences de radiodiffusion de chaînes de télévision (NIT S.R.L., précité, § 150) ;

iii) la non-attribution de radiofréquences (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 137) ;

iv) l’émission, contre des sociétés privées de radiodiffusion, d’avertissem*nts pour diffusion d’émissions contrevenant à la loi, eu égard, notamment, au fait que de tels avertissem*nts ont eu pour effet de faire pression sur les sociétés concernées pour qu’elles s’abstiennent de diffuser toute émission susceptible d’être jugée contraire aux intérêts de l’État (Özgür Radyo-Ses Radyo Televizyon Yayın Yapım Ve Tanıtım A.Ş. c. Turquie (no 1), nos 64178/00 et 4 autres, § 73, 30 mars 2006, et Karastelev et autres, précité, § 74, où était en cause des avertissem*nts, des mises en garde et des ordonnances émis en application d’une loi « anti-extrémisme ») ; et

v) l’ouverture d’enquêtes pénales (Altuğ Taner Akçam c. Turquie, no 27520/07, § 75, 25 octobre 2011, où était en cause la simple possibilité de faire l’objet d’une enquête), des placements en détention provisoire (Ragıp Zarakolu c. Turquie, no 5064/12, § 79, 15 septembre 2020, et Sabuncu et autres c. Turquie, no 23199/17, § 230, 10 novembre 2020) et des condamnations (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 40, CEDH 2007-IV, et Kasabova c. Bulgarie, no 22385/03, § 50, 19 avril 2011).

1098. La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence susmentionnée trouvait une base légale dans des lois fédérales et d’autres normes édictées par l’État défendeur, puis mises en œuvre par des actes dérivés du droit russe adoptés par les autorités criméennes locales (paragraphe 931 ci-dessus). Elle considère que le caractère réglementaire, l’ampleur et l’application générale de la pratique administrative alléguée sur ce terrain confirment l’existence des éléments constitutifs de celle-ci, à savoir la répétition des actes incriminés et la tolérance officielle par les autorités concernées.

1099. Compte tenu des motifs exposés ci-dessus, qui l’ont conduite à conclure que la législation russe ne pouvait être considérée comme étant la « loi » applicable au sens de la Convention et que les actes individuels constitutifs de la pratique incriminée devaient être examinés à l’aune du droit ukrainien et non du droit russe, la Cour considère que la pratique administrative ici en cause, dont l’État défendeur porte la responsabilité, ne saurait passer pour « légale » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention (paragraphes 942 et 946 ci-dessus).

1100. En tout état de cause, la Cour estime également important de relever ce qui suit.

1101. Le gouvernement requérant soutient qu’en toute hypothèse, les normes juridiques sur lesquelles s’appuie le gouvernement défendeur ne satisfont pas à l’exigence qualitative de prévisibilité, car celui-ci invoque les « dispositions vagues et trop générales de [sa] législation (...) contre l’extrémisme » et l’article 280.1 du code pénal russe (qui réprime « l’incitation publique à commettre des actes visant à porter atteinte à l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie », paragraphe 1079 ci‑dessus). Comme indiqué au paragraphe 1089 ci-dessus, un certain nombre d’OIG et d’ONG se sont déclarées préoccupées par les « mises en garde contre l’extrémisme » adressées aux médias des Tatars de Crimée pour les contraindre « à cesser de critiquer l’occupation de la Crimée par la Russie ». De même, s’agissant de la liberté d’expression, l’invocation de la législation « anti-extrémisme » et de l’article 280.1 du CPFR a été critiquée par la Commissaire dans son rapport de 2023 (A 74), par la HRAM dans son rapport de 2015 (A 107), par l’Assemblée parlementaire (A 69), par Open Society Justice Initiative dans son rapport de 2018 (A 115) et dans les rapports de plusieurs ONG locales, telles que l’Union ukrainienne Helsinki pour les droits de l’homme (A 124), la Mission de terrain sur les droits de l’homme en Crimée (A 133), le Groupe criméen pour les droits de l’homme (A 135) ainsi que par l’IPHR dans son rapport de 2016 (A 116). Revêt une importance particulière à cet égard l’avis no 660/2011 adopté le 20 juin 2012 par la Commission de Venise, où celle‑ci a relevé un certain nombre de défaillances sur lesquelles la Cour s’était appuyée dans l’affaire Karastelev et autres (précitée, §§ 78-97) pour conclure que la loi fédérale relative à la lutte contre les activités extrémistes n’était pas prévisible quant à ses effets et n’assurait pas une protection adéquate contre le recours arbitraire aux procédures d’avertissem*nts, de mise en garde et d’ordonnances.

1102. Le gouvernement défendeur n’a formulé aucune observation à ce sujet et n’a produit aucun élément de preuve de nature à contredire – et moins encore à réfuter – ces critiques dirigées contre le manque allégué de prévisibilité de sa législation anti-extrémisme, qui aurait été utilisée pendant la période considérée pour étouffer la liberté d’expression en Crimée. La Cour renvoie aux conclusions auxquelles elle est parvenue aux paragraphes 944 et 991 ci-dessus au sujet de la question générale de la légalité et du DIH, qui s’appliquent aussi, dans la mesure pertinente, à la législation anti-extrémisme de la Fédération de Russie et à l’article 280.1 du CPFR.

1103. En outre, la Cour relève que le gouvernement défendeur n’a produit aucune pièce concernant les procédures ici en cause, notamment celles relatives à l’octroi de licences d’exploitation et à l’attribution de fréquences, lesquelles seraient subordonnées à des conditions qui, selon lui, n’ont pas été respectées par les médias concernés. Le gouvernement défendeur n’a pas davantage étayé son allégation selon laquelle certains médias avaient eux‑mêmes demandé leur fermeture (paragraphe 1094 ci-dessus). Observant que l’État défendeur est probablement le seul à être en possession de ces pièces, la Cour indique que, faute pour lui d’avoir produit le moindre élément de preuve malgré ses demandes répétées, elle peut en tirer des conclusions susceptibles de lui être défavorables (paragraphe 846 ci-dessus). En outre, en raison de ces manquements, le gouvernement défendeur n’a pas prouvé que l’ingérence litigieuse aurait été nécessaire au sens de l’article 10 de la Convention. S’agissant en particulier des « avertissem*nts » adressés à des journalistes ainsi que des poursuites et des incarcérations dont ils ont fait l’objet au motif qu’ils auraient commis des actes visant à porter atteinte à l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie (paragraphe 1096 ci-dessus), le gouvernement défendeur n’a pas démontré que la publication d’opinions tendant à la préservation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine eût incité à la violence ou en eût fait l’apologie de sorte qu’il eût été justifié pour lui de restreindre le droit du public à en être informé en utilisant le droit pénal pour peser sur les médias (voir, mutatis mutandis, Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999, et Dilipak c. Turquie, no 29680/05, § 62, 15 septembre 2015). La création d’une chaîne de télévision, d’une société de radiodiffusion et d’un service de rédaction tatars (paragraphes 294-298 ci‑dessus) ne peut compenser la diminution générale – constatée ci-dessus – du nombre de stations de télévision indépendantes destinées à la population tatare de Crimée. Dans le même ordre d’idées, quand bien même certains de ces médias resteraient accessibles en ligne, cette solution ne suppléerait pas suffisamment à l’absence d’offre de presse écrite et de chaînes de télévision classiques (paragraphes 282 et 303 ci-dessus).

1104. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut à l’existence, pendant la période considérée, d’une pratique administrative de « répression » de médias non russes – notamment la fermeture de chaînes de télévisions ukrainiennes et tatares – qui était non seulement illégale mais aussi, en tout état de cause, non nécessaire dans une société démocratique. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

7. Sur la violation alléguée de l’article 11 de la Convention

1105. Les griefs que le gouvernement requérant formule sous l’angle de l’article 11 de la Convention, tels qu’ils ont été délimités dans la décision sur la recevabilité (Ukraine c. Russie (Crimée), précitée, §§ 460-72), portent sur l’existence alléguée d’une pratique administrative d’interdiction de rassemblements publics et de manifestations organisés en soutien à l’Ukraine et à la communauté tatare, ainsi que d’intimidation et de détention arbitraire d’organisateurs de tels événements. L’article 11 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

1106. Le gouvernement requérant affirme qu’il n’y a pas de conflit entre l’article 11 et les dispositions pertinentes du DIH. Par ailleurs, il considère que le terme « loi » employé à l’article 11 doit être compris comme renvoyant à la loi ukrainienne, et non à la loi russe (paragraphes 910 et 922 ci‑dessus). En tout état de cause, il soutient que les « lois » ordinairement invoquées par les autorités pour justifier les ingérences dénoncées ne satisfont pas aux exigences qualitatives imposées par la Convention et n’offrent pas les garanties requises contre l’arbitraire, voire aucune garantie du tout.

1107. S’appuyant en particulier sur le caractère réglementaire de certaines des mesures employées pour réprimer la liberté de réunion, le gouvernement requérant soutient que l’existence des éléments d’une répétition d’actes et d’une tolérance officielle qui caractérisent une pratique administrative contraire à l’article 11 de la Convention est avérée.

b) Le gouvernement défendeur

1108. Le gouvernement défendeur renvoie aux dispositions pertinentes de la législation de la Fédération de Russie (à savoir la loi fédérale no 54‑FZ relative aux rassemblements, réunions, manifestations, marches ou piquets de protestation) et aux instruments juridiques des autorités locales criméennes relatifs à la déclaration et à la conduite des rassemblements publics. Il soutient que les autorités russes ont pleinement garanti à la population de la « République de Crimée » le droit à la liberté de réunion pacifique, conformément à l’article 11 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

1109. Les principes généraux pertinents relatifs à la liberté de réunion pacifique peuvent se résumer comme suit.

1110. Le droit à la liberté de réunion est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l’instar du droit à la liberté d’expression, l’un des fondements de pareille société. Dès lors, il ne doit pas faire l’objet d’une interprétation restrictive (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 91, et Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 98, 15 novembre 2018).

1111. Afin de parer au risque d’interprétation restrictive, la Cour s’est gardée d’expliciter la notion de réunion, en laquelle elle voit une notion autonome, ou d’énumérer limitativement des critères permettant de la définir. Elle a précisé lorsqu’il y avait lieu que le droit à la liberté de réunion couvre à la fois les réunions privées et celles tenues sur la voie publique, ainsi que les réunions statiques et les défilés publics, et qu’il peut être exercé par les participants au rassemblement et par les organisateurs de celui-ci. Elle a ajouté que l’article 11 de la Convention ne protège que le droit à la liberté de « réunion pacifique », notion qui n’englobe pas les réunions dont les organisateurs et participants ont des intentions violentes. Les garanties de cette disposition s’appliquent donc à tous les rassemblements, à l’exception de ceux dont les organisateurs ou les participants sont animés par de telles intentions, incitent à la violence ou renient d’une autre façon les fondements de la société démocratique (ibidem, § 98).

1112. Les États doivent non seulement s’abstenir d’apporter des restrictions indirectes abusives au droit de réunion pacifique mais également protéger ce droit. Si l’article 11 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice de ses droits protégés, il peut engendrer de surcroît des obligations positives afin d’assurer la jouissance effective de ces droits (Kudrevičius et autres [GC], précité, § 158, et Chernega et autres c. Ukraine, no 74768/10, § 222, 18 juin 2019).

1113. Point n’est besoin que l’ingérence consiste en une interdiction totale, de jure ou de facto : elle peut découler de diverses autres mesures prises par les autorités. Le terme « restrictions » figurant à l’article 11 § 2 doit s’interpréter comme englobant non seulement les mesures prises avant ou pendant une réunion, mais également des mesures – notamment d’ordre répressif – prises ultérieurement. Par exemple, une interdiction préalable peut avoir un effet dissuasif sur les personnes ayant l’intention de participer à une manifestation et donc s’analyser en une ingérence, même si l’événement en question se déroule par la suite sans entraves des autorités. Le refus d’autoriser une personne à voyager aux fins de participer à une réunion constitue également une ingérence, comme certaines mesures prises par les autorités pendant une manifestation, par exemple la dispersion de celle-ci ou l’arrestation des participants, ou encore les amendes infligées pour participation à une manifestation (Kudrevičius et autres, précité, § 100).

1114. Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de cette disposition et est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (ibidem, § 102, voir aussi Laguna Guzman c. Espagne, no 41462/17, § 44, 6 octobre 2020).

1115. En l’espèce, la Cour prend note des éléments de preuve produits par le gouvernement requérant. Dans son rapport de 2017, le HCDH indiquait notamment que « les possibilités de se réunir ou de se rassembler pacifiquement en Crimée [avaient] considérablement été réduites depuis mars 2014 ». Il ajoutait que « les rassemblements publics à l’initiative de groupes ou de personnes qui n’[avaient] pas de liens avec les autorités de la Fédération de Russie en Crimée ou qui consid[éraient] que la Crimée demeur[ait] partie intégrante de l’Ukraine [étaient] systématiquement interdits et empêchés ». Il signalait la mise en place de « mesures juridiques restrictives », telles qu’une loi adoptée par le Parlement de Crimée en août 2014, énonçant notamment que « les organisateurs de rassemblements publics [devaient] être des citoyens de la Fédération de Russie et (...) [devaient] déposer une demande officielle d’autorisation (...) ». Il indiquait en outre que « le 23 septembre 2014, le parquet de Crimée [avait] déclaré que « toute action tendant à la non-reconnaissance de la Crimée comme faisant partie de la Fédération de Russie donnera[it] lieu à des poursuites » » et « qu’en conséquence, tout rassemblement de personnes demandant la restitution de la Crimée à l’Ukraine ou exprimant leur loyauté envers l’Ukraine [était] en pratique devenu contraire à la loi ». Il signalait également la promulgation « d’interdictions générales de longue durée visant la tenue de rassemblements publics » ainsi que des refus d’autorisation fondés sur « des formalités procédurales qui ne sembl[aient] ni nécessaires pour justifier une interdiction ni proportionnées ou conformes à un intérêt public général », ou sur « des affirmations non étayées selon lesquelles des messages « extrémistes » ou « séparatistes » seraient diffusés ». Ce rapport indiquait également que « les rassemblements spontanés donn[aient] lieu à des sanctions », que ceux qui y participaient « [étaient] régulièrement arrêtés et interrogés des heures durant, et se [voyaient] infliger des amendes » et que, de ce fait, « l’espace d’expression publique de la culture et de l’identité ukrainiennes [s’était] considérablement rétréci » (A 102).

1116. Ces constats concordent avec ceux qui sont dressés par plusieurs ONG, telles que Human Rights Watch et Amnesty International, et par des organisations locales qui ont rendu compte de cette situation. Ces organisations ont notamment relevé dans leurs rapports l’adoption de « formalités administratives destinées à faire obstacle à toute manifestation publique ou à tout autre rassemblement susceptible d’être perçu comme hostile au nouveau régime » ainsi que l’édiction de lois « au libellé imprécis adoptées en matière d’extrémisme pour adresser plusieurs « avertissem*nts anti-extrémistes » au Mejlis, l’organe représentatif des Tatars de Crimée, et [pour] interdi[re] à la communauté tatare d’organiser des rassemblements publics de masse ». Ces organisations ont fait état de l’émission d’« une interdiction temporaire à l’égard de tout événement public en Crimée », qui « visait clairement la communauté des Tatars de Crimée ». Elles ont relevé que « le 16 mai, Sergey Aksionov [Aksenov], Premier ministre de facto de la Crimée, [avait] annoncé l’interdiction jusqu’au 6 juin de toute réunion publique en Crimée », afin d’« empêcher d’éventuelles provocations par des extrémistes, qui [étaient] parvenus à pénétrer sur le territoire de la République de Crimée », et « d’éviter que la saison estivale soit perturbée » (Human Rights Watch, Amnesty International, Groupe criméen pour les droits de l’homme, Centre des libertés civiles, IPHR et Truth Hounds, A 110, 111, 117, 121, 135 et 138).

1117. En outre, les rapports susmentionnés indiquent que les autorités locales ont refusé que certaines réunions ou manifestations publiques se tiennent à l’endroit ou suivant l’itinéraire prévu par les organisateurs et qu’à l’occasion d’autres rassemblements analogues, dont certains s’étaient déroulés en dehors de la période considérée, de nombreux militants et manifestants ont été interrogés, placés en détention, poursuivis et condamnés pour des infractions administratives de trouble à l’ordre public réprimées par le droit russe.

1118. Le gouvernement requérant ajoute aux déclarations susmentionnées des témoignages de protagonistes directs qui ont confirmé avoir été interrogés et placés en détention pour avoir participé à des manifestations publiques qui s’étaient déroulées pendant la période considérée (paragraphe 143 ci-dessus et А 406-410). Des autorités ukrainiennes telles que le procureur général et la médiatrice ukrainienne ont elles aussi fait état de tels incidents (A 185, 187, 188 et A 265). Par ailleurs, le gouvernement requérant cite plusieurs jugements de tribunaux russes ayant infligé des amendes à des personnes reconnues coupables d’avoir participé à des rassemblements ou à des manifestations en Crimée (paragraphe 149 ci‑dessus et A 328 et 329). L’implication de membres des CSDF, de représentants des « autorités répressives d’occupation », d’agents de la police locale et de membres des forces armées russes dans les incidents rapportés ci‑dessus a été établie.

1119. Pour sa part, le gouvernement défendeur expose les grandes lignes des lois fédérales pertinentes de la Fédération de Russie et des textes législatifs adoptés par les autorités criméennes après le « Traité d’intégration » du 18 mars 2014 et en application de la Constitution de la Fédération de Russie et des lois fédérales russes. Il explique que les normes en question régissent la procédure à suivre pour organiser des réunions et manifestations publiques ainsi que les compétences des autorités fédérales et locales en la matière (paragraphes 310-325 ci-dessus). Il soutient, sans autre argument ou explication, que l’État défendeur a pleinement garanti à la population de la « République de Crimée » la liberté de réunion pacifique, conformément à l’article 11 de la Convention (paragraphe 1108 ci-dessus).

1120. La Cour relève que les arguments exposés par le gouvernement défendeur sont circonscrits à la procédure de notification et de validation prévue par la loi russe et mise en œuvre par des actes juridiques adoptés par les autorités locales de facto de la Crimée après l’intégration de celle‑ci, au regard du droit russe, à la Fédération de Russie.

1121. Toutefois, la Cour estime que les éléments de preuve dont elle dispose renferment des informations qui corroborent les allégations du gouvernement requérant selon lesquelles la tenue de rassemblements publics a été systématiquement interdite ou empêchée (paragraphe 147 ci‑dessus). Ces éléments suffisent à démontrer l’existence, pendant la période considérée, d’actes nombreux et liés entre eux constitutifs d’une ingérence dans l’exercice de la liberté de réunion pacifique au sens de la jurisprudence de la Cour, tels que la promulgation « d’interdictions générales de longue durée visant la tenue de rassemblements publics », des refus d’autorisation fondés sur « des formalités procédurales (ou administratives) », des mesures générales (décisions) imposant l’interdiction temporaire de tout rassemblement public indépendamment des circonstances propres à chaque situation (Christians Against Racism and Fascism c. Royaume‑Uni, no 8440/78, décision de la Commission du 16 juillet 1980, DR 21, p. 138), des interdictions visant le déroulement de manifestations publiques dans certains lieux ou selon certains itinéraires (Lashmankin et autres c. Russie, nos 57818/09 et 14 autres, § 405, 7 février 2017), des contre-manifestations et des agressions perpétrées par des non-participants (Berkman c. Russie, no 46712/15, § 47, 1er décembre 2020), des avertissem*nts, des interrogatoires, des placements en détention ainsi que des amendes pour infractions administratives (Rai et Evans c. Royaume-Uni, nos 26258/07 et 26255/07, 17 novembre 2009, Galstyan c. Arménie, no 26986/03, § 117, 15 novembre 2007, et Navalnyy, précité, §§ 106 et 113).

1122. Le gouvernement requérant soutient, sans être contredit par le gouvernement défendeur, que les mesures incriminées étaient fondées sur des dispositions du droit de la Fédération de Russie ou sur des actes dérivés du droit russe adoptés par les autorités criméennes locales après le « Traité d’intégration » (paragraphe 931 ci-dessus). Le caractère réglementaire, l’ampleur et l’intensité de la pratique alléguée telles que décrites ci-dessus confirment l’existence de la « répétition d’actes » et de la « tolérance officielle » caractérisant l’existence d’une pratique administrative sur ce terrain.

1123. Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue ci-dessus, voulant que la législation russe ne puisse être considérée comme étant la « loi » applicable au sens de la Convention et que les actes individuels constitutifs de la pratique incriminée doivent être examinés à l’aune des exigences du droit ukrainien et non du droit russe, la Cour considère que la pratique administrative ici en cause, dont l’État défendeur ne nie pas être responsable, ne saurait passer pour « légale » (paragraphes 942 et 946 ci‑dessus).

1124. Toutefois, même à supposer que l’ingérence susmentionnée puisse passer pour avoir été « prévue par la loi », comme le soutient le gouvernement défendeur, et que cette « loi » ait satisfait à l’exigence qualitative de prévisibilité, la Cour n’aperçoit aucun élément de nature à lui faire conclure qu’elle était nécessaire dans une société démocratique. Dans les rapports susmentionnés, les organisations concernées se disaient vivement préoccupées par le fait que les mesures incriminées ne semblaient « ni nécessaires pour justifier une interdiction ni proportionnées ou conformes à un intérêt public général » et qu’elles étaient fondées sur « des affirmations non étayées selon lesquelles des messages « extrémistes » ou « séparatistes » seraient diffusés ». À cet égard, la Cour souligne que la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention protège aussi les manifestations susceptibles de heurter ou mécontenter des éléments hostiles aux idées ou aux revendications qu’elles veulent promouvoir. Toute mesure entravant la liberté de réunion et d’expression en dehors des cas d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques – aussi choquants et inacceptables que puissent sembler certains points de vue ou termes utilisés aux yeux des autorités – dessert la démocratie, voire, souvent, la met en péril (Kudrevičius et autres, précité, § 145, et Annenkov et autres c. Russie, no 31475/10, § 131, 25 juillet 2017). Le fait qu’un groupe de personnes aient en l’espèce appelé à la préservation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine ne justifie pas nécessairement l’interdiction de leurs rassemblements. Revendiquer des changements territoriaux dans des discours et manifestations ne s’analyse pas automatiquement en une menace pour l’intégrité territoriale et la sécurité nationale du pays (voir, a contrario, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 97, CEDH 2001-IX, où certains dirigeants de l’association requérante – et des factions de celle-ci – demandaient l’autonomie ou même la sécession d’une partie du territoire du pays).

1125. En outre, des participants à des manifestations publiques qui avaient exprimé leur loyauté envers l’Ukraine ou la culture ukrainienne ou envers celle des Tatars de Crimée ont été poursuivis et condamnés comme auteurs de l’infraction administrative de troubles à l’ordre public. À cet égard, la Cour tient à souligner que si des ingérences dans l’exercice du droit à la liberté de réunion peuvent en principe se justifier pour la défense de l’ordre et la prévention du crime, ainsi que pour la protection des droits et des libertés d’autrui lorsque les manifestants se livrent à des actes de violence (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 251, CEDH 2011 (extraits)), c’est aux autorités qu’il incombe de prouver la réalité des intentions violentes prêtées aux organisateurs d’une manifestation (Parti populaire démocrate‑chrétien c. Moldova (no 2), no 25196/04, § 23, 2 février 2010).

1126. De surcroît, il incombait au gouvernement défendeur de démontrer que les pouvoirs publics avaient fait preuve d’une certaine tolérance à l’égard d’événements publics susceptibles de perturber certains aspects de la vie quotidienne (Kudrevičius et autres, précité, §§ 97 et 155).

1127. Toutefois, comme indiqué ci-dessus, le gouvernement défendeur s’est borné dans ses observations à exposer le cadre juridique général dans lequel s’inscrivait la mesure incriminée, sans avancer le moindre argument relatif aux faits et aux motifs juridiques qui avaient justifié les mesures litigieuses. Il n’a pas non plus contesté les allégations formulées ci-dessus, et n’a pas précisé quels étaient les buts légitimes censément poursuivis ni expliqué en quoi ces mesures pouvaient passer pour proportionnées. En outre, il n’a pas produit de copie de jugements qui auraient permis à la Cour de déterminer si les normes appliquées par les autorités nationales étaient conformes aux principes consacrés par l’article 11 et si les décisions prises par elles étaient fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Kudrevičius et autres, précité, § 143, et Körtvélyessy c. Hongrie, no 7871/10, § 26, 5 avril 2016).

1128. Dans ces conditions, et conformément à son approche en matière de preuve exposée aux paragraphes 846-854 ci-dessus, la Cour conclut que l’existence, pendant la période considérée, d’une pratique administrative d’interdiction de rassemblements publics et de manifestations de soutien à l’Ukraine et à la communauté tatare ainsi que d’intimidations et de détentions arbitraires visant les organisateurs de tels événements est établie et que la nécessité de cette pratique dans une société démocratique n’a pas été démontrée. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.

8. Sur la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention

1129. Les griefs que le gouvernement requérant formule sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, tels qu’ils se trouvent délimités par la décision sur la recevabilité (Ukraine c. Russie (Crimée), précitée, §§ 480-487), portent sur l’existence alléguée d’une pratique administrative d’expropriation, sans indemnisation, de biens appartenant à des personnes civiles et à des entreprises privées. L’article 1 du Protocole no 1 à la Convention est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

1130. Le gouvernement requérant soutient qu’il n’y a pas de conflit entre les exigences découlant de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et celles résultant du DIH applicable (il fait référence à la règle 51 de l’étude du CICR sur le droit international humanitaire coutumier et à l’article 52 du Règlement de La Haye).

1131. Il réitère ses arguments selon lesquels les expropriations dénoncées doivent être examinées au regard du droit ukrainien et non du droit russe. Il en déduit qu’elles ne peuvent pas être considérées comme ayant été mises en œuvre dans des conditions « prévues par la loi ». Il déclare qu’en tout état de cause, même si à maintes reprises des expropriations ont été opérées en application de la législation russe, les dispositions appliquées ne répondaient pas aux exigences qualitatives découlant de l’article 1 du Protocole no 1, car, dit-il, elles n’ont pas offert les garanties procédurales requises et n’avaient de lien avec aucun but légitime. Selon le gouvernement requérant, rien n’indique qu’une telle politique de nationalisation ait cherché à répondre à des « nécessités militaires ». À ses yeux, les éléments de preuve démontrent que, pendant la période considérée, la Fédération de Russie a orchestré, par des mesures juridiques et administratives, une saisie systématique de biens privés, retirant tout pouvoir économique à la péninsule. De plus, la Fédération de Russie aurait toléré la saisie de biens privés par les CSDF et d’autres acteurs. La pratique administrative alléguée sur ce terrain aurait également constitué un moyen de persécuter les Tatars de Crimée et les personnes opposées à l’« occupation » russe.

b) Le gouvernement défendeur

1132. Le gouvernement défendeur soutient que, en adoptant les textes réglementaires concernant le transfert de la propriété de biens immobiliers à la « République de Crimée », le Conseil national de la « République de Crimée » a agi dans le cadre des pouvoirs que la loi lui conférait, dans l’intérêt général et en conformité avec la Convention ainsi que la loi constitutionnelle fédérale no 6-FKZ du 21 mars 2014. Il indique que les mesures en question ont été adoptées en application du « traité d’intégration », lequel, dit-il, est à considérer au regard de l’article 15 de la Constitution de la Fédération de Russie comme faisant partie intégrante de l’ordre juridique de cet État. Il expose que la loi constitutionnelle fédérale no 6‑FKZ a conféré à la « République de Crimée » et à la « ville fédérale de Sébastopol » le droit de réglementer (au moyen de textes réglementaires), avant le 1er janvier 2017 et en coordination avec l’organe exécutif fédéral, les questions liées à la propriété, telles que l’urbanisme, les liens entre terres agricoles et forêts, l’enregistrement au cadastre des biens immobiliers et l’enregistrement des droits de propriété et transactions immobilières. Il soutient que ces mesures, comme d’autres mesures à caractère réglementaire, démontrent que l’État défendeur a édicté des règles pour l’ensemble des questions touchant à la propriété.

1133. Le gouvernement défendeur reconnaît que des biens publics appartenant à l’Ukraine ont été transférés à la « République de Crimée » et à la ville de Sébastopol. Il indique que, par ailleurs, les biens qui appartenaient à des organisations syndicales ont été transférés aux sections desdites organisations qui étaient situées et enregistrées en « République de Crimée » à l’époque de la déclaration d’indépendance de la Crimée, et qui ont été réenregistrées, conformément à la législation de la Fédération de Russie, en tant qu’organisations syndicales indépendantes. Le gouvernement défendeur estime dénuées de fondement les allégations du gouvernement requérant relatives à la nationalisation d’organisations syndicales, d’établissem*nts bancaires, d’entreprises d’État entrant dans la catégorie des « organisations non gouvernementales » et d’autres entités en faveur de la ville de Sébastopol.

2. Appréciation de la Cour

a) Le droit international humanitaire pertinent

1134. Selon les arguments du gouvernement requérant, qui ne sont pas contredits par le gouvernement défendeur, les dispositions pertinentes du DIH concernant ce grief sont la règle 51 de l’étude du CICR sur le droit international humanitaire coutumier et l’article 52 du Règlement de La Haye. En sa partie pertinente, la règle 51 de l’étude du CICR dispose que « la propriété privée doit être respectée et ne peut être confisquée, sauf si la destruction ou la saisie de ces propriétés est exigée par d’impérieuses nécessités militaires ».

L’article 52 du Règlement de La Haye se lit ainsi : « Des réquisitions en nature et des services ne pourront être réclamés des communes ou des habitants, que pour les besoins de l’armée d’occupation (...) Ces réquisitions et ces services ne seront réclamés qu’avec l’autorisation du commandant dans la localité occupée. Les prestations en nature seront, autant que possible, payées au comptant ; sinon, elles seront constatées par des reçus, et le paiement des sommes dues sera effectué le plus tôt possible. »

1135. Eu égard aux griefs soulevés en l’espèce et au fait que le gouvernement défendeur n’a mentionné aucune des exceptions prévues par le DIH, il n’y a pas de conflit entre l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et les dispositions susmentionnées du DIH, lesquelles prévoient de manière générale le droit au respect des biens, dont la privation n’est possible qu’en cas d’« impérieuses nécessités militaires » ou « pour les besoins de l’armée d’occupation ». Elles prévoient en outre une indemnisation en cas de réquisition (voir, mutatis mutandis, Géorgie c. Russie (II), précité, § 199).

b) Principes pertinents tirés de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 1 du Protocole no 1

1136. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, en appliquant les lois qu’ils estiment nécessaires à cette fin. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi beaucoup d’autres, Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], no 40167/06, § 217, CEDH 2015).

c) Application en l’espèce des principes susmentionnés

1137. En l’espèce, la Cour souligne la concordance des informations contenues dans les divers rapports d’organisations internationales et d’ONG qui concernent la « « nationalisation » d’entreprises privées » et « de très nombreuses expropriations (nationalisations) de biens publics et privés (...) sans indemnisation ni application des dispositions du DIH relatives à la protection des biens contre la saisie et la destruction ». Ces rapports indiquent que les autorités de facto de la Crimée ont établi une « liste de biens considérés comme appartenant à la République de Crimée, englobant des hôtels, logements privés, locaux non résidentiels, marchés, stations-services, parcelles de terrain et biens meubles (...) ». Ils révèlent également qu’« [e]n plus de la liste des (...) biens (...) désignés en mars 2014 pour être nationalisés, d’innombrables (...) biens (...) privés auraient également été saisis (...) » au cours de la période considérée. Il est encore précisé qu’« [a]u 12 septembre 2017, l’annexe contenant la liste des biens nationalisés (...) comport[ait] (...) 4 618 biens immobiliers publics et privés « nationalisés » (paragraphe 35 du rapport du Commissaire ; paragraphes 16 et 170-175 du rapport du HCDH de 2017 ; paragraphes 67-70 du rapport du BIDDH et du HCMN de 2015 ; paragraphe 37 du rapport du Secrétaire général de 2020 ; rapport de l’Union ukrainienne pour les droits de l’homme (2017) et de l’IPHR (2016) (A 123, 124, 73, 94, 102, 108 et 116-118).

1138. Les informations susmentionnées sont également corroborées par un certain nombre de sentences arbitrales rendues dans le cadre de l’Accord du 27 novembre 1998 entre le gouvernement de la Fédération de Russie et le Conseil des ministres de l’Ukraine en matière d’encouragement et de protection réciproque des investissem*nts (voir, en particulier, Everest Estate LLC et al. c. la Fédération de Russie (CPA, affaire no 2015-36, 2 mai 2018) et Public Joint Stock Company “State Savings Bank of Ukraine” (JSC Oschadbank) c. la Fédération de Russie (CPA, affaire no 2016‑14, 26 novembre 2018 ; A 92).

1139. En mars 2014 et en mai 2015, le parquet ukrainien a engagé des poursuites pénales contre les membres d’« organes illégalement constitués » en Crimée, soupçonnés d’avoir conduit « à grande échelle des destructions et détournements de biens non justifiés par des nécessités militaires et exécutés de manière illégale et sans but » (lettre du parquet général, A 167). De plus, l’applicabilité directe de certaines lois fédérales de la Fédération de Russie a entraîné, pour toutes les personnes physiques et morales non russes de Crimée, la perte du droit de propriété sur les terres arables et les terrains situés dans les « zones frontalières » (A 11 et 12).

1140. Le gouvernement défendeur a admis qu’il y avait eu un « transfert de propriété de biens immobiliers au profit de l’État de la République de Crimée » (paragraphes 326, 329 et 1132 ci-dessus). Il a confirmé l’existence de la « liste de biens » (évoquée dans les rapports susmentionnés) et a ajouté que celle-ci incluait des biens privés transférés à la « République de Crimée ». Il a expliqué que les droits d’anciens propriétaires sur des terrains et autres biens immobiliers avaient été annulés à la date à laquelle ces biens avaient été inscrits sur la liste. Il a ajouté que ces biens avaient été alloués à des entreprises publiques de la « République de Crimée » créées à cette fin (paragraphes 321 et 322 ci‑dessus).

1141. Partant, la Cour constate que, pendant la période considérée, la Crimée a connu une campagne systématique d’expropriation/de nationalisation à grande échelle de biens appartenant à des personnes civiles et à des entreprises privées, et qu’il en est résulté un transfert de propriété effectif. Cette ingérence s’analyse en une privation de propriété, au sens du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

1142. La Cour rappelle que, pour être jugée compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une ingérence doit avant tout être légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi ». La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux de toute société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (voir, parmi d’autres, Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 94, 11 décembre 2018, G.I.E.M. S.r.l. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 292, 28 juin 2018, et Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II).

1143. Dans la présente affaire, les éléments disponibles contiennent des informations concordantes indiquant que les ingérences à grande échelle dans l’exercice des droits de propriété de personnes civiles et d’entreprises privées reposaient sur un ensemble de résolutions/lois des autorités locales de facto de la Crimée et sur les lois fédérales de la Fédération de Russie, et qu’elles ont été menées par des membres des CSDF et par les « autorités russes en Crimée » (voir les rapports d’organisations internationales susmentionnés). Le gouvernement défendeur a confirmé que les mesures litigieuses étaient fondées sur des textes réglementaires pris par le Conseil national de la « République de Crimée », adoptés conformément au « traité d’intégration », lequel – a-t-il indiqué – était à considérer au regard de l’article 15 de la Constitution de la Fédération de Russie comme faisant partie intégrante de l’ordre juridique de cet État. Les textes en question découlaient de la loi constitutionnelle fédérale no 6-FKZ et ils ont été adoptés en coordination avec les organes exécutifs fédéraux et en application de certaines lois fédérales de la Fédération de Russie. Le gouvernement défendeur a reconnu que les mesures litigieuses étaient de son fait (paragraphe 1132 ci-dessus et paragraphes 326-336 ci-dessous).

1144. Dès lors, les parties s’accordent à considérer que l’ingérence litigieuse reposait sur une base légale dans le droit de la Fédération de Russie, de façon directe ou par le biais de textes réglementaires pris par les autorités locales de facto de la Crimée en tant qu’actes dérivés du droit russe (paragraphe 931 ci‑dessus). Le caractère réglementaire de la pratique alléguée et son application générale confirment l’existence des deux éléments que sont la « répétition des actes » et la « tolérance officielle », qui caractérisent la pratique administrative concernant les présents griefs. Le gouvernement défendeur approuve ces mesures, qui ont été appliquées en coordination avec des organes fédéraux et, de plus, il ne conteste pas leur mise en œuvre à grande échelle.

1145. Compte tenu de sa conclusion exposée ci-dessus, qui exclut que la législation russe puisse être considérée comme étant la « loi » applicable au sens de la Convention et veut que les actes individuels constitutifs de la pratique incriminée soient examinés à l’aune du droit ukrainien et non du droit russe, la Cour estime que la pratique administrative en cause, dont l’État défendeur est responsable, n’était pas « légale » (paragraphes 942 et 946 ci‑dessus).

1146. Eu égard toutefois aux circonstances particulières de l’affaire, la Cour juge important de continuer de rechercher, d’une part, si la « loi » (russe), à supposer que l’on puisse se fonder sur celle‑ci, répondait à l’exigence qualitative de prévisibilité, et, d’autre part, si l’ingérence en cause était proportionnée à un intérêt général qui aurait été poursuivi.

1147. À ce sujet, la Cour rappelle qu’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de la Convention qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences n’ont pas nécessairement besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue : l’expérience révèle qu’une telle certitude est hors d’atteinte. Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle s’adresse. En particulier, une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique (voir, par exemple, Soun c. Russie, no 31004/02, § 27, 5 février 2009, et Osmanyan et Amiraghyan c. Arménie, no 71306/11, § 53, 11 octobre 2018). La Cour a dit que toute ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de droits protégés par l’article 1 du Protocole no 1 doit également poursuivre un but légitime d’intérêt général, mais elle a reconnu que les États conservent néanmoins une ample marge d’appréciation s’agissant de mesures en matière politique, économique ou sociale. En outre, l’article 1 du Protocole no 1 exige qu’une ingérence soit raisonnablement proportionnée au but qu’elle poursuit. Le juste équilibre à préserver sera détruit si l’individu concerné supporte une charge spéciale et exorbitante (voir, parmi d’autres, G.I.E.M. S.r.l. et autres, § 293, et Lekić, §§ 105 et 110, tous deux précités).

1148. La Cour observe que les organisations internationales susmentionnées ont relevé de nombreuses défaillances dans le modèle de nationalisation mis en œuvre au cours de la période considérée. Leurs rapports indiquent en particulier que les textes réglementaires pertinents ont fait l’objet de « modifications fréquentes, qui (...) ont porté atteinte à la sécurité juridique et aux garanties contre l’arbitraire » (rapport du HCDH de 2017, A 102). À cet égard, il est fait référence à la résolution no 505-1/15 du Parlement de Crimée du 27 février 2015, qui « [a] été modifiée cinquante-six fois » (rapport du HCDH de 2017, A 102). En outre, il est noté que la résolution no 2085-6/14 (également évoquée par le gouvernement défendeur ; paragraphes 320 et 331 ci-dessus), à laquelle était annexée la « liste [susmentionnée] des biens considérés comme appartenant à la République de Crimée », « ne présent[ait] pas de critères pour la nationalisation ni, dans la plupart des cas, d’informations sur les propriétaires des biens nationalisés ». De même, les rapports en question expriment de vives préoccupations, observant que la loi en cause « n’établi[ssait] pas de procédure pour l’achat de biens, et (...) ne prévo[yait] ni obligation de notification effective au propriétaire du bien qui [était] nationalisé, ni recours » (A 108). Dans l’affaire Public Joint Stock Company “State Savings Bank of Ukraine” (JSC Oschadbank) c. la Fédération de Russie (CPA, affaire no 2016‑14, 26 novembre 2018), la Cour permanente d’arbitrage a également noté que le cadre juridique applicable à la cessation des activités des banques ukrainiennes « ne visait même pas à l’instauration d’un processus d’évaluation convenable ou de moyens permettant concrètement aux banques ukrainiennes de se défendre » (A 92). Les rapports indiquent tous, de manière concordante, que des biens privés ont été nationalisés sans indemnisation.

1149. À ce stade, la Cour tient à souligner que l’existence de procédures judiciaires présentant les garanties procédurales requises et permettant aux juridictions nationales de statuer de manière effective et équitable dans toute affaire touchant à des questions de propriété est un facteur à prendre en compte dans le contrôle de proportionnalité effectué au titre de l’article 1 du Protocole no 1 (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007-I, et Bistrović c. Croatie, no 25774/05, § 33, 31 mai 2007). De même, sans le versem*nt d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive qui ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 (Les saints monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, §§ 70 et 71, série A no 301-A, Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 48, CEDH 1999-II, et Bistrović, précité, § 34).

1150. L’existence de ces défaillances, également évoquée par le gouvernement requérant (paragraphes 150 et 153 ci-dessus), n’a pas été abordée, et encore moins réfutée, par le gouvernement défendeur. Celui‑ci n’a d’ailleurs produit aucun élément qui soit de nature à mettre en doute la véracité des allégations ci‑dessus relatives à un défaut de prévisibilité des mesures législatives mentionnées et au caractère disproportionné de la privation de biens incriminée. En outre, il n’a présenté aucun argument ni aucun élément donnant à penser que la pratique administrative dénoncée sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 aurait été justifiée par d’« impérieuses nécessités militaires » ou par « les besoins de l’armée d’occupation », comme requis par les dispositions susmentionnées du DIH (paragraphes 1134 et 1135 ci‑dessus).

1151. Dès lors, la Cour conclut que la pratique administrative d’expropriation, sans indemnisation, de biens appartenant à des personnes civiles et à des entreprises privées pendant la période considérée a emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

9. Sur la violation alléguée de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention

1152. Sous l’angle de cette disposition, le gouvernement requérant se plaint d’un « bannissem*nt de la langue ukrainienne dans les écoles et [d’actes de] persécution visant des écoliers ukrainophones ».

1153. L’article 2 du Protocole no 1 à la Convention est ainsi libellé :

« Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’État, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. »

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

1154. Sur le terrain de cette disposition, le gouvernement requérant dénonce une pratique administrative incompatible avec la Convention. Il considère qu’il n’y a pas de conflit entre l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention et les règles applicables du DIH (article 50 de la quatrième Convention de Genève).

1155. Le gouvernement requérant estime que les éléments du dossier démontrent que, pendant la période considérée, la Fédération de Russie a instauré un climat de plus en plus hostile à la langue ukrainienne et mené une politique éducative qui n’a pas protégé le droit à un enseignement dans cette langue ; il y voit une violation de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention. À ce sujet, il évoque le décret no 651, concernant un « programme public pour le développement de l’enseignement et des sciences en République de Crimée pour la période 2015-2017 », programme qui n’aurait pas envisagé la possibilité pour un élève d’accéder à l’enseignement dans sa langue maternelle. Il considère que l’absence concrète d’établissem*nts dispensant un enseignement en ukrainien ou en tatar de Crimée et le fait d’obliger les élèves à étudier exclusivement en russe ont privé les non‑russophones de possibilités d’accéder à l’instruction elle‑même. Il estime que les actes à l’origine de ces violations ont été commis par des agents de l’État russe et ses auxiliaires au sein du système éducatif et que celui-ci s’est montré hostile à la langue ukrainienne et a fait abstraction du droit à l’instruction sans poursuivre de but légitime.

b) Le gouvernement défendeur

1156. Le gouvernement défendeur réitère les arguments qu’il a formulés au stade de la recevabilité, à savoir que l’enseignement en tatar de Crimée et en ukrainien est proposé parallèlement à l’enseignement en russe. À cet égard, il a présenté des statistiques concernant le nombre d’établissem*nts d’enseignement que compte la Crimée et le nombre d’élèves qui suivent des cours en ukrainien ou en tatar de Crimée (paragraphes 344, 348‑353 ci‑dessus). Il déclare que les « légères variations » de la proportion de la population scolaire qui étudie dans les différentes langues reflètent l’évolution de la demande dans le contexte d’alors.

2. Appréciation de la Cour

a) Le droit international humanitaire pertinent

1157. L’article 50 de la quatrième Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre indique notamment que la Puissance occupante doit faciliter le bon fonctionnement des établissem*nts consacrés à l’éducation des enfants dans le territoire occupé.

1158. Eu égard aux griefs soulevés en l’espèce et au fait que le gouvernement défendeur n’a mentionné aucune des exceptions prévues par le DIH, la Cour estime qu’il n’y a pas de conflit entre l’article 2 du Protocole no 1 et les dispositions pertinentes du DIH (Géorgie c. Russie (II), précité, § 311).

b) Principes généraux découlant de l’article 2 du Protocole no 1

1159. Dans l’arrêt Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04 et 2 autres, §§ 136-140, CEDH 2012 (extraits), la Cour a résumé comme suit les principes généraux pertinents :

« 136. (...) Dans l’interprétation et l’application de l’article [2 du Protocole no 1], il faut aussi tenir compte de toute règle et de tout principe de droit international applicables aux relations entre les parties contractantes, et la Convention doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie intégrante (Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI ; Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 67, CEDH 2008 ; Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 62, CEDH 2008 ; Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, §§ 273-274, CEDH 2010). Les dispositions relatives au droit à l’éducation énoncées dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Convention concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine de l’enseignement, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et la Convention relative aux droits de l’enfant sont donc à prendre en considération ((...) Timichev, précité, § 64). Enfin, la Cour souligne que l’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir notamment Soering, précité, § 87, et Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37).

137. En s’engageant, par la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1, à ne pas « refuser le droit à l’instruction », les États contractants garantissent à quiconque relève de leur juridiction un droit d’accès aux établissem*nts scolaires existant à un moment donné (Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » c. Belgique (fond), 23 juillet 1968, §§ 3 et 4, série A no 6). Ce droit d’accès ne forme qu’une partie du droit à l’instruction énoncé dans la première phrase. Pour qu’il produise des effets utiles, il faut encore, notamment, que l’individu qui en est titulaire ait la possibilité de tirer un bénéfice de l’enseignement suivi, c’est-à-dire le droit d’obtenir, conformément aux règles en vigueur dans chaque État et sous une forme ou une autre, la reconnaissance officielle des études accomplies (ibidem, § 4). De plus, bien que les termes de l’article 2 du Protocole no 1 ne spécifient pas la langue dans laquelle l’enseignement doit être dispensé, le droit à l’instruction serait vide de sens s’il n’impliquait pas, pour ses titulaires, le droit de recevoir un enseignement dans la langue nationale ou dans une des langues nationales, selon le cas (ibidem, § 3).

138. Sur le droit fondamental à l’instruction consacré par la première phrase se greffe le droit énoncé par la seconde phrase de l’article. C’est aux parents qu’il incombe en priorité d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants ; en conséquence, les parents peuvent exiger de l’État le respect de leurs convictions religieuses et philosophiques (ibidem, §§ 3-5, et Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, précité, § 52). La seconde phrase vise à sauvegarder la possibilité d’un pluralisme éducatif, essentielle à la préservation de la « société démocratique » telle que la conçoit la Convention. Cette phrase implique que l’État, en s’acquittant des fonctions assumées par lui en matière d’éducation et d’enseignement, veille à ce que les informations ou connaissances figurant au programme soient diffusées de manière objective, critique et pluraliste. Elle lui interdit de poursuivre un but d’endoctrinement qui puisse être considéré comme ne respectant pas les convictions religieuses et philosophiques des parents (Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, précité, §§ 50 et 53 ; Folgerø et autres, précité, § 84 ; Lautsi et autres, précité, § 62).

139. Les droits énoncés à l’article 2 du Protocole no 1 s’appliquent aux établissem*nts publics comme privés (Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, précité, § 50). De plus, la Cour a déclaré que cette disposition vaut pour les niveaux primaire, secondaire et supérieur de l’enseignement (Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, §§ 134 et 136, CEDH 2005‑XI).

140. La Cour reconnaît toutefois que, pour important qu’il soit, le droit à l’instruction n’est pas absolu mais peut donner lieu à des limitations. Celles‑ci sont implicitement admises tant qu’il n’y a pas d’atteinte à la substance du droit ; en effet, le droit d’accès « appelle de par sa nature même une réglementation par l’État » (Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique », arrêt précité, § 3). Afin de s’assurer que les limitations mises en œuvre ne réduisent pas le droit dont il s’agit au point de l’atteindre dans sa substance même et de le priver de son effectivité, la Cour doit se convaincre que celles-ci sont prévisibles pour le justiciable et tendent à un but légitime. Toutefois, à la différence des articles 8 à 11 de la Convention, l’article 2 du Protocole no 1 ne lie pas la Cour par une énumération exhaustive des « buts légitimes » (voir, mutatis mutandis, Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 36, CEDH 2002-II). En outre, une limitation ne se concilie avec ladite clause que s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Leyla Şahin, précité, § 154). S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation dans le domaine de l’instruction. Cette marge s’accroît à mesure que l’on s’élève dans le niveau d’enseignement, et ce de manière inversem*nt proportionnelle à l’importance que revêt cet enseignement pour l’individu et pour la société dans son ensemble (Ponomaryovi c. Bulgarie, no 5335/05, § 56, CEDH 2011). »

c) Application en l’espèce des principes susmentionnés

1160. La Cour note que, dans son récent arrêt (rendu le 31 janvier 2024) Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), la CIJ s’est penchée notamment sur « la manière dont [la Fédération de Russie avait] mis en place son système d’éducation en Crimée après 2014 pour ce qui est de l’enseignement scolaire en langue ukrainienne » et a conclu à cet égard que cet État avait agi au mépris de l’obligation de ne se livrer à aucun acte ou pratique de discrimination raciale que lui imposaient les articles 2 § 1) a) et 5 § e) v) de la Convention internationale de 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (paragraphe 370). Pour parvenir à cette conclusion, la CIJ a relevé notamment ce qui suit :

– « les Parties conviennent que le nombre d’élèves étudiant [en ukrainien] a fortement diminué entre 2014 et 2016 » (paragraphe 358) ;

– « Ainsi, le nombre d’élèves recevant un enseignement en langue ukrainienne a diminué de 80 % la première année, et de 50 % supplémentaires l’année suivante. Il est incontesté qu’aucune diminution de cet ordre ne s’est produite en ce qui concerne l’enseignement scolaire dans d’autres langues, notamment en tatar de Crimée » (paragraphe 359) ;

– « La Fédération de Russie exerce un contrôle total sur le système d’éducation public en Crimée, en particulier sur la langue d’enseignement et les conditions que doivent remplir parents et enfants pour y avoir accès. Cependant, elle n’a pas fourni d’explication convaincante justifiant les changements soudains et radicaux apportés à l’usage de l’ukrainien en tant que langue d’instruction, changements qui produisent un effet préjudiciable particulièrement marqué sur des droits de personnes d’origine ethnique ukrainienne » (paragraphe 360) ; et

– « Les mesures législatives et autres prises par la Fédération de Russie en matière d’enseignement en langue ukrainienne en Crimée s’appliquaient à tous les enfants d’origine ethnique ukrainienne dont les parents souhaitaient qu’ils étudient en ukrainien, et ne concernaient donc pas seulement des cas individuels. Il appert ainsi que ces mesures étaient destinées à amener un changement structurel du système d’éducation » (paragraphe 369).

1161. Ces conclusions se trouvent corroborées par de multiples rapports d’OIG qui font état de la baisse considérable du nombre d’établissem*nts éducatifs proposant un enseignement en ukrainien et du nombre d’élèves qui y ont accès. À ce sujet, le rapport du HCDH de 2014 indiquait que d’avril à octobre 2014, « le nombre d’établissem*nts secondaires dispensant un enseignement en ukrainien [était] passé de 96 à 12 ». Dans son rapport de 2017, également évoqué dans l’arrêt de la CIJ (précité, paragraphe 358), le HCDH prenait acte de la baisse du nombre d’établissem*nts scolaires ukrainiens (qui était passé de sept à un) et du nombre de classes (qui était passé de 875 à 28) qui s’était produite « de 2013 à 2017 ». Le même rapport indiquait que le nombre d’élèves qui suivaient un enseignement en ukrainien avait « énormément chuté » au cours de la période considérée, passant de 12 694 élèves pour l’année scolaire 2013-2014 à 2 154 pour l’année scolaire 2014‑2015. Il ajoutait qu’à la fin de l’année 2014, « l’ukrainien comme langue d’enseignement avait disparu du système universitaire en Crimée ». Un recul similaire de l’emploi de la langue ukrainienne dans les établissem*nts scolaires de Crimée a été rapporté par le Commissaire aux droits de l’homme (rapport du Commissaire de 2014, A 73) et par certaines ONG (telles que le Groupe criméen pour les droits de l’homme et l’IPHR, 2016, A 116 et 136). Les autorités nationales ukrainiennes ont confirmé ces chiffres et elles ont par ailleurs ouvert une enquête sur un arrêt de l’enseignement à l’« internat ukrainophone no 7 » (lettre du représentant du commissaire aux droits de l’homme de la Verkhovna Rada et lettre du parquet général ukrainien, A 168).

1162. En outre, les allégations du gouvernement requérant faisant état de menaces et d’actes de harcèlement liés à l’emploi de l’ukrainien dans l’enseignement trouvent un écho dans le rapport du HCDH de 2017, ainsi que dans certaines déclarations livrées par des témoins (le métropolite Clément de Simferopol et de la Crimée, et le prêtre Yaroslav Hontar) et par l’Union nationale des journalistes d’Ukraine (A 102, 347 et 361). Une ONG locale (le Centre ukrainien de recherche politique indépendante, A 139) a indiqué ceci :

« Depuis février 2014, les autorités de Crimée instaurent un climat d’ukrainophobie et d’intolérance à l’égard de l’identité ukrainienne qui pèse sur le choix de la langue d’enseignement (...) Le problème de l’opposition entre parents et enseignants n’a été résolu qu’au moyen de pressions exercées par l’administration sur le personnel enseignant et d’intimidations visant les parents par le biais des comités de parents d’élèves ou lors de conversations individuelles, souvent accompagnées de menaces de violence et d’agressions physiques. Les parents ont été pressés de faire baisser le nombre de demandes d’enseignement dans la langue maternelle. »

1163. De son côté, le gouvernement défendeur a produit des statistiques qui ont également confirmé la baisse évoquée ci-dessus du nombre d’élèves ayant reçu un enseignement en ukrainien pendant l’année scolaire 2014‑2015. Ainsi que la Cour l’a relevé au stade de la recevabilité, pareil déclin ne saurait passer pour « léger », contrairement à ce qu’indique expressément le gouvernement défendeur au stade actuel de la procédure. Concernant les autres chiffres relatifs au nombre d’établissem*nts et de classes où un enseignement est dispensé en ukrainien, la Cour remarque que le gouvernement défendeur ne lui a fourni d’informations ni sur leur source ni sur la méthodologie employée pour les recueillir. Il n’a pas non plus fait état d’éléments ou de documents qui permettraient à la Cour d’apprécier la véracité et la fiabilité de ces chiffres. Il n’a pas davantage produit, à titre de preuve, le sondage écrit (et ses résultats) que tous les directeurs d’établissem*nts scolaires de la ville de Sébastopol sont censés avoir effectué pour connaître les souhaits des parents d’élèves quant à l’enseignement en ukrainien (paragraphe 361 ci‑dessus).

1164. En outre, le gouvernement défendeur n’a avancé aucun argument pour réfuter la substance des griefs ici en question, lesquels, selon la Cour, se trouvent étayés par de multiples éléments de preuve concordants qui témoignent de façon cohérente d’un recul important, par rapport à la période antérieure (avant les événements de mars 2014), du nombre d’établissem*nts éducatifs et de classes où un enseignement est dispensé en ukrainien. Que les autorités de facto de la Crimée n’aient pas pris de dispositions pour assurer la continuité de cet enseignement doit en fait être considéré comme un déni de la substance du droit en cause (voir, mutatis mutandis, Chypre c. Turquie (fond), précité, § 278). Ce déni est résulté directement de « l’introduction en Crimée des normes éducatives de la Fédération de Russie », mesure qui relevait de la politique de l’État défendeur (paragraphe 196 du rapport du HCDH de 2017). En conséquence, « l’enseignement en langue ukrainienne a presque complètement disparu en Crimée » (paragraphe 17 du rapport du HCDH de 2017). À cet égard, la Cour estime pertinent ce passage de l’arrêt Catan et autres (précité), qui pour l’essentiel s’applique à la présente espèce :

« 144. Rien dans le dossier ne donne à penser que les mesures prises par les autorités de la « RMT » contre ces établissem*nts scolaires poursuivaient un but légitime. Il apparaît en effet que la politique linguistique de la « RMT », telle qu’appliquée à ces écoles, avait pour but la russification de la langue et de la culture de la communauté moldave de Transnistrie, conformément aux objectifs politiques généraux poursuivis par la « RMT », à savoir le rattachement à la Russie et la sécession d’avec la Moldova. Compte tenu de l’importance fondamentale que revêt l’enseignement primaire et secondaire pour l’épanouissem*nt personnel et la réussite future de tout enfant, il était inadmissible d’interrompre la scolarité des élèves concernés et de forcer ceux-ci et leurs parents à faire des choix si difficiles à la seule fin d’enraciner l’idéologie séparatiste. »

1165. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut au niveau de preuve requis que pendant la période considérée il a existé dans le domaine en question une pratique administrative (il y a eu « répétition des actes » mais aussi « tolérance officielle », ce second élément ayant découlé notamment du caractère normatif des mesures litigieuses), qui constitue un déni de la substance du droit à l’instruction et une violation de l’article 2 du Protocole no 1.

10. Sur la violation alléguée de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention

1166. Le grief que le gouvernement requérant formule sous l’angle de cette disposition, tel qu’il se trouve délimité par la décision sur la recevabilité (Ukraine c. Russie (Crimée), précitée, §§ 496 et 500), porte sur des restrictions alléguées à la liberté de circulation entre la Crimée et l’Ukraine continentale qui résulteraient d’une transformation de facto par l’État défendeur de la ligne de démarcation administrative en une frontière d’État séparant la Fédération de Russie et l’Ukraine. Comme la Cour l’a établi dans sa décision sur la recevabilité, ce grief doit être examiné sous l’angle du paragraphe 1 de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention, dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :

Article 2 du Protocole no 4

« 1. Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence.

(...)

3. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l’ordre public, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

4. Les droits reconnus au paragraphe 1 peuvent également, dans certaines zones déterminées, faire l’objet de restrictions qui, prévues par la loi, sont justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique. »

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

1167. Le gouvernement requérant soutient qu’en raison de l’annexion de la Crimée et de la création illégale d’une frontière internationale le long de la ligne de démarcation administrative entre la Crimée et l’Ukraine continentale, l’État défendeur est responsable d’une pratique administrative consistant à restreindre illégalement la liberté de circulation des habitants de la Crimée, en violation de l’article 2 du Protocole no 4. Le gouvernement requérant explique à cet égard que seule la législation ukrainienne peut régir la création de tout type de frontière à l’intérieur du territoire de l’Ukraine et entre les régions de cet État (en l’occurrence, entre la région de Kherson et la République autonome de Crimée), ainsi que l’instauration de restrictions à la liberté de circulation.

1168. Le gouvernement requérant explique que, compte tenu de son caractère réglementaire, la pratique administrative dénoncée sous l’angle de la disposition précitée a touché l’ensemble des habitants de la Crimée. Il ajoute toutefois que dans les faits elle a dressé des obstacles particuliers à certaines catégories de la population, notamment celles considérées comme déloyales envers la Russie ou opposées à l’« occupation » de la Crimée. Il précise que les catégories de personnes ayant subi une répression particulière comprennent des journalistes et des Tatars de Crimée, notamment des représentants des Tatars de Crimée au sein du Mejlis.

b) Le gouvernement défendeur

1169. Le gouvernement défendeur renvoie à l’article 3 de la loi constitutionnelle fédérale no 6-FKZ, en vertu duquel, dit-il, le territoire de la « République de Crimée » et la ville de Sébastopol ont été délimités par des frontières qui existaient à la date où ils ont été intégrés dans la Fédération de Russie et sont devenus de nouveaux sujets de celle-ci. Il indique que la ligne de démarcation entre la « République de Crimée » et l’Ukraine est une frontière nationale de l’État défendeur au sens de la loi fédérale no 4730‑1 du 1er avril 1993 sur la frontière d’État de la Fédération de Russie. Il expose qu’en vertu de cette loi, la protection et la sécurité de cette frontière sont assurées par le service national des frontières, les forces armées de la Fédération de Russie et d’autres organes compétents.

2. Appréciation de la Cour

1170. La Cour rappelle que l’article 2 du Protocole no 4 garantit à toute personne le droit de libre circulation à l’intérieur du territoire « d’un État ». Selon la jurisprudence de la Cour, toute mesure restreignant le droit à la liberté de circulation doit être prévue par la loi, poursuivre l’un des buts légitimes visés au troisième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4 et ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et les droits de l’individu (Baumann c. France, no 33592/96, § 61, CEDH 2001-V, De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 104, 23 février 2017, et Stamose c. Bulgarie, no 29713/05, § 30, CEDH 2012).

1171. La Cour note que les allégations formulées sur ce terrain n’ont pas été contestées par le gouvernement défendeur et qu’elles se trouvent corroborées par les éléments de preuve disponibles (en particulier par le rapport du HCDH de 2017 ; A 102). De plus, elle observe que les parties s’accordent à dire que la transformation de facto par l’État défendeur de la ligne de démarcation administrative en une frontière d’État est une conséquence directe du « traité d’intégration » du 18 mars 2014, en vertu duquel la Crimée et la ville de Sébastopol sont devenues au regard du droit russe des sujets de la Fédération de Russie. La ligne de démarcation a été établie en tant que « frontière d’État de la Fédération de Russie » et à celle‑ci se sont alors appliquées l’ensemble des règles contenues dans la loi de la Fédération de Russie no 4730-1 du 1er avril 1993 sur la frontière d’État de la Fédération de Russie, avec effet au 25 avril 2014 (paragraphe 125 du rapport du HCDH de 2017), ou au 24 avril 2014 comme l’affirme le gouvernement requérant (paragraphe 179 ci‑dessus).

1172. Le contexte réglementaire de la pratique incriminée et son application générale à toutes les personnes concernées représentent une preuve suffisante de l’existence des deux éléments que sont la « répétition des actes » et la « tolérance officielle », qui caractérisent la pratique administrative dénoncée par ce grief.

1173. Sur la question de savoir si un tel ensemble ou système était « prévu par la loi », la Cour note que la législation russe ne saurait être considérée comme étant la « loi » applicable au sens de la Convention et qu’en conséquence les actes individuels constitutifs de la pratique incriminée doivent être examinés à l’aune du droit ukrainien et non du droit russe (paragraphes 942 et 946 ci-dessus).

1174. Dès lors, aucune des restrictions imposées par les autorités russes au cours de la période considérée relativement au franchissem*nt de la ligne de démarcation administrative entre la Crimée et l’Ukraine continentale n’était « prévue par la loi ». Ce constat dispense la Cour de rechercher si les restrictions au droit à la liberté de circulation poursuivaient un but légitime et étaient nécessaires dans une société démocratique (Gartoukaïev c. Russie, no 71933/01, § 21, 13 décembre 2005, Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 49, CEDH 2005-XII, et Golub c. République de Moldova et Russie [comité], no 48020/12, §§ 60 et 62, 30 novembre 2021 ; voir aussi, concernant le droit de quitter un pays, Sissanis c. Roumanie, no 23468/02, § 78, 25 janvier 2007, et Shioshvili et autres c. Russie, no 19356/07, § 61, 20 décembre 2016). Les arguments du gouvernement requérant selon lesquels la pratique en question a touché tout particulièrement les Tatars de Crimée seront examinés ci-dessous, dans le contexte des allégations de discrimination.

1175. En conclusion, il y a eu violation de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention à raison de la pratique administrative de restriction de la liberté de circulation entre la Crimée et l’Ukraine continentale qui résulte de la transformation de facto (par l’État défendeur) de la ligne de démarcation administrative en une frontière d’État (séparant la Fédération de Russie et l’Ukraine).

11. Sur la violation alléguée de l’article 14, combiné avec les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention et avec l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention

1176. Le gouvernement requérant se plaint d’un traitement discriminatoire envers la population tatare de Crimée. À cet égard, comme indiqué dans la décision sur la recevabilité (Ukraine c. Russie (Crimée), précitée, § 234), il affirme que des Tatars de Crimée ont été convoqués par la police et par le parquet de Crimée, que des procédures pénales ont été ouvertes contre des Tatars de Crimée, que des chaînes de télévision tatares ont été frappées d’une interdiction de diffusion, que les rassemblements publics de Tatars de Crimée ont été interdits et que ceux-ci ont subi des ingérences dans l’exercice de leur liberté de circulation. Il allègue également que la pratique administrative portant atteinte à la liberté de circulation qui est selon lui résultée de la transformation de facto, par l’État défendeur, de la ligne de démarcation administrative en une frontière d’État séparant la Fédération de Russie et l’Ukraine a dressé des obstacles particuliers pour les Tatars de Crimée, notamment les représentants des Tatars de Crimée au sein du Mejlis (paragraphes 1166 et 1168 ci-dessus).

1177. L’article 14 est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

1. Thèses des parties

a) Le gouvernement requérant

1178. Le gouvernement requérant soutient que des preuves manifestes et convaincantes montrent que les Tatars de Crimée ont subi un traitement discriminatoire dont la Fédération de Russie porte la responsabilité. À cet égard, il s’appuie notamment sur la résolution 2133 (2016) de l’APCE (A 65) et sur des éléments d’information tirés de rapports d’OIG et d’ONG locales. Il fait aussi état de plusieurs cas individuels de Tatars de Crimée qui auraient été frappés d’une interdiction d’entrer sur le territoire de la Crimée pendant plusieurs années (paragraphe 21 du rapport du Commissaire). Il expose qu’invariablement, dans tous les aspects de leur vie, les Tatars de Crimée ont plus durement souffert des nombreuses pratiques administratives que la Fédération de Russie aurait appliquées en violation de la Convention.

b) Le gouvernement défendeur

1179. Le gouvernement défendeur conteste les allégations formulées sous l’angle de ces dispositions. Il estime non corroborées les déclarations qui ont été livrées dans les médias, sur les réseaux sociaux et lors d’audiences judiciaires au sujet de poursuites pénales qui seraient fondées sur l’origine ethnique et la religion des prévenus. Il ajoute que ces allégations ont pu constituer un moyen d’éviter des poursuites pénales et de se soustraire à l’obligation de témoigner qui est prévue à l’article 51 de la Constitution de la Fédération de Russie. Par ailleurs, il renvoie aux statistiques des poursuites pénales pour crimes ou délits engagées contre des Russes, des Ukrainiens, des Tatars de Crimée et d’autres personnes en 2014 et 2015 (pour les chiffres classés selon la gravité des infractions, voir les paragraphes 375-377 ci‑dessus).

1180. En outre, le gouvernement défendeur mentionne la décision du parquet russe de ne pas ouvrir d’enquête pénale à contre E.E. Bariev, S.A. Kadyrov et A.M. Suleymanov, les coordinateurs de l’organisation (non enregistrée) « Comité pour la protection des droits des Tatars de Crimée », qui étaient soupçonnés d’avoir commis plusieurs infractions au CPFR en rapport avec la tenue à Simferopol, le 17 janvier 2015, de la 2e Conférence pancriméenne sur la protection des droits des Tatars de Crimée.

2. Appréciation de la Cour

1181. Dans l’arrêt Beeler c. Suisse ([GC], no 78630/12, §§ 93 et 94, 11 octobre 2022), la Cour a résumé comme suit les principes généraux relatifs à l’article 14 de la Convention :

« 93. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention offre une protection contre toute discrimination dans la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour qu’un problème se pose au regard de cette disposition, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables. Une telle différence est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 90, 24 mai 2016, et Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, § 64, 24 janvier 2017). En d’autres termes, la notion de discrimination englobe d’ordinaire les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement le plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 82, série A no 94, et Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 76, CEDH 2013).

94. En ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà dit que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (Biao, § 92, et Khamtokhu et Aksenchik, § 65, tous deux précités). »

1182. Les passages suivants de l’arrêt Savickis et autres c. Lettonie ([GC], no 49270/11, §§ 183 et 186, 9 juin 2022) sont également pertinents :

« 183. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des différences de traitement. L’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Stummer, précité, § 88). D’abord et avant tout, la nature de la situation sur laquelle repose la différence de traitement pèse lourdement dans l’évaluation de l’étendue de cette marge (Bah c. Royaume-Uni, no 56328/07, § 47, CEDH 2011). Celle-ci est très étroite lorsque la différence de traitement repose sur une caractéristique personnelle intrinsèque et immuable, telle que la race ou le sexe (voir, par exemple, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 196, CEDH 2007‑IV, et J.D. et A. c. Royaume‑Uni, précité, § 89). La Cour applique également ce principe au critère de la nationalité, jugeant que seules des considérations très fortes peuvent l’amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité (Gaygusuz, § 42, Andrejeva, § 87, et Ribać, § 53, tous précités). À l’inverse, lorsque la situation considérée procède en partie d’un choix individuel, telle que la situation au regard du droit des étrangers, la marge d’appréciation est nettement plus large, et les motifs justifiant la différence de traitement n’ont pas à être aussi solides (Bah, précité, § 47, et, mutatis mutandis, Makarčeva c. Lituanie (déc.), no 31838/19, § 68, 28 septembre 2021). »

« 186. Indépendamment de la marge d’appréciation dévolue à l’État, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 126, CEDH 2012). »

1183. La Cour rappelle que, dans sa décision sur la recevabilité (paragraphe 508), elle a constaté que les conclusions des OIG et celles des ONG concordaient au sujet des principales allégations relatives à ce grief. Elle relève à cet égard que les rapports pertinents des OIG et des ONG cités ci-dessous renferment des informations cohérentes selon lesquelles les Tatars de Crimée étaient « visé[s] tout particulièrement (...), notamment ceux qui entretenaient des liens avec le Mejlis ». L’exercice par les « personnes soutenant le Mejlis (...) des droits à la liberté d’opinion et d’expression, d’association, de réunion pacifique, de circulation, de pensée, de conscience et de religion [a été] entravé par des actes d’intimidation, des pressions, des agressions physiques, des avertissem*nts et des actes de harcèlement perpétrés par le biais de mesures judiciaires telles qu’interdictions, perquisitions domiciliaires, placements en détention et sanctions ». Sur ce point, les OIG et les ONG ont évoqué des perquisitions « intrusives » de propriétés privées, de mosquées et d’écoles coraniques qui auraient visé « de manière disproportionnée » la communauté tatare de Crimée et auraient été conduites par des « membres armés et masqués des forces de sécurité », à savoir « la police locale et le FSB russe, mais aussi par des dizaines d’hommes armés et masqués non identifiés ». Les rapports en question concluent que les actes de harcèlement (par le parquet criméen et le FSB) et la fermeture de médias ont touché « de manière disproportionnée » les Tatars de Crimée, « portant atteinte à leur droit à l’information et à leur droit de préserver leur culture et leur identité ». De même, les rapports font état de l’interdiction de grands rassemblements publics des Tatars de Crimée et de sanctions qui leur auraient été infligées à cet égard (arrestations, interrogatoires, amendes ; paragraphes 9, 127, 152, 182, 184 et 221 du rapport du HCDH de 2017 ; paragraphe 21 du rapport du Commissaire ; paragraphe 23 e) des observations finales du CDH de l’ONU ; paragraphes 225-244 du rapport conjoint du BIDDH et du HCMN de 2015, et rapport de Human Rights Watch). Dans ses observations finales de 2015, le CDH de l’ONU recommandait que l’État défendeur veille à ce que « les Tatars de Crimée ne soient pas soumis à des actes de discrimination et de harcèlement » (A 62). Par ailleurs, l’APCE a déclaré que « les Tatars de Crimée en particulier (...) viv[aient] dans un fort climat d’intimidation (...) [et que l’]effet cumulatif [des] mesures répressives constitu[ait] une menace pour l’existence même de la communauté tatare en tant que groupe ethnique, culturel et religieux spécifique » (paragraphe 8 de la résolution 2133 (2016), cité en A 65).

1184. La Cour note qu’outre les éléments susmentionnés, qui ont été produits au stade de l’examen de la recevabilité, des ONG locales ont rapporté que des Tatars de Crimée avaient été privés de leurs libertés fondamentales en matière d’association, de réunion et d’expression et que ces ONG ont aussi mentionné la fermeture de médias tatars de Crimée indépendants ainsi que des attaques contre des biens culturels, religieux et privés, indiquant qu’en conséquence « entre 15 000 et 30 000 Tatars de Crimée auraient fui le territoire de la péninsule de Crimée » (A 120, rapport de l’IPHR de 2016).

1185. Les documents soumis par le gouvernement requérant sont également pertinents. Ainsi, le parquet ukrainien a relevé de nombreux incidents (visés par des enquêtes pénales de sa part) survenus au cours de la période considérée, dont la perquisition des domiciles de Tatars de Crimée ; des privations illégales de liberté et la persécution d’un grand nombre de personnes pour différents motifs, notamment (dans environ quatre‑vingts cas, dont un grand nombre de Tatars de Crimée) des liens présumés avec l’association Hizb ut-Tahrir al-Islami (paragraphe 989 ci-dessus) ; l’incendie volontaire d’une mosquée ; des entraves au fonctionnement de la chaîne des Tatars de Crimée, ATR, et l’interdiction de diffuser les discours du dirigeant des Tatars de Crimée sur les ondes de l’entreprise publique de radio et de télévision Krym ; et l’interdiction faite au Mejlis d’organiser des actions culturelles et des rassemblements de masse. Ces actes auraient été commis par les services répressifs créés en Crimée après l’intégration de celle-ci dans la Fédération de Russie, en vertu du droit russe. Certains témoignages ont confirmé les allégations relatives à la fermeture de la chaîne de télévision ATR, à des agressions physiques infligées à ses journalistes par des « Cosaques » armés et au harcèlement de Tatars de Crimée (maisons marquées de croix) (A 366, 372 et 415).

1186. En ce qui concerne les incidents survenus au-delà de la période considérée, le rapport du HCDH de 2017 relevait que « [l’]interdiction du Mejlis décidée en avril 2016 par la Cour suprême de Crimée [avait] en outre porté atteinte [aux] droits civils, politiques et culturels [des Tatars de Crimée] » (paragraphes 2 et 188 du rapport du HCDH, A 102). En outre, certaines informations font état de multiples perquisitions illégales de domiciles (73 cas), de détentions (69 cas), d’arrestations (200 cas) et d’interrogatoires (97 cas) ayant eu lieu au‑delà de la période en question et ayant très majoritairement visé des Tatars de Crimée (A 219, lettre de la Mission du président de l’Ukraine en Crimée, 5e partie (rapport d’information et d’analyse sur la situation religieuse dans les territoires temporairement occupés de la République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol)).

1187. La Cour a déjà établi que les éléments de preuve disponibles au stade de la recevabilité offraient une base suffisante pour constituer un commencement de preuve de la réalité de la pratique administrative alléguée. Eu égard aux autres éléments de preuve produits au stade actuel de la procédure, qui viennent encore renforcer les allégations du gouvernement requérant, c’est donc sur le gouvernement défendeur que vient peser la charge de réfuter la présomption selon laquelle il y a eu discrimination (paragraphes 846 et 1181 ci-dessus).

1188. De son côté, le gouvernement défendeur a communiqué certains chiffres relatifs aux poursuites pénales engagées pour crimes ou délits en 2014 et 2015 en Crimée, ventilés entre les différents groupes ethniques. Il a de plus évoqué l’abandon des poursuites pénales qui visaient trois Tatars de Crimée, concernant un fait isolé survenu en janvier 2015 (paragraphes 1179 et 1180 ci‑dessus).

1189. La Cour prend note de ces données, mais elle observe que le gouvernement défendeur n’a fourni d’informations ni sur la source de ces statistiques ni sur la méthodologie employée pour les recueillir, et qu’il n’a pas présenté d’éléments propres à lui permettre d’évaluer leur véracité et leur fiabilité (paragraphe 1163 ci-dessus). Quoi qu’il en soit, la Cour note que ces informations concernent un seul aspect des allégations de discrimination formulées par le gouvernement requérant, à savoir le caractère supposément disproportionné des poursuites dirigées contre des Tatars de Crimée. Le gouvernement défendeur n’aborde aucun des autres aspects de l’affaire soulevés au regard des dispositions susmentionnées. Il n’a pas non plus soumis d’éléments propres à établir l’inexactitude des allégations de discrimination présentées par le gouvernement requérant, que celui‑ci a étayées par des éléments crédibles (paragraphes 988 et 989 ci-dessus). Il n’a exposé à la Cour aucune raison expliquant en quoi les éléments susmentionnés ne pourraient venir corroborer les allégations du gouvernement requérant. En outre, il n’a fourni aucune explication, a fortiori aucune explication satisfaisante ou convaincante, propre à établir que la différence de traitement incriminée était objectivement et raisonnablement justifiée eu égard à un but légitime. De même, il n’a avancé aucun argument crédible ou documenté de nature à réfuter la présomption selon laquelle il incombe aux autorités de l’État défendeur (ou à celles placées sous son contrôle) de rendre des comptes quant aux actes incriminés.

1190. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à l’existence d’une pratique administrative qui ciblait les Tatars de Crimée, en violation de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention et avec l’article 2 du Protocole no 4.

3. REQUÊTE NO 38334/18
1. Sur l’épuisem*nt des voies de recours internes et la règle des six mois
1. Thèses des parties

a) Le gouvernement défendeur

1191. Dans la partie de ses observations du 28 février 2022 intitulée « Les voies de recours internes effectives à épuiser pour les violations alléguées en Crimée postérieures au 18 mars 2014 », le gouvernement défendeur soutient que la requête no 38334/18 est irrecevable pour non-épuisem*nt des voies de recours internes disponibles. Il avance les arguments suivants :

« Tout au long de la période considérée, la République de Crimée et la ville de Sébastopol ont disposé d’un système effectif de tribunaux et de parquets. Après l’intégration à la Russie, le 18 mars 2014, de la République de Crimée et de la ville de Sébastopol, des mesures ont été prises de manière à aider les tribunaux et les services répressifs à faire face à la période de transition et à assurer ainsi leur fonctionnement efficace. Comme à chaque fois qu’un territoire passe sous la juridiction d’un autre État, la Russie et l’administration locale sont parvenues à trouver un équilibre entre, d’une part, le maintien de la procédure de protection du droit [sic] qui existait auparavant et, d’autre part, l’accès aux garanties offertes par le système judiciaire et le système exécutif de la Russie aux personnes physiques et aux personnes morales en Crimée. Rien n’indique que les fonctionnaires, judiciaires ou autres, aient rencontré des difficultés dans l’application des lois ukrainienne et russe pendant la période de transition. »

1192. Le gouvernement défendeur n’avance aucun argument spécifique concernant la règle des six mois.

b) Le gouvernement requérant

1193. Dans la partie de son formulaire de requête intitulée « Non-épuisem*nt des recours internes et règle des six mois », le gouvernement requérant allègue que tous les cas qui y sont décrits démontrent clairement l’existence d’une politique russe de persécution des personnes considérées comme des « ennemis », politique qui selon lui est à l’origine de « violations des droits de l’homme de nature continue ». Il voit dans cette politique une pratique administrative, au sens de la jurisprudence de la Convention. Il conclut ce qui suit :

« Compte tenu des faits exposés et du contexte général de la présente affaire, le gouvernement ukrainien dit que la Russie a élaboré et effectivement mis en œuvre une politique coordonnée qui consiste à arrêter, incarcérer et condamner des ressortissants ukrainiens et qui s’analyse en une pratique administrative aux fins de la jurisprudence de la Convention. Les recours internes existant en Russie soit ne sont pas disponibles en pratique pour les ressortissants ukrainiens persécutés pour des raisons politiques soit sont ineffectifs comme il est expliqué ci-dessous (...). En outre, certains faits confirment que des fonctionnaires russes les ont concrètement empêchés d’exercer les recours en question. Au vu de ce qui précède, le gouvernement ukrainien soutient que la règle de l’épuisem*nt des recours internes et la règle des six mois, énoncées à l’article 35 de la Convention, ne trouvent pas à s’appliquer en l’espèce. »

2. Appréciation de la Cour

1194. À la date de l’introduction de la requête, l’article 35 § 1 était ainsi libellé :

« La Cour ne peut être saisie qu’après l’épuisem*nt des voies de recours internes, tel qu’il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus, et dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive ».

1195. L’article 35 § 1 a depuis lors été modifié de manière à ramener de six à quatre mois la durée du délai.

a) Sur l’épuisem*nt des voies de recours internes

1196. La règle de l’épuisem*nt des voies de recours internes telle que la consacre l’article 35 § 1 de la Convention vaut pour les affaires interétatiques (article 33) comme pour les requêtes « individuelles » (article 34), quand l’État demandeur se borne à dénoncer une ou des violations prétendument subies par des particuliers auxquels il se substitue en quelque sorte. En revanche, elle ne s’applique en principe pas s’il attaque une pratique administrative en elle-même, dans le but d’en empêcher la continuation ou le retour sans inviter la Cour à statuer sur chacun des cas qu’il cite à titre de preuves ou exemples de cette pratique administrative. La notion de pratique administrative offre donc un intérêt particulier pour le jeu de la règle de l’épuisem*nt des voies de recours internes (Irlande c. Royaume‑Uni, précité, § 159, Danemark c. Turquie (déc.), no 34382/97, 8 juin 1999, et Ukraine c. Russie (Crimée), précité, § 363). Le principe qui sous-tend cette exception est que lorsque les éléments de « répétition des actes » et de « tolérance officielle » sont réunis, toute voie de recours serait à l’évidence ineffective pour mettre un terme à la pratique administrative en cause (Géorgie c. Russie (I), précité, §§ 124-125), et Ukraine et Pays-Bas c. Russie, précité, § 775).

1197. La Cour souligne que le gouvernement requérant a expressément limité l’objet de la requête no 38334/18 à l’existence alléguée de pratiques administratives contraires à la Convention (paragraphe 838 ci-dessus). Cette requête entre donc dans la catégorie des requêtes interétatiques portant sur une pratique pour laquelle, selon une jurisprudence constante de la Cour, la règle de l’épuisem*nt ne s’applique pas. Dès lors, l’exception de non‑épuisem*nt des recours internes formulée par le gouvernement défendeur doit être rejetée. Dans ces conditions, point n’est besoin pour la Cour de rechercher quel aurait été le droit applicable en Crimée aux fins de son examen de la question de l’épuisem*nt des voies de recours.

1198. Enfin, la Cour juge utile de rappeler ses conclusions exposées dans la décision sur la recevabilité concernant les conséquences de l’absence de commencement de preuve suffisamment étayé de l’existence d’une pratique administrative (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, § 366, références omises) :

« (...) il est de jurisprudence constante que le critère du commencement de preuve, qui est le niveau de preuve à retenir au stade de la recevabilité lorsqu’une pratique administrative est alléguée, doit être satisfait pour que la condition d’épuisem*nt des voies de recours internes soit inapplicable dans une affaire de ce type (...) Si une telle preuve fait défaut, la Cour n’aura pas à examiner ensuite si d’autres motifs, par exemple l’ineffectivité des voies de recours internes, exonéraient le gouvernement requérant de l’obligation d’épuisem*nt des voies de recours internes. En effet, (...) le grief relatif à l’existence d’une pratique administrative ne pourra alors pas être regardé comme recevable quant à sa substance et comme justifiant un examen au fond par la Cour (...) »

b) Sur la règle des six mois

1199. La Cour souligne que le délai de six mois s’applique en principe aux affaires interétatiques et aux allégations portant sur l’existence de pratiques administratives, et qu’elle doit donc déterminer s’il a été respecté (voir, à titre de précédent récent, Ukraine et Pays-Bas c. Russie (déc.), décision précitée, § 785).

1200. Le gouvernement requérant se plaignant de « violations des droits de l’homme de nature continue », la Cour juge utile de rappeler sa jurisprudence relative à l’application des délais dans les affaires de violations continues, résumée récemment dans la décision sur la recevabilité dans l’affaire Ukraine et Pays-Bas c. Russie (précitée, §§ 779-781) :

« 779. Dans certaines situations continues, le délai prévu à l’article 35 § 1 recommence à courir chaque jour, et ce n’est que lorsque la situation cesse que le dernier délai de six mois commence réellement à courir (Sabri Güneş, § 54, et Mocanu et autres, § 261, tous deux précités). À cet égard, il y a lieu d’opérer une distinction entre les affaires dans lesquelles un requérant fait l’objet d’une violation continue (par exemple à cause d’une disposition législative qui induit une atteinte continue à sa vie privée, comme dans l’affaire Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, série A no 45) et les affaires dans lesquelles la situation continue découle d’une circonstance factuelle qui s’est produite à une date donnée (par exemple dans les affaires de disparition, comme dans l’affaire Varnava et autres, précitée). Ce n’est que dans les situations de « violation continue » que le délai recommence automatiquement à courir chaque jour pour une durée indéterminée (voir l’explication livrée par la chambre dans l’arrêt Varnava et autres c. Turquie, nos 16064/90 et 8 autres, § 117, 10 janvier 2008, que la Grande Chambre a ensuite reprise à son compte au paragraphe 161 de son arrêt).

780. Dans le cas de situations continues découlant d’une circonstance factuelle qui s’est produite à une date donnée, la Cour a formulé une obligation de diligence qui naît lorsque la rapidité s’impose pour résoudre les questions d’une affaire (Varnava et autres, § 160, et Mocanu et autres, § 262, tous deux précités). En pareil cas, il incombe au requérant de s’assurer que ses griefs sont portés devant la Cour avec la célérité requise pour qu’ils puissent être tranchés correctement et équitablement. Cela est particulièrement vrai dans le cas des griefs relatifs à une obligation d’enquêter sur certains faits imposée par la Convention. Les éléments de preuve se détériorant avec les années, l’écoulement du temps influe non seulement sur la capacité de l’État à s’acquitter de son obligation d’enquête, mais aussi sur celle de la Cour à mener un examen pourvu de sens et d’effectivité. Le requérant doit agir dès qu’il apparaît clairement qu’aucune enquête effective ne sera menée, c’est-à-dire dès qu’il devient manifeste que l’État défendeur ne s’acquittera pas de son obligation au regard de la Convention. Il s’ensuit que l’obligation de diligence et de célérité incombant aux requérants comporte deux aspects distincts quoiqu’étroitement liés. D’une part, les intéressés doivent s’enquérir promptement et avec diligence auprès des autorités internes de l’avancement de l’enquête car tout retard risque d’en compromettre l’effectivité. D’autre part, ils doivent introduire leurs requêtes promptement dès lors qu’ils savent ou devraient savoir que l’enquête n’est pas effective (Varnava et autres, §§ 158 et 160-161, et Mocanu et autres, §§ 262‑264, tous deux précités).

781. Dans son appréciation de la célérité et de la diligence, la Cour tient compte de la complexité et de la gravité des allégations ainsi que de l’obstruction à laquelle l’État défendeur et ses autorités se sont éventuellement livrés relativement à la communication d’informations pertinentes concernant ces allégations. Ces facteurs peuvent la conduire à conclure qu’il était raisonnable de la part du requérant d’attendre des évolutions qui auraient pu permettre de résoudre des questions factuelles ou juridiques cruciales pour ses griefs (El-Masri, précité, § 142). De plus, tant qu’il existe un contact véritable entre les familles et les autorités de l’État défendeur au sujet des plaintes et des demandes d’information, ou un indice ou une possibilité réaliste que les mesures d’enquête progressent, la question d’un éventuel délai excessif de la part du requérant ne se pose généralement pas (Varnava et autres, § 165, et Mocanu et autres, § 269, tous deux précités). La Cour a également reconnu que dans une situation exceptionnelle de conflit international dans laquelle aucune procédure d’enquête normale n’est disponible, les requérants peuvent raisonnablement attendre l’issue des initiatives prises par leur gouvernement et par les Nations unies si ces procédures sont susceptibles d’aboutir à la conduite de nouvelles investigations ou de constituer la base d’autres mesures (Varnava et autres, précité, § 170). »

1201. Pour commencer, la Cour met en avant la nature des griefs exposés par le gouvernement requérant dans la requête no 38334/18, qui concernent notamment des procédures d’arrestation, des détentions ou des procès ayant abouti à des condamnations pénales dont certaines ont pris fin à différents moments entre 2014 et 2017, soit plus de six mois avant la date d’introduction de la requête. Eu égard cependant à l’objet des griefs, elle estime que ceux‑ci peuvent se rapporter à des allégations relatives à des situations continues (paragraphe 832 ci-dessus) assimilables aux violations en cours de la première catégorie susmentionnée, pour lesquelles le délai de six mois ne commencera à courir qu’une fois que les violations dénoncées auront pris fin (paragraphe 1200 ci-dessus). Elle va donc, dans son examen des questions de preuve et de fond, rechercher si les différentes pratiques administratives alléguées (à supposer celles-ci avérées) ont pris fin plus de six mois avant qu’elle n’eût été initialement saisie du grief en substance. Les griefs concernant des pratiques administratives ayant cessé au moins six mois avant la date à laquelle ils sont introduits doivent être jugés irrecevables (Chypre c. Turquie (au principal), précité, § 104).

1202. En conséquence, au vu des éléments disponibles et du critère en matière de preuve qui leur est applicable, la Cour considère que la question du respect de la règle des six mois est étroitement liée au fond des griefs et, dès lors, elle la joint au fond.

2. Sur le niveau de preuve

1203. La Cour rappelle tout d’abord que lorsqu’il s’agit de la recevabilité d’un grief dans une affaire interétatique, outre les questions de l’épuisem*nt des recours internes et du respect de la règle des six mois (voir la section ci‑dessus), une autre question doit être examinée, en l’occurrence celle du niveau de preuve. À cet égard, dans sa décision sur la recevabilité, elle a précisé que le niveau de preuve applicable aux fins de la recevabilité en ce qui concerne les allégations de pratiques administratives était celui du « commencement de preuve suffisamment étayé » (paragraphe 850 ci‑dessus). Elle ajoute que l’application de ce niveau d’admissibilité des preuves dans les affaires interétatiques nécessite une rigueur particulière dans l’examen des pièces produites. Si la Cour peut recueillir d’office des éléments de preuve, ce n’est pas un organe d’enquête et son rôle ne consiste pas à rechercher activement des éléments susceptibles d’étayer des assertions précises formulées dans la procédure devant elle. C’est donc au gouvernement requérant ukrainien qu’il revient de communiquer le commencement de preuve nécessaire pour étayer son allégation relative à l’existence d’une pratique administrative (Ukraine et Pays-Bas c. Russie [GC], décision précitée, § 864). C’est sur la base de ces considérations que la Cour examinera les pièces soumises au sujet de chaque pratique administrative alléguée et qu’elle indiquera séparément les griefs qui n’auraient pas été suffisamment étayés par un commencement de preuve et qui devront donc être déclarés irrecevables.

1204. En ce qui concerne ensuite l’analyse des éléments de preuve dans le cadre de l’examen au fond des allégations relatives à l’existence d’une pratique administrative, la Cour rappelle qu’elle retient à cet égard le critère de preuve « au-delà de tout doute raisonnable », tel qu’énoncé dans les précédentes affaires interétatiques (paragraphe 851 ci-dessus).

3. Sur la violation alléguée de l’article 3 de la Convention

1205. Le gouvernement requérant tient le gouvernement défendeur pour responsable de pratiques administratives constitutives d’une violation de l’article 3 de la Convention, lequel dispose ce qui suit :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

1. Sur la recevabilité

1206. La Cour observe que la version des faits présentée par le gouvernement requérant fait état de différents épisodes qui se seraient produits surtout en Crimée mais aussi dans d’autres parties de l’Ukraine ou en Fédération de Russie. Il ressort toutefois des arguments avancés par le gouvernement requérant que celui-ci expose ses griefs relatifs aux « prisonniers politiques ukrainiens » de manière globale et qu’il considère que les différents récits des faits ne peuvent être analysés isolément. La Cour accepte cette approche, si ce n’est qu’il lui faut s’assurer de l’existence de commencements de preuve suffisamment étayés montrant que les faits évoqués se sont réellement produits et qu’ils représentent « une accumulation de manquements de nature identique ou analogue, assez nombreux et liés entre eux pour ne pas se ramener à des incidents isolés, ou à des exceptions, et pour former un ensemble ou système » (la « répétition d’actes ») et que ces violations bénéficiaient d’une « tolérance officielle ». Elle décidera, au vu des circonstances particulières de l’espèce, de l’ampleur des faits qu’il faudra constater pour qu’il puisse être conclu à l’existence d’une pratique administrative contraire à la Convention.

1207. Il ressort des arguments avancés par le gouvernement requérant que celui-ci dénonce une pratique administrative consistant en : i) des mauvais traitements, notamment des actes de torture, infligés à des « prisonniers politiques » et une absence d’enquêtes adéquates sur ces allégations par les autorités russes ; ii) des conditions de détention inhumaines, notamment dans les SIZO de Simferopol et de Lefortovo (Moscou) ; iii) un manque de soins médicaux en prison, et iv) des « châtiments cruels et déraisonnables » infligés à des « prisonniers politiques » sous la forme de mises à l’isolement et de placement en cellule disciplinaire dans des conditions extrêmement rudes.

1208. En ce qui concerne les allégations du gouvernement requérant faisant état de mauvaises conditions de détention dans des établissem*nts pénitentiaires situés sur le territoire de la Fédération de Russie (point ii) ci‑dessus), la Cour note que les pièces présentées ne lui permettent pas de conclure à l’existence d’un commencement de preuve suffisamment étayé de l’existence d’une pratique administrative à cet égard. Les rares cas mentionnés renvoient à quelques épisodes distincts survenus au sein de différents établissem*nts et aucun élément n’est produit pour établir les conditions matérielles de détention dans le SIZO de Lefortovo, qui est pointé du doigt par le gouvernement requérant dans ses observations et où au moins dix détenus ukrainiens auraient été incarcérés après mars 2014, ni pour étayer la conclusion selon laquelle les cas de détentions imposées dans de telles conditions étaient suffisamment « liés entre eux ». Dès lors, les éléments produits, considérés comme un tout, ne permettent pas à la Cour de conclure à l’existence d’une « une accumulation de manquements de nature identique ou analogue », « assez nombreux et liés entre eux » pour former un « ensemble ou système » à cet égard. Point n’est donc besoin que la Cour recherche s’il existe des preuves suffisantes d’une « tolérance officielle » concernant ces allégations précises. Ce volet du grief doit par conséquent être déclaré irrecevable en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

1209. Concernant le grief de manque de soins médicaux adéquats (point iii) ci-dessus), le gouvernement requérant soutient qu’il a donné lieu à une grave détérioration de l’état de santé des détenus au cours de leur incarcération (certains ayant développé des maladies chroniques). Il avance en outre que, dans certains cas, les autorités russes ont restreint l’administration des médicaments nécessaires ou ont refusé de livrer des informations sur l’état de santé des détenus. À cet égard, la Cour relève que le gouvernement requérant cite huit cas individuels dans le formulaire de requête (voir aussi le paragraphe 1213 ci-dessous) mais qu’il n’a ensuite produit aucun autre élément à ce sujet, après la décision sur la recevabilité du 16 décembre 2020.

1210. La Cour admet que, au vu des éléments limités produits devant elle, il ne peut être exclu que des détenus se soient vu individuellement refuser les soins médicaux requis. De fait, des rapports d’OIG mentionnent certains de ces cas. Cela étant, ils ne laissent nullement entendre que cette pratique serait systémique ni ne formulent la moindre conclusion à cet égard. Dans ces conditions, il ne peut être conclu à l’existence d’une « accumulation de manquements de nature identique ou analogue, assez nombreux et liés entre eux pour ne pas se ramener à des incidents isolés, ou à des exceptions, et pour former un ensemble ou système » (la « répétition d’actes »). En conséquence, le niveau de preuve requis, c’est-à-dire le commencement de preuve, n’a pas été atteint en ce qui concerne le grief présenté sous ce chef. La Cour n’a donc pas à rechercher s’il existe des preuves suffisantes d’une « tolérance officielle » concernant ces allégations particulières. Dès lors, ce volet du grief est lui aussi irrecevable et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

1211. Le gouvernement requérant soutient en outre que des « prisonniers politiques ukrainiens » ont été placés à l’isolement et en cellule disciplinaire dans des conditions qu’il qualifie d’« extrêmement rudes » (point iv) ci‑dessus). La Cour relève que si ce grief peut être considéré comme étant formulé en des termes généraux, le gouvernement requérant a désigné dans son exposé des faits huit personnes qui auraient été placées en cellule disciplinaire et cinq qui auraient été placées à l’isolement. Outre le faible nombre de personnes visées par ces mesures, la Cour note que certaines des allégations ne sont pas du tout étayées par des preuves et que les éléments produits au sujet des allégations restantes ne contiennent que peu ou pas d’informations détaillées sur les conditions qui existaient dans les installations en question. En conséquence, le niveau de preuve requis, c’est-à-dire le commencement de preuve, n’a pas été atteint en ce qui concerne le grief présenté sous ce chef. La Cour n’a donc pas à rechercher s’il existe des preuves suffisantes d’une « tolérance officielle » pour ces allégations particulières. Dès lors, ce volet du grief lui aussi est irrecevable et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

1212. S’agissant, pour finir, des points i) et ii) (partiellement) ci-dessus, la Cour considère, en ce qui concerne les allégations du gouvernement requérant faisant état, premièrement, de mauvais traitements infligés aux « prisonniers politiques ukrainiens » et d’une absence d’enquête adéquate à ce sujet de la part des autorités russes et, deuxièmement, de conditions de détention inhumaines au SIZO de Simferopol, que le critère du commencement de preuve est satisfait et que le délai de six mois a été respecté, pour les motifs qui seront exposés ci-dessous. Ce volet du grief doit donc être déclaré recevable.

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

1213. Le gouvernement requérant présente sous ce chef les griefs ci‑après :

« Le gouvernement ukrainien dit que les cas énumérés ci-dessus démontrent clairement l’existence d’une pratique administrative de torture et de mauvais traitements dirigée contre les prisonniers politiques ukrainiens et que les personnes visées ne disposent d’aucun recours effectif pour s’en plaindre.

La quasi-totalité des détenus ont été soumis à des pressions physiques et psychologiques. Ils ont été battus et torturés avec la plus grande cruauté par les forces de l’ordre russes de manière à les forcer à « avouer » leur culpabilité. Les autorités russes n’ont pas prévenu les proches des personnes arrêtées de leur détention (...) ni les missions diplomatiques ukrainiennes (...) et elles n’ont pas permis à des avocats de la défense indépendants de voir les détenus au stade initial de l’enquête et, parfois, à aucun moment.

Au total, au moins 18 personnes ont déclaré, soit elles-mêmes soit par l’intermédiaire de leurs avocats ou de leurs proches, qu’elles avaient subi des actes de torture cruels. Elles ont fait état du recours à des méthodes telles que le passage à tabac, les électrocutions, les simulacres d’exécutions et l’administration de drogues inconnues.

Les autorités russes n’ont conduit aucune enquête adéquate, voire aucune enquête du tout, sur les plaintes pour mauvais traitements. Les tribunaux qui ont examiné les cas des prisonniers politiques ukrainiens n’ont pas tenu compte de leurs griefs de [torture].

En outre, les détenus subissent des traitements inhumains et des humiliations dans les lieux de privation de liberté (maisons d’arrêt et colonies pénitentiaires) du fait de conditions de détention inhumaines. Un certain nombre de détenus ont été incarcérés au SIZO de Simferopol, à la maison d’arrêt de Lefortovo, où les conditions de détention sont inhumaines et dégradantes en raison notamment d’une surpopulation et de privations de sommeil.

Les soins médicaux qui leur ont été administrés étaient inadaptés à leur état de santé et, de surcroît, inadéquats. Dans ces conditions de détention, l’état de santé des détenus s’est gravement détérioré, et certains ont développé des maladies chroniques (par exemple, MM. Balukh, Dehermendzhi, Umerov, Hryb, Klykh et Kuku) ; dans certains cas, les autorités russes ont restreint l’administration de médicaments aux détenus (cas de M. Pavlo Hryb). Dans certains cas aussi on ne sait rien de l’état de santé des détenus (MM. Sentsov, Balukh, Klykh et Lytvynov).

Il apparaît également qu’il existe une pratique consistant à exercer des pressions sur les prisonniers ukrainiens en leur infligeant des sanctions excessivement cruelles et déraisonnables, notamment des placements à l’’isolement et en cellule disciplinaire dans des conditions extrêmement rudes, qui s’analysent en un traitement inhumain confinant à la torture (voir ci-dessus).

Toutes ces violations sont tolérées par les autorités russes. Les autorités russes n’ont conduit aucune enquête adéquate, voire aucune enquête du tout, sur les plaintes pour mauvais traitements.

Le gouvernement ukrainien en conclut à l’existence de violations systématiques de l’article 3 commises par la Russie contre des prisonniers politiques ukrainiens. »

1214. Le gouvernement défendeur n’a soumis aucune observation sur ces allégations particulières.

b) Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

1215. Les principes généraux, tirés de nombreux arrêts, ont été résumés, pour autant qu’ils étaient pertinents, dans l’arrêt Géorgie c. Russie (II) (précité, § 240, paragraphe 985 ci-dessus).

1216. Le passage pertinent de l’arrêt précité El-Masri, récemment repris dans l’arrêt Géorgie c. Russie (II) (précité, § 271), est le suivant :

« 197. Pour déterminer si une forme donnée de mauvais traitements doit être qualifiée de torture, la Cour doit avoir égard à la distinction que l’article 3 opère entre cette notion et celle de traitements inhumains ou dégradants. Cette distinction paraît avoir été consacrée par la Convention pour marquer d’une spéciale infamie des traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances (Aksoy, précité, § 62). Outre la gravité des traitements, la notion de torture suppose un élément intentionnel, reconnu dans la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants des Nations unies, entrée en vigueur le 26 juin 1987, qui précise que le terme de « torture » s’entend de l’infliction intentionnelle d’une douleur ou de souffrances aiguës aux fins notamment d’obtenir des renseignements, de punir ou d’intimider (article 1er) (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 85, CEDH 2000‑VII). »

2. Application en l’espèce des principes susmentionnés

α) Allégations de mauvais traitements et défaut d’enquête effective à cet égard

1217. La Cour rappelle qu’elle dispose d’informations concordantes selon lesquelles, une fois que la Fédération de Russie eut pris le contrôle effectif de la Crimée , « des agents de la Fédération de Russie ont commis de nombreuses atteintes graves au droit à l’intégrité physique et mentale en Crimée » et que ces actes ont été perpétrés par des membres des « forces d’autodéfense de Crimée » et divers groupes cosaques, puis par des représentants du FSB de Crimée et de la police (paragraphes 85 et 90 du rapport du HCDH de 2017, A 102, et paragraphe 986 ci-dessus).

1218. À cet égard, la Cour note que le gouvernement requérant cite à titre d’illustration de nombreux cas de mauvais traitements qui auraient été infligés à des « prisonniers politiques ukrainiens » au cours de la période allant de 2014 à 2018 (voir à cet égard les récits concernant MM. Oleksandr Kostenko, Andrii Kolomiyets, Mykola Shyptur, Ihor Movenko, Ismail Ramazanov, Yevhen Panov, Andriy Zakhtey, Volodymyr Prysych, Volodymyr Dudka, Hlib Shabliy, Stanislav Klykh, Mykola Karpuyk, Oleg Sentsov, Oleksandr Kolchenko, Hennadii Afanasiev, Oleksiy Cherniy, Mykola Dadeu, Serhiy Lytvynov, Valentyn Vyhivskyi, Viktor Shur et Oleksii Syzonovych). Dans la plupart des cas, les auteurs de ces mauvais traitements auraient recouru à des coups, à des électrocutions, à des simulacres d’exécutions et à l’administration de drogues inconnues, destinés à infliger de vives douleurs ou souffrances, afin d’obtenir des informations, d’extorquer des aveux sur la perpétration de crimes ou des témoignages sur les agissem*nts d’autrui, de punir ou d’intimider. La gravité de ces traitements ainsi que leur caractère intentionnel justifieraient leur qualification en actes de torture (paragraphe 1216 ci‑dessus). D’autres types de comportements, par exemple des menaces de mauvais traitements ou des pressions psychologiques exercées sur les personnes susmentionnées ou sur d’autres personnes, constitueraient à tout le moins un traitement inhumain ou dégradant (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 108, CEDH 2010). En ce qui concerne M. Mykola Karpyuk, la Cour rappelle avoir déjà conclu que les griefs qu’il tire des tortures qu’il a subies et de l’absence d’enquête sur ses allégations de mauvais traitements s’analysaient en une violation de l’article 3 de la Convention tant sous son volet matériel que sous son volet procédural (Maslova et autres c. Russie [Comité], nos 62807/09 et 10 autres, §§ 15-18, 11 janvier 2024).

1219. Certaines des allégations du gouvernement requérant sont étayées par le témoignage direct de victimes ou de leurs avocats (issu des plaintes déposées à cet égard auprès des autorités russes). D’autres allégations sont étayées par les récits relatés par les médias et reposant sur des entretiens avec les victimes ou sur des informations fournies par les avocats des prisonniers, par des membres des familles de ces derniers ou par des fonctionnaires consulaires ukrainiens. D’autres allégations encore sont étayées par les deux types de moyens susmentionnés. Ces nombreux récits offrent des renseignements de première main qui apparaissent véridiques et crédibles et qui revêtent une importante valeur probante.

1220. Ces allégations sont corroborées en premier lieu et plus précisément par les éléments d’information donnés émanant du HCDH (paragraphe 158 du rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine, qui couvre la période allant du 16 février au 15 mai 2015, A 99 ; paragraphes 86 à 91 du rapport du HCDH de 2017, A 102 ; et paragraphes 22-25 du rapport du HCDH de 2018, A 103) ainsi que du Comité des droits de l’homme des Nations unies (A 62), et en second lieu par de nombreuses ONG (paragraphe 846 ci-dessus), au vu des informations de première main qu’elles recueillent (grâce au suivi de la situation et des développements en Crimée ou aux entretiens avec des représentants des principaux groupes ciblés), des enquêtes faites par les médias et de l’analyse des événements et du cadre législatif (voir les rapports publiés par Human Rights Watch, l’Open Society Justice Initiative, IPHR et le Groupe criméen pour les droits de l’homme, A 110, 115, 117 et 135).

1221. Les pièces produites par le parquet ukrainien en apportent la preuve supplémentaire (voir la lettre du procureur général ukrainien concernant l’enquête en cours dirigée contre les auteurs présumés de mauvais traitements visant des personnes désignées nommément, A 159 et 162, et la lettre de la médiatrice ukrainienne, A 258-259).

1222. Surtout, selon les rapports établis par le Secrétaire général des Nations unies et la Commissaire aux droits de l’homme, des pratiques de mauvais traitements et de torture se poursuivent en Crimée et les auteurs présumés des actes de torture et des mauvais traitements n’ont pas été traduits en justice (paragraphe 20 du rapport du Secrétaire général des Nations unies de 2019, paragraphes 17 et 18 de son rapport de 2020 et paragraphe 13 de son rapport de 2022 (A 93-95), et paragraphe 12 du rapport de la Commissaire de 2023, A 74).

1223. La Cour rappelle que c’est au requérant qu’il revient de présenter des commencements de preuve et de produire les éléments adéquats, mais que si le Gouvernement répond aux allégations de mauvais traitements sans divulguer des documents cruciaux susceptibles de permettre à la Cour d’établir les faits ou s’il ne fournit pas une explication satisfaisante ou convaincante du déroulement des faits en question, de fortes déductions peuvent être tirées de son attitude (Varnava et autres, précité, § 184). En l’espèce, le gouvernement défendeur n’aborde nulle part le fond des griefs de violation de l’article 3, se contentant de dire de manière générale que l’existence d’une pratique administrative de violations de la Convention ne peut être constatée. Il n’a non plus produit aucun élément à ce sujet (comme des dossiers médicaux, des procès-verbaux d’arrestation, d’éventuelles décisions judiciaires concernant des allégations de mauvais traitements, ou d’autres éléments pertinents se trouvant en sa possession exclusive). La Cour est donc prête à tirer les conséquences qui s’imposent, en particulier, du défaut de production du moindre élément, de quelque nature que ce soit, sur les allégations de mauvais traitements infligés à des « prisonniers politiques ukrainiens ».

1224. Au vu de ces circonstances, la Cour est convaincue qu’elle dispose de suffisamment d’éléments pour lui permettre de conclure au-delà de tout doute raisonnable qu’il existe une accumulation de manquements de nature identique ou analogue, assez nombreux et liés entre eux pour ne pas se ramener à des incidents isolés, ou à des exceptions, et pour former un ensemble ou système. En effet, les éléments du dossier révèlent de nombreux cas de mauvais traitements qui s’inscrivent dans le cadre d’une campagne soutenue de répression politique contre les opposants réels ou présumés aux politiques russes.

1225. Il ressort également des éléments du dossier que ces faits ont été perpétrés par des représentants du FSB et des forces de police, et dans certains cas directement par des agents des établissem*nts pénitentiaires de Crimée ou de Russie (ou qu’ils étaient connus d’eux). Dans ces conditions, la responsabilité de la Fédération de Russie est incontestable.

1226. En ce qui concerne la « tolérance officielle » en tant qu’élément de la pratique administrative, la Cour renvoie à ses conclusions précédentes relatives à l’article 3 sur la situation en Crimée (paragraphes 994 et suivants) Les mêmes considérations valent pour les actes perpétrés par des agents russes sur le territoire de la Fédération de Russie.

1227. En outre, la Cour constate que les autorités de la Fédération de Russie n’ont fait preuve d’aucune transparence en ce qui concerne les enquêtes qui auraient été conduites sur les allégations de mauvais traitements touchant des « prisonniers politiques ukrainiens ». Comme il est expliqué ci‑dessus, le gouvernement défendeur n’a fait aucune observation sur le fond sur la question de savoir si des enquêtes officielles avaient été ouvertes et, dans l’affirmative, quels en auraient été les résultats. Il ressort cependant des pièces présentées par le gouvernement requérant que, lorsque les éléments disponibles faisaient état de l’existence de plaintes déposées par des victimes de mauvais traitements, soit celles-ci ont abouti à des refus d’ouverture de poursuites pénales, soit les enquêtes menées n’ont produit au bout du compte aucun résultat. La Cour conclut que l’absence d’enquêtes adéquates sur les allégations de mauvais traitements constitue un ensemble distinct de violations de la Convention. En outre, rappelant que la question de l’effectivité et de l’accessibilité de voies de recours internes peut s’analyser en un élément supplémentaire permettant de statuer sur l’existence ou non d’une pratique administrative (voir, notamment, Chypre c. Turquie (au principal), précité, § 87, et Géorgie c. Russie (I), précité, § 126), elle estime que, ce constat, compte tenu de son ampleur et de sa durée, renforce sa conclusion quant à l’existence d’une « tolérance officielle » de la part des autorités de la Fédération de Russie à l’égard de la pratique de mauvais traitements.

1228. Eu égard à tous ces éléments, la Cour conclut à l’existence d’une pratique administrative contraire à l’article 3 de la Convention consistant à infliger à des « prisonniers politiques ukrainiens » des mauvais traitements, qui leur ont causé des souffrances psychologiques et physiques indéniables, et à s’abstenir de mener une enquête effective en la matière. Elle est également convaincue que cette pratique administrative s’est poursuivie après qu’elle eut été saisie, le 10 août 2018, des allégations formulées à cet égard et elle estime donc qu’aucune question ne se pose en ce qui concerne la règle des six mois.

1229. La Cour conclut sur ce point à une violation, tant sous le volet matériel que sous le volet procédural, de l’article 3 de la Convention.

β) Sur les conditions de détention au SIZO de Simferopol

1230. Comme il est indiqué ci-dessus (paragraphe 1212 ci-dessus), le gouvernement requérant allègue que les « prisonniers politiques ukrainiens » étaient maintenus dans de mauvaises conditions de détention. Évoquant le SIZO de Simferopol situé en Crimée, ils font notamment état d’une grave surpopulation des cellules et de couchages inadéquats.

1231. La Cour relève que la plupart des « prisonniers politiques ukrainiens » mentionnés par le gouvernement requérant ont été détenus pendant différentes durées au SIZO de Simferopol, la seule maison d’arrêt de Crimée jusqu’en automne 2022 (voir paragraphe 29 du rapport de 2023 de la Secrétaire générale du Conseil de l’Europe, A 72). Elle observe que l’exposé que fait le gouvernement requérant des conditions de détention est étayé par des récits concordants livrés par les détenus eux-mêmes, par leurs avocats ou par des représentants d’ONG locales (par exemple le Groupe Protection des droits de l’homme Kharkiv ou le Groupe criméen pour les droits de l’homme), relayés par les médias ou publiés sur les sites Internet des ONG en question. Les informations reprises par les ONG locales sont particulièrement révélatrices en ce qui concerne la surpopulation du centre de détention, l’insuffisance des couchages, la mauvaise qualité de la nourriture, le manque de mobilier, les infestations, les températures inadéquates, le manque de ventilation et le manque d’intimité dans les sanitaires (A 466-467, A 527, A 643, A 662).

1232. Le rapport de 2015 publié par la médiatrice russe qui, après avoir effectué une visite sur les lieux, a décrit les mauvaises conditions de détention au SIZO de Simferopol (A 879), revêt lui aussi une valeur probante.

1233. Ces récits sont corroborés en outre par des rapports d’OIG. À cet égard, la Cour note que dans le rapport publié à la suite de sa visite de septembre 2014, le Commissaire aux droits de l’homme a constaté que plusieurs de ses interlocuteurs à Kyiv, Moscou et Simferopol avaient attiré son attention sur les mauvaises conditions de détention dans les établissem*nts pénitentiaires de Crimée et que le médiateur local s’était dit particulièrement préoccupé par le manque de nourriture et de matériel médical, ainsi que par la surpopulation des lieux de détention (paragraphe 52 du rapport, A 73). La situation ne s’est pas améliorée avec le temps, selon le HCDH, lequel a constaté le grave état de surpopulation du SIZO de Simferopol (paragraphe 113 du rapport du HCDH de 2017, A 102 ; paragraphe 26 du rapport du Secrétaire général des Nations unies de 2019, A 93 ; et paragraphe 21 du rapport du Secrétaire général des Nations unies de 2020, A 94). Selon le rapport du Secrétaire général des Nations unies de 2020, d’anciens détenus se plaignaient d’un manque d’espace personnel, d’un manque de lumière naturelle et de ventilation, des températures basses, d’un non-respect des règles élémentaires en matière de sanitaires et d’hygiène, d’une très mauvaise qualité de la nourriture, ainsi que d’un manque d’intimité en raison de la surveillance vidéo constante des toilettes.

1234. Le gouvernement défendeur n’a ni contesté les faits allégués, ni présenté d’éléments de preuve ou de contre-arguments.

1235. La Cour renvoie aux principes établis dans sa jurisprudence concernant les mauvaises conditions de détention (voir, par exemple, Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, §§ 96-101, 20 octobre 2016). Elle rappelle en particulier qu’une grande exiguïté dans une cellule est un élément particulièrement important qui doit être pris en compte lorsqu’il s’agit d’établir si les conditions de détention décrites sont « dégradantes » au sens de l’article 3 et peuvent révéler une violation, à elles seules ou associées à d’autres lacunes (Muršić, précité, §§ 122-141, et Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, §§ 149-159, 10 janvier 2012).

1236. Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, force est pour la Cour de constater qu’il ressort des éléments produits devant elle que, depuis 2014, des « prisonniers politiques ukrainiens » sont maintenus dans de mauvaises conditions de détention assimilables à un traitement dégradant, notamment à cause d’un manque d’espace personnel suffisant au SIZO de Simferopol, mais aussi des autres lacunes décrites ci-dessus, par exemple un manque de couchages, des températures inadéquates, une absence de ventilation, des infestations, un manque d’intimité dans les toilettes et une nourriture de mauvaise qualité.

1237. La Cour est donc convaincue qu’elle dispose de suffisamment d’éléments pour lui permettre de conclure au-delà de tout doute raisonnable qu’il existe une « accumulation de manquements de nature identique ou analogue », « assez nombreux et liés entre eux » pour former un « ensemble ou système » en ce qui concerne les mauvaises conditions de détention au SIZO de Simferopol (Crimée), dont l’État défendeur ne nie pas la responsabilité. En outre, il ressort des éléments du dossier que ces violations sont le fruit de défaillances dans l’organisation et le fonctionnement du système pénitentiaire criméen. L’ampleur et le caractère systémique de cette pratique confirment en outre l’existence d’une « tolérance officielle », qui est un élément de la pratique administrative.

1238. En conséquence, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative consistant à incarcérer des détenus dans de mauvaises conditions au SIZO de Simferopol. La Cour est également convaincue que cette pratique administrative s’est poursuivie après qu’elle eut été saisie, le 10 août 2018, des allégations formulées à cet égard et elle estime donc qu’aucune question ne se pose en ce qui concerne la règle des six mois.

4. Sur la violation alléguée des articles 5, 6 et 7 de la Convention

1239. Le gouvernement requérant tient la Fédération de Russie pour responsable d’une pratique administrative consistant à priver de liberté, poursuivre et condamner illicitement des « prisonniers politiques ukrainiens », en violation des droits garantis par la Convention en ses articles 5, 6 §§ 1-3 c) et d), et 7, qui disposent ce qui suit :

Article 5

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissem*nt de celle-ci ;

d) s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;

e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours.

2. Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle.

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience.

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale.

5. Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

Article 6

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice.

2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

(...) »

Article 7

« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.

2. Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »

1. Sur la recevabilité

1240. La Cour relève pour commencer que la thèse exposée sous ce chef porte sur la compatibilité avec la Convention de la détention et de l’incarcération d’Ukrainiens, que le gouvernement requérant qualifie de « prisonniers politiques ukrainiens », dans le cadre de procédures judiciaires ouvertes tant en Crimée qu’en Russie. À cet égard, le gouvernement requérant expose un large éventail de griefs qui s’analysent en une pratique administrative contraire aux articles 5, 6 et 7 de la Convention.

1241. Comme il est expliqué ci-dessus, pour statuer sur l’existence ou non d’une pratique administrative contraire aux droits garantis par la Convention, la Cour accepte de tenir compte de faits survenus dans un large périmètre géographique, à condition qu’il existe des commencements de preuve suffisamment étayés de la matérialité de ces faits et pour autant que ceux‑ci satisfont aux éléments constitutifs de la notion de pratique administrative, à savoir la « répétition des actes » et la « tolérance officielle » nécessaires (paragraphe 1206 ci-dessus).

a) S’agissant des faits qui se seraient produits en Russie

1242. Sur les faits de cette nature qui se seraient produits en Fédération de Russie, la Cour constate que les éléments présentés à l’appui des allégations du gouvernement requérant sont rares et que, notamment, le nombre de décisions rendues par les autorités judiciaires compétentes dans le cadre de procédures pénales est insuffisant : quelques jugements, dont deux seulement sont définitifs, par lesquels certaines des seize personnes signalées par le gouvernement requérant comme appartenant à ce groupe ont été condamnées pour des infractions pénales, et un nombre encore moins élevé de décisions ordonnant leur placement en détention provisoire. De plus, malgré les préoccupations récemment exprimées par des OIG concernant la situation des « prisonniers politiques ukrainiens » et leurs appels à leur libération ou au réexamen de leur cas, aucune pratique de persécutions systémiques n’a été évoquée en rapport avec cette catégorie précise (voir les résolutions de l’APCE nos 2231(2018) et 2446(2022) du 28 juin 2018 et du 21 juin 2022, respectivement, et la résolution du Parlement européen du 16 mars 2017 – A 67, 69 et 76).

1243. La Cour est particulièrement consciente des difficultés que le gouvernement requérant a rencontrées pour recueillir des preuves à l’appui de ses allégations. Elle constate aussi que le gouvernement défendeur n’a pas fait montre d’un engagement constructif dans la procédure d’examen de l’affaire et qu’il n’a fourni le dossier d’aucune des personnes mentionnées par le gouvernement requérant, alors que ces dossiers étaient sans aucun doute en sa possession exclusive (paragraphe 853 ci-dessus). Elle estime néanmoins que les éléments dont elle dispose à cet égard ne permettent pas de conclure à l’existence d’un commencement de preuve suffisamment étayé d’une pratique administrative (s’agissant tant d’une « répétition d’actes » que d’une « tolérance officielle ») contraire aux articles 5, 6 et 7 de la Convention quant à la détention et à l’incarcération illégales des prisonniers ukrainiens en Fédération de Russie (c’est-à-dire concernant les procédures dirigées contre MM. Stanislav Klykh, Mykola Karpuyk, Mykola Dadeu, Oleksandr Shumkov, Roman Ternovskyy, Serhiy Lytvynov, Roman Sushenko, Yurii Soloshenko, Viktor Shur, Oleksii Syzonovych et Pavlo Hryb et les condamnations prononcées par les tribunaux militaires russes contre des musulmans de Crimée accusés d’être associés à l’association Hizb ut-Tahrir). Elle constate l’incidence que le défaut de coopération du gouvernement défendeur a pu avoir à cet égard et renvoie à ses conclusions concernant le non-respect par celui-ci des obligations découlant de l’article 38 de la Convention, exposées aux paragraphes 908-909 ci-dessus. Ce volet du grief doit donc être déclaré irrecevable en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

1244. La Cour juge utile de souligner que les éléments de preuve produits ne sont insuffisants qu’en ce qui concerne la nécessité de démontrer l’existence d’une pratique administrative, que ses conclusions ne portent que sur cette question de droit, et qu’elle n’exclut pas que les faits allégués se soient réellement produits ni que les personnes concernées puissent donc apporter la preuve suffisante d’une violation de la Convention dans toute requête individuelle dont elles la saisiraient. En outre, ses conclusions sous ce chef ne l’empêchent pas de prendre en compte les éléments produits à l’appui des allégations formulées sur ce point pourvu qu’ils soient pertinents à l’égard d’autres griefs soulevés dans la présente requête (voir ce que la Cour a dit sur le terrain des articles 3 et 8 de la Convention).

b) S’agissant des faits qui se seraient produits en « RPD », en « RPL » ou au Bélarus

1245. La Cour renvoie à cet égard à sa conclusion (paragraphes 876-878 et 885 ci-dessus) selon laquelle les allégations, formulées sur le terrain de l’article 5 de la Convention, de cas isolés d’enlèvements perpétrés par « les autorités collaboratrices de la « RPD » et de la « RPL » » ou survenus sur le territoire d’un pays tiers ne sont pas étayées par des commencements de preuve suffisants. Ce volet du grief doit donc lui aussi être déclaré irrecevable en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

c) S’agissant des faits qui se seraient produits en Crimée

1246. La Cour considère, en ce qui concerne ce volet du grief, que le critère du commencement de preuve est satisfait et que le délai de six mois a été respecté, pour les motifs qui seront exposés ci-dessous. Ce volet du grief doit donc être déclaré recevable.

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

1. Le gouvernement requérant

1247. Le gouvernement requérant expose les griefs suivants sur le terrain de l’article 5 de la Convention :

« Le gouvernement ukrainien dit que les cas énumérés ci-dessus montrent clairement que les autorités russes arrêtent illégalement des Ukrainiens sur le territoire de la Fédération de Russie ou sur le territoire occupé de la Crimée.

Le gouvernement ukrainien considère (...) toutes les arrestations énumérées ci-dessus comme étant illégales et affirme que l’État russe a adopté une pratique administrative consistant à arrêter et à priver de liberté des prisonniers politiques en violation de l’article 5 de la Convection.

En ce qui concerne la détention d’Ukrainiens dans un cadre pénal, les autorités russes ont souvent recours à la détention administrative, afin tout d’abord d’incarcérer la personne concernée pendant une courte durée puis de la placer formellement en détention au motif qu’elle est soupçonnée d’une infraction grave (cas de MM. Panov, Zakhtey, Kolomiyets, Karpyuk et Klykh). Dans le même temps, le recours à la détention administrative destinée à assurer la disponibilité d’une personne pour la suite d’une procédure pénale s’analyse en une privation arbitraire de liberté sur le terrain de l’article 5 de la Convention (Kafkaris c. Chypre [GC], no 21906/04, § 116, CEDH 2008, et Doronin c. Ukraine, no 16505/02, § 55-56, 19 février 2009).

Il y a aussi plusieurs cas de détention d’Ukrainiens sur le territoire de pays tiers, suivis de leur transfert vers la Russie assuré par des agents du FSB. Ainsi, M. Pavlo Hr[y]b a été illégalement enlevé sur le territoire du Bélarus puis transféré vers la Fédération de Russie, à la suite de quoi, [les] autorités russes ont déclaré que M. Hryb avait été arrêté au cours d’une « opération ». Ce cas présente des signes évidents d’un enlèvement ayant pour finalité de permettre de persécuter ultérieurement l’intéressé en Russie.

En outre, il y a dans plusieurs cas des raisons sérieuses de croire que des personnes détenues sur le territoire de la F[édération de Russie] avaient été auparavant capturées par les autorités collaboratrices de la « RPD » et de la « RPL » puis remises aux Russes (cas de MM. Lytvynov et Syzonovych).

Les autorités russes n’ont pas prévenu les proches ni les autorités ukrainiennes des détentions et, dans de nombreux cas, ces derniers en ont été informés a posteriori par les médias.

Le gouvernement ukrainien soutient donc que la Russie est l’auteur de violations systématiques de l’article 5 à l’égard des prisonniers politiques ukrainiens. »

1248. Le gouvernement requérant expose son grief de violation de l’article 6 dans les termes suivants (certaines références ont été omises) :

« Le gouvernement russe méconnaît à différents égards l’article 6 de la Convention, notamment ainsi :

. falsification de preuves, (...) condamnation en l’absence de preuves directes, usage (...) au tribunal de vidéos d’interrogatoires truquées ;

. utilisation de dépositions auto-incriminantes à des fins de condamnation, même lorsque l’auteur s’est rétracté en déclarant au cours du procès qu’elles avaient été extorquées sous la torture ; condamnations sans qu’il y ait eu d’enquêtes adéquates sur des plaintes pour torture et mauvais traitements ; utilisation de dépositions extorquées à des témoins et à des coaccusés à des fins de condamnation, même lorsque leurs auteurs se sont rétractés au procès ;

. entrave à l’accès (...) des avocats aux (...) prisonniers politiques : maintien de ceux‑ci en détention secrète pendant de longues périodes, ce qui les empêche de faire appel aux avocats de leur choix ; refus illégaux d’autoriser les avocats à se rendre auprès de clients, et détenus contraints de refuser les visites (...) d’avocats ; appel à des avocats désignés par l’État, qui n’agissent pas dans l’intérêt supérieur de leurs clients alors même que ceux-ci pourraient choisir le leur ; création d’obstacles à l’accès de l’avocat à l’accusé (les détenus sont incarcérés dans des maisons d’arrêt ou des prisons, au mépris des décisions juridictionnelles de mise en détention) ;

. vastes campagnes dans les médias publics qualifiant les détenus de criminels et d’ennemis politiques, au mépris de la présomption d’innocence ;

. refus d’informer les autorités diplomatiques ukrainiennes ainsi que les proches des poursuites engagées contre des Ukrainiens et non-communication des informations pertinentes à temps ; refus de laisser les diplomates ukrainiens se rendre auprès des détenus ;

. recours à la torture, ainsi qu’à des pressions physiques et psychologiques.

Le gouvernement de l’Ukraine dit que toutes les violations énumérées ci-dessus se rapportent au fait que les procès en question sont largement truqués ou reposent sur des preuves manifestement inadmissibles, et que les autorités russes tentent d’en limiter l’accès au public, y compris aux avocats engagés par des proches des détenus et des diplomates ukrainiens. Le cas de M. Prysych en est un bon exemple puisque sa détention est liée au procès des prétendus saboteurs MM. Panov et Zakhtey, et qu’il n’a été finalement condamné que pour possession alléguée de stupéfiants (...)

La même méthode est appliquée aux cas des prétendus « espions » et « terroristes », classés confidentiels par la Fédération de Russie, laquelle a pris toutes les mesures possibles pour dissimuler les renseignements et les détails de ces affaires. Des personnes sont condamnées sur la base d’accusations très étranges, suspectes et parfois tout à fait absurdes (...)

Tout ce qui précède s’analyse en une violation du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention, notamment en ses paragraphes 1, 2, 3 c) et 3 d). Considérées comme un tout, ces violations ont fait naître dans les procédures dirigées contre les prisonniers politiques ukrainiens un climat qui n’est pas sans rappeler celui des tristement célèbres procès de Moscou pendant les années 1930, dans le cadre desquels des personnes étaient publiquement condamnées sur la base d’accusations absurdes, sur le fondement de preuves qui étaient soit fabriquées de toutes pièces, soit recueillies à la faveur d’actes de torture infligés à l’accusé ou à ses « complices » ».

1249. Le gouvernement requérant tire en outre grief d’une pratique administrative contraire à l’article 7 de la Convention à raison d’une l’application rétroactive et extensive du droit pénal russe à des faits survenus en Ukraine. Il expose ce grief dans les termes suivants :

« Un certain nombre de prisonniers politiques ont été poursuivis et condamnés pour (...) des faits commis en Ukraine, notamment en Crimée avant l’annexion de 2014, ou pour des faits non constitutifs d’infractions pénales (...) en droit ukrainien.

Malgré l’interdiction faite à la puissance occupante par le droit international humanitaire d’appliquer son propre droit pénal dans les territoires occupés, c’est exactement ce que fait la Fédération de Russie en Crimée. Désormais, les membres des organisations ukrainiennes interdites en Russie en novembre 2014, ou d’organisations ou mouvements musulmans qui n’ont jamais été illégaux en Ukraine, engagent leur responsabilité pénale sous l’empire de la législation russe par leur seule affiliation à ces entités (...)

Les « tribunaux » de Crimée font une application rétroactive de la loi, et instruisent et répriment des faits antérieurs à l’occupation de la Crimée (affaire du 26 février) (...)

En outre, ils font une application rétroactive de la loi dans des affaires se rapportant à des faits survenus en Ukraine continentale avant l’occupation de la Crimée (affaires des militants de Maïdan) (...)

Il y a aussi une autre catégorie d’affaires criméennes dans lesquelles les « tribunaux » condamnent des personnes parce qu’elles appartiennent ou adhèrent à des organisations ou mouvements musulmans qui sont légaux en Ukraine et interdits en Russie (...)

Il est interdit à la [Fédération de Russie], en tant que puissance occupante de la Crimée, d’appliquer la législation pénale de la [Fédération de Russie] dans le territoire temporairement occupé de la Crimée car cette application méconnaît l’article 43 de la Convention de La Haye IV du 18 octobre 1907 sur les lois et coutumes de la guerre sur terre (...) et l’article 64 de la quatrième Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, du 12 août 1949, (...) L’article 64 exprime une idée fondamentale : la législation pénale en vigueur doit être respectée par la Puissance occupante, ce qui est une application d’un principe fondamental du droit de l’occupation qui découle de cette disposition (...) L’Ukraine et la Russie sont toutes deux parties aux instruments internationaux susmentionnés.

La Fédération de Russie applique également sa législation à des faits survenus en Ukraine qui ne sont pas sanctionnables en droit ukrainien. Ainsi, les membres d’organisations ukrainiennes telles que « Secteur droit », l’ANU-ADPU, l’UPA, l’Organisation panukrainienne pro-Stepan Bandera « Tryzub » (trident), et « Bratstvo » (fraternité), non interdites en Ukraine, sont traités en Russie comme des extrémistes ou des terroristes (...) et sont condamnés pour leur action en Ukraine que le droit ukrainien considère comme parfaitement licite (...)

Il y a une autre catégorie d’affaires dans lesquelles des Ukrainiens sont poursuivis pour (...) des infractions prétendument commises dans les territoires occupés des régions de Donetsk et de Louhansk : dans le contexte de la guerre contre l’Ukraine à l’est, la Fédération de Russie, se fondant sur le prétendu principe de « compétence universelle », a étendu son droit pénal à un territoire qui, au regard du droit interne russe, ne fait pas partie du territoire russe.

En Fédération de Russie, la possibilité d’appliquer ce principe est prévue à l’article 12 § 3 du CPFR, qui concerne l’application des règles de ce code aux citoyens étrangers et aux apatrides ne résidant pas de manière permanente sur le territoire de la Fédération de Russie, dans les cas prévus par les traités internationaux suivants : la Convention de Genève du 12 août 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre et le Protocole additionnel aux conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux du 8 juin 1977 (Protocole II).

À cette fin, en juin 2014 (...), le comité d’investigation russe a créé un département spécial chargé d’enquêter sur les crimes internationaux commis contre la population civile en Ukraine. Ce département nouvellement créé s’emploie à persécuter tous les militants et autres Ukrainiens qui seraient présumés avoir commis des crimes contre des personnes civiles habitant dans le territoire occupé de l’est de l’Ukraine.

Guidé par les dispositions de l’article 12 du CPFR, le comité d’investigation engage des poursuites pénales pour usage de moyens et méthodes de guerre interdits (article 356 du code pénal russe) (...). »

2. Le gouvernement défendeur

1250. Dans son mémoire produit le 28 février 2022, le gouvernement défendeur ne fait aucune observation sur le fond de ces griefs spécifiques, hormis quelques renseignements factuels qu’il donne au sujet de certaines personnes (qui ne sont toutefois étayés par aucun élément de preuve).

b) Appréciation de la Cour

1. Le droit international humanitaire pertinent

1251. En ce qui concerne les arguments avancés explicitement ou implicitement sur le terrain de l’article 7 de la Convention, le gouvernement requérant renvoie aux dispositions de l’article 43 du Règlement de La Haye et de l’article 64 de la quatrième Convention de Genève de 1949 (paragraphes 935 et 936 ci-dessus) et met en avant le principe fondamental du DIH qui veut que la Puissance occupante respecte la législation pénale en vigueur dans un territoire occupé. Eu égard à l’objet des arguments du gouvernement requérant, la Cour estime que les dispositions des articles 65, 67 et 70 de la quatrième Convention de Genève de 1949 sont tout autant pertinentes en l’espèce. Les dispositions pertinentes de l’article 65 (pour les dispositions des articles 67 et 70, voir le paragraphe 1008 ci-dessus) sont libellées ainsi :

Article 65 – Législation pénale. - II. Publication

« Les dispositions pénales édictées par la Puissance occupante n’entreront en vigueur qu’après avoir été publiées et portées à la connaissance de la population, dans la langue de celle-ci. Elles ne peuvent pas avoir un effet rétroactif ».

1252. La Cour tient compte des explications fournies dans le Commentaire de 1958 de la quatrième Convention de Genève (CICR, Commentaire, précité, pp. 338, 341-342 et 349-350) au sujet des trois articles susmentionnés.

1253. Au sujet de l’article 65, le Commentaire expose ce qui suit :

« [l]’interdiction de donner un effet rétroactif aux dispositions pénales est un principe fondamental du droit (...) La non-rétroactivité de la loi pénale constitue une prohibition absolue : ainsi, dans l’exercice de la juridiction pénale, l’occupant ne pourra s’écarter du cadre tracé ; c’est là une importante garantie pour la population du territoire occupé contre les mesures de persécution. »

1254. En ce qui concerne l’article 67, le Commentaire dit notamment ceci :

« Le présent article se rapporte aux tribunaux militaires devant lesquels la Puissance occupante pourra traduire les inculpés, en vertu de l’article précédent.

L’objet de cette disposition est de contenir l’arbitraire de la Puissance occupante en fondant l’exercice de la juridiction pénale sur la base solide de principes universellement reconnus. La règle de la non-rétroactivité des lois pénales, ici rappelée dans sa généralité, avait été mentionnée déjà, nous l’avons vu, à la fin de l’article 65. Nullum crimen, nulla poena sine lege – c’est le principe classique du droit pénal. Il n’y a pas d’infraction ni, par conséquent, de peine si l’acte en question n’était pas visé et réprimé par la loi au moment où il a été commis. (...) »

1255. Sur l’article 70, le Commentaire expose notamment ceci :

« 1. « Le principe »

Les experts gouvernementaux réunis par le Comité international de la Croix-Rouge, en 1947, avaient déjà réprouvé certaines sanctions prises par une Puissance occupante à l’égard d’agissem*nts antérieurs à l’occupation ou commis durant une interruption de celle-ci. Des sanctions avaient été prises à l’égard de ressortissants du pays occupé pour avoir aidé les troupes de leur propre pays ou de ses alliés, appartenu à un parti politique interdit par l’occupant, exprimé, par la presse ou la radio, des opinions politiques contraires aux vues de celui-ci. C’est afin d’éviter de telles sanctions que la présente disposition a été adoptée. Celle-ci couvre non seulement les actes émanant de simples particuliers, mais également les actes de droit public qu’un magistrat ou fonctionnaire du territoire occupé aurait accomplis en exécution de ses fonctions. La règle de la limitation des pouvoirs juridictionnels de l’occupant à la période pendant laquelle il occupe effectivement le territoire se fonde sur le caractère en principe temporaire de l’occupation.

C’est donc pour les faits se produisant durant l’occupation, et uniquement pour ces faits, que la Puissance occupante peut légitimement exercer la juridiction pénale dans le pays occupé.

2. « Réserve »

Ce principe souffre une exception fort importante : lorsqu’une personne protégée est coupable d’infractions aux lois et coutumes de la guerre, l’occupant a le droit (et même, comme nous le verrons, le devoir) de l’arrêter et de la traduire en justice, quelle que soit la date de l’infraction. C’est le seul cas où la Convention autorise la Puissance occupante à poursuivre et à punir des personnes protégées pour des actes commis avant l’occupation du territoire ou pendant une interruption temporaire de celle-ci.

La formule « lois et coutumes de la guerre » comprend l’ensemble des normes relatives à la conduite des hostilités et au traitement des victimes de la guerre, telles qu’elles résultent notamment des Conventions de Genève, du Règlement de La Haye, ainsi que du droit international coutumier.

(...)

Cette répression se fonde sur le principe de l’universalité de la législation pénale relative aux crimes de guerre. Alors que l’auteur d’un crime de droit commun ne viole que le droit interne, l’auteur (...) d’un crime de guerre viole une loi ou une coutume internationale. Il appartient donc aussi bien à l’État qui sera demain Puissance occupante, qu’à son propre pays d’origine de réprimer ce crime. L’universalité de législation entraîne l’universalité de juridiction.

(...) »

1256. Au vu de leur teneur et des commentaires explicatifs qui y sont apportés, la Cour estime que non seulement les dispositions susmentionnées ne sont pas contraires aux dispositions de la Convention, et notamment aux termes de son article 7, mais qu’elles apparaissent aussi complémentaires.

2. Principes généraux applicables notamment en matière de légalité des actes sur le terrain des articles 5, 6 et 7 de la Convention

1257. La Cour relève que le gouvernement requérant affirme qu’il existe une politique de persécution des « prisonniers politiques ukrainiens » qui consiste à les arrêter, à les placer en détention provisoire, à les inculper et à les condamner sur la base d’accusations fabriquées de toutes pièces et sans procès équitable. Le gouvernement requérant allègue que la détention et l’emprisonnement illégaux de « prisonniers politiques » reposent sur l’application (souvent rétroactive et extensive) du droit pénal russe par les « tribunaux » de Crimée et les tribunaux russes, depuis mars 2014.

1258. S’agissant plus précisément des arguments que le gouvernement requérant avance, dans son formulaire de requête, sur le terrain de l’article 6 de la Convention, la Cour observe qu’ils touchent surtout des questions se rapportant à l’exigence d’un procès équitable (paragraphe 1248 ci‑dessus). Néanmoins, ces arguments doivent être interprétés à la lumière de l’ensemble des observations du gouvernement requérant puisque, en fin de compte, celui-ci se plaint, sur le terrain de l’article 6 de la Convention, d’une application en Crimée des lois de la Fédération de Russie, et de sa conséquence qui serait que des tribunaux en Crimée ont été établis en vertu des lois matérielles et des lois procédurales de la Fédération de Russie, et étaient tenus d’appliquer et ont appliqué ces lois, en violation du droit ukrainien (voir les développements dans la partie « En fait » ci-dessus).

1259. Les mesures litigieuses ayant été prises par les autorités que la Fédération de Russie a établies en Crimée sur le fondement du droit russe (à savoir le parquet et les juridictions), la Cour estime que la principale question qui se pose sur ce point porte sur la légalité de ces mesures, qui doit être analysée à la lumière du principe fondamental de la prééminence du droit inhérent au système de la Convention. Aussi, les principes dégagés par la Cour en matière de légalité de faits dénoncés sous l’angle des articles 5 et 7 de la Convention seront exposés ci-dessous, en sus des principes énoncés au paragraphe 1010 ci-dessus sur le terrain de l’article 6.

1260. Les principes généraux concernant l’article 5 de la Convention, énoncés dans de nombreux arrêts, ont été résumés comme suit, en leurs parties pertinentes en l’espèce, dans l’arrêt Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) ([GC], no 14305/17, §§ 311-313, 22 décembre 2020) :

« 311. La Cour rappelle d’abord que l’article 5 de la Convention garantit un droit de très grande importance dans « une société démocratique » au sens de la Convention, à savoir le droit fondamental à la liberté et à la sûreté (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 169, CEDH 2004‑II). Avec les articles 2, 3 et 4, l’article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes, et en tant que tel, il revêt une importance primordiale (Buzadji, précité, § 84). Il a essentiellement pour but de protéger l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 461, CEDH 2004-VII).

312. Tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté (Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 40, série A no 114), sauf dans le respect des exigences du paragraphe 1 de l’article 5 de la Convention. Trois grands principes en particulier ressortent de la jurisprudence de la Cour : la règle selon laquelle les exceptions, dont la liste est exhaustive, appellent une interprétation étroite et ne se prêtent pas à l’importante série de justifications prévues par d’autres dispositions (les articles 8 à 11 de la Convention en particulier) ; la régularité de la privation de liberté, sur laquelle l’accent est mis de façon répétée du point de vue tant de la procédure que du fond, et qui implique une adhésion scrupuleuse à la prééminence du droit ; et l’importance de la promptitude ou de la célérité des contrôles juridictionnels requis (Buzadji, précité, § 84, et S., c. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 73, 22 octobre 2018).

313. En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Ce terme impose, en premier lieu, que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne (Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 72, 9 juillet 2009, avec les références qui y sont citées). »

1261. Par ailleurs, s’agissant de la légalité d’une détention, la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale mais également, le cas échéant, à d’autres normes juridiques applicables aux intéressés, y compris celles qui trouvent leur source dans le droit international (Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 79, CEDH 2010, et Toniolo c. Saint‑Marin et Italie, no 44853/10, § 46, 26 juin 2012) ou dans le droit européen (Pirozzi c. Belgique, no 21055/11, § § 45-46, 17 avril 2018, concernant une détention fondée sur un mandat d’arrêt européen).

1262. Les principes généraux concernant l’article 7 de la Convention ont été énoncés comme suit, en leurs parties pertinentes, dans l’arrêt Yüksel Yalçınkaya c. Türkiye [GC], no 15669/20, §§ 237-238 et 241, 26 septembre 2023) :

« 237. La garantie que consacre l’article 7 de la Convention, élément essentiel de la prééminence du droit, occupe une place primordiale dans le système de protection de la Convention, comme l’atteste le fait que l’article 15 n’y autorise aucune dérogation même en temps de guerre ou d’autre danger public. Ainsi qu’il découle de son objet et de son but, on doit l’interpréter et l’appliquer de manière à assurer une protection effective contre les poursuites, les condamnations et les sanctions arbitraires (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 92, 17 septembre 2009, et Del Río Prada, précité, § 77, avec les références citées dans l’un et l’autre arrêt).

238. L’article 7 de la Convention n’a pas pour unique objet de prohiber l’application rétroactive du droit pénal au désavantage de l’accusé. Il consacre aussi, de manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé, notamment par analogie. Il découle de ces principes qu’une infraction doit être clairement définie par la loi. Cette condition est satisfaite lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux, quelles actions et omissions engagent sa responsabilité pénale. La notion de « droit » (« law ») utilisée à l’article 7 correspond à celle de « loi » qui figure dans d’autres articles de la Convention ; elle englobe le droit d’origine tant législative que jurisprudentielle et implique des conditions qualitatives, notamment celles d’accessibilité et de prévisibilité (voir, entre autres références, Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96, 35532/97 et 44801/98, § 50, CEDH 2001-II, et Del Río Prada, précité, § 91).

(...)

241. La Cour a souligné toutefois qu’elle doit jouir d’un pouvoir de contrôle plus large lorsque le droit protégé par une disposition de la Convention, en l’occurrence l’article 7, requiert l’existence d’une base légale pour l’infliction d’une condamnation et d’une peine (voir, entre autres références, l’Avis consultatif concernant l’applicabilité de la prescription aux poursuites, condamnations et sanctions pour des infractions constitutives, en substance, d’actes de torture [GC], demande no P16‑2021‑001, Cour de cassation arménienne, § 71, 26 avril 2022). L’article 7 § 1 exige de la Cour qu’elle recherche si la condamnation du requérant reposait à l’époque sur une base légale. En particulier, la Cour doit s’assurer que le résultat auquel ont abouti les juridictions internes compétentes était compatible avec l’objet et le but de cette disposition. L’article 7 de la Convention deviendrait sans objet si l’on accordait un pouvoir de contrôle moins large à la Cour (Kononov, précité, § 198, et Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 52, CEDH 2015). »

3. Application en l’espèce des principes susmentionnés

1263. Comme il est expliqué ci-dessus, les allégations formulées par le gouvernement requérant sur le terrain des articles 5, 6 et 7 de la Convention se rapportent pour l’essentiel aux multiples cas allégués d’arrestations, de détentions provisoires, d’inculpations et de condamnations de « prisonniers politiques » dans le cadre de procédures pénales dont l’ouverture est imputée à des agents des autorités russes (paragraphe 1257 ci-dessus).

1264. À cet égard, la Cour constate que le gouvernement requérant a soumis un ensemble d’éléments d’information et de preuve tirés de sources diverses et nombreuses sur les allégations de violations des droits de « prisonniers politiques ukrainiens » survenues en Crimée après mars 2014 : des résolutions du Conseil de l’Europe et d’autres organisations internationales ; des rapports d’OIG, notamment du HCDH, du Commissaire aux droits de l’homme et du BIDDH-HCMN ; des rapports d’ONG ; des documents publiés par des organes gouvernementaux ; des dépositions de témoins ; des articles de médias ; des compte rendus d’actualité ; et, point important, des pièces de dossiers tirées des procédures pénales menées contre lesdits prisonniers. Ces sources font toutes état des mesures suivantes : arrestation, placement en détention provisoire et condamnation par les tribunaux que la Fédération de Russie avait établis en Crimée de membres de différents groupes d’Ukrainiens au motif qu’ils avaient exercé, entre autres, leur liberté d’expression, leur liberté d’association ou leur liberté de réunion pacifique, motifs qui seront examinés plus en détail ci-dessous (pour un aperçu des différents types de privation de liberté, voir les paragraphes 132 à 135 du rapport d’IPHR de 2016, A 116).

1265. Le gouvernement requérant soutient – et le gouvernement défendeur ne conteste pas – que ces mesures reposaient sur l’application du droit de la Fédération de Russie ou des lois adoptées par les autorités locales de Crimée à la suite du « traité d’intégration », en tant que droit dérivé du droit russe. À ce stade, la Cour renvoie à ses conclusions précédentes (paragraphe 946 ci-dessus) selon lesquelles l’État défendeur a étendu l’application de son droit à la Crimée en violation de la Convention, telle qu’interprétée à la lumière du DIH, et que le droit russe ne peut donc être considéré comme la « loi » au sens de la Convention. En outre, elle a jugé que les tribunaux de Crimée ne pouvaient pas être regardés comme ayant été « établis par la loi » au sens de l’article 6 de la Convention (ibidem). Dès lors, elle estime que la pratique administrative alléguée sous ce chef, dont l’État défendeur ne nie pas la responsabilité (puisqu’elle a été appliquée par le parquet et les autorités judiciaires établis en Crimée), ne peut être qualifiée de « légale ». Le caractère réglementaire de la pratique alléguée ainsi que son ampleur et son intensité, étayés par les éléments de preuve susmentionnés, confirment l’existence des éléments de « répétition d’actes » et de « tolérance officielle » concernant la pratique administrative alléguée sous ce chef.

1266. Compte tenu des arguments spécifiques qu’avance le gouvernement requérant, la Cour estime que certains aspects de la pratique administrative appellent un examen plus approfondi.

1267. Sur la base des éléments produits, la Cour observe que les tribunaux établis par les autorités russes en Crimée ont statué sur des affaires pénales se rapportant à des faits survenus avant que la Russie n’ait pris le contrôle effectif de la Crimée (le 27 février 2014) et, en tout état de cause, avant que le droit pénal russe ne soit appliqué sur le territoire de la Crimée (le 18 mars 2014). Dans l’affaire dite du « 26 février », neuf Tatars de Crimée qui avaient participé à un rassemblement en faveur de l’intégrité territoriale de l’Ukraine qui s’était tenu le 26 février 2014 devant le bâtiment du Conseil suprême de la RAC, ont été arrêtés ou condamnés pour avoir organisé des troubles de masse et pour y avoir participé (voir les paragraphes 388 et suivants et les documents qui y sont cités, ainsi que A 187).

1268. Dans le même esprit, des procédures ont été engagées concernant la participation, en janvier et février 2014, aux manifestations d’Euromaïdan qui avaient eu lieu à Kyiv, procédures à la suite desquelles MM. Oleksandr Kostenko et Andrii Kolomiyets ont été condamnés pour avoir agressé des agents d’une unité des forces spéciales (voir les paragraphes 410 et suivants et les documents qui y sont cités). Le gouvernement défendeur reconnaît l’existence et l’objet de ces poursuites pénales ainsi que l’incarcération des personnes concernées (paragraphes 784 et suivants, et 808 et suivants).

1269. Ces procédures ont été critiquées par beaucoup comme étant contraires aux traités internationaux relatifs aussi bien aux droits de l’homme qu’au droit humanitaire (voir les rapports du HCDH sur la situation des droits de l’homme en Ukraine examinant les périodes allant du 16 février au 15 mai 2016 et du 16 mai au 15 août 2016 ; les rapports du HCDH de 2017 et de 2018 ; le rapport du BIDDH-HCMN de 2015, et le rapport du Groupe d’experts internationaux de 2017, A 100-103, 108 et A 461-462). Il a été signalé en outre que des peines prononcées sur le fondement d’une application rétroactive du droit de la Fédération de Russie avaient été infligées à cinq autres personnes en lien avec la publication alléguée sur les réseaux sociaux de posts qui auraient contenu des symboles, slogans ou déclarations d’organisations interdites en Fédération de Russie ou d’éléments considérés comme extrémistes (paragraphe 19 du rapport du HCDH de 2018, A 103).

1270. À cet égard, il ressort de la législation promulguée en Crimée, à savoir la loi fédérale no 91-FZ du 5 mai 2014, que la question de savoir si un fait commis sur le territoire de la Crimée avant le 18 mars 2014 pouvait constituer une infraction pénale et être réprimé par le droit pénal devait être tranchée sur le fondement du droit pénal de la Fédération de Russie (A 9). Au vu du dossier, la Cour constate que les « tribunaux » de Crimée ont jugé pénalement responsables plusieurs participants au rassemblement du 26 février 2014 à Simferopol pour leur action, en s’appuyant sur les dispositions susmentionnées ou sur celles de l’article 12 § 3 du CPFR consacrant la notion d’application extraterritoriale du droit pénal russe (A 4). La compétence des mêmes « tribunaux » de Crimée pour juger des affaires portant sur la responsabilité pénale des participants aux manifestations d’Euromaïdan à Kyiv était en outre justifiée par une référence aux dispositions de l’article 12 § 3 du CPFR (A 521 et 524).

1271. À ce stade, la Cour rappelle tout d’abord que les dispositions de la Convention doivent être interprétées en l’espèce à la lumière du DIH. Elle renvoie aux dispositions de la quatrième Convention de Genève qui prescrivent ce qui suit : i) la législation pénale du système juridique de l’État souverain supplanté doit rester en vigueur ; ii) la puissance occupante peut exercer sa compétence pénale dans le territoire occupé à l’égard des actes commis pendant l’occupation, et seulement à l’égard de ceux-ci ; iii) les tribunaux du territoire occupé ne doivent faire respecter que la législation qui était applicable antérieurement à la perpétration de toute infraction alléguée ; iv) la puissance occupante ne peut arrêter, inculper ou condamner des personnes protégées pour des actes commis ou pour des opinions exprimées avant l’occupation, sauf en cas de violations des lois et coutumes de la guerre (paragraphes 1251-1256 ci-dessus), et v) les tribunaux établis avant l’occupation doivent être maintenus (paragraphe 940 ci-dessus). À la lecture des commentaires explicatifs, il apparaît que ces dispositions visent à éviter que soient punis les habitants d’un territoire occupé qui auraient aidé les troupes de leur propre pays ou celles de ses alliés, appartenu à un parti politique interdit par les autorités occupantes ou exprimé des opinions politiques contraires à celles de l’occupant (paragraphe 1255 ci-dessus).

1272. Dans ces conditions, la Cour observe non seulement que les faits visés par les procédures susmentionnées étaient antérieurs à la prise du contrôle effectif de la Crimée par la Fédération de Russie (le 27 février 2014), mais aussi que, au regard du droit international (y compris de la Convention), les tribunaux de Crimée, composés de juges nommés par les autorités ukrainiennes, étaient tenus de juger les faits de l’espèce en se fondant sur les règles du droit ukrainien et non sur celles du droit russe. Elle estime donc que les procédures et décisions des « tribunaux » de Crimée étaient contraires au principe de non-rétroactivité de la loi pénale consacré à l’article 7 de la Convention, tel qu’interprété à la lumière du DIH. Elle constate en outre que plusieurs rapports d’OIG et d’ONG ont critiqué l’application rétroactive du droit pénal par les « tribunaux » criméens (paragraphe 77 du rapport du HCDH de 2017 ; paragraphe 19 du rapport du HCDH de 2018 ; paragraphes 146 et 236 du rapport du BIDDH-HCMN de 2015, et paragraphe 134 du rapport d’IPHR de 2016, A 102-103, 108 et 116).

1273. Deuxièmement, à supposer même que les « tribunaux » criméens eussent été fondés à appliquer le droit russe, la Cour constate d’autres défaillances. En effet, en s’appuyant sur les dispositions générales du CPFR concernant l’application extraterritoriale du droit pénal russe (A 4), ces « tribunaux » entendaient protéger les intérêts des ressortissants russes (« principe de la personnalité passive »), étant donné que les victimes dans les deux groupes de cas avaient supposément la nationalité russe. Or la Cour relève que des rapports internationaux contestent le fondement factuel de ces condamnations en s’appuyant sur les éléments des dossiers. Elle se réfère au rapport de 2017 du Groupe international d’experts qui a indiqué que seules deux des nombreuses victimes alléguées des troubles de masse du 26 février 2014 avaient la nationalité russe, deux victimes au sujet desquelles il n’était nulle part prouvé qu’elles auraient subi des blessures ni qu’elles auraient eu besoin de soins médicaux (A 460). Elle prend également en compte le communiqué de presse publié par Memorial HRC donnant à propos de M. Oleksandr Kostenko des renseignements indiquant que l’infraction dont il était accusé avait été perpétrée le 18 février 2014, à Kyiv, alors que l’accusé et la victime avaient tous deux la nationalité ukrainienne (A 515). À cet égard, la Cour ne peut que constater le manque de précision des conditions d’application de la compétence protectrice conférée par l’article 12 § 3 du CPFR, qui offre aux autorités répressives une latitude et des pouvoirs étendus.

1274. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour estime que, même à supposer que l’arrestation, l’inculpation et la condamnation des personnes visées (à titre d’exemples d’une pratique administrative plus générale) eussent reposé sur une base légale, l’application des règles de droit pénal par les « tribunaux » criméens dans « l’affaire du 26 février » et aux « manifestants d’Euromaïdan » a été étendue de manière imprévisible, au mépris de l’objet et du but de l’article 7 de la Convention.

1275. La Cour note qu’un autre ensemble de faits est mis en avant par le gouvernement requérant dans ses observations afin de souligner les effets de l’application des lois russes en Crimée : l’arrestation décidée par des « tribunaux » de Crimée de ressortissants ukrainiens soupçonnés d’être affiliés à des organisations et mouvements musulmans qui étaient légaux en Ukraine mais interdits en Russie.

1276. À cet égard, la Cour note que les autorités russes établies en Crimée ont procédé à un grand nombre de perquisitions et à d’importantes saisies de livres interdits chez des Tatars de Crimée et que de nombreux résidents de la Crimée ont été condamnés à des amendes administratives pour production et distribution massive de contenus à caractère extrémiste, tandis que d’autres ont été poursuivis pénalement pour activités extrémistes (paragraphe 555 ci‑dessus).

1277. Comme le soutient le gouvernement requérant et comme le confirment des rapports internationaux faisant autorité, l’une des principales cibles des autorités en Crimée était les musulmans criméens considérés par les autorités russes comme des partisans de Hizb ut-Tahrir. Cette organisation avait été qualifiée de terroriste et interdite en Russie par un arrêt de la Cour suprême de la Fédération de Russie rendu le 14 février 2003, donc antérieurement à l’imposition en Crimée des lois russes pénalisant de tels comportements. Il ressort des éléments présentés par le gouvernement requérant que le simple soupçon d’affiliation à Hizb ut-Tahrir a entraîné en pratique l’incarcération de nombreux musulmans de Crimée sans aucune preuve qu’ils eussent représenté une menace réelle pour la société parce qu’ils auraient planifié ou entrepris des actions concrètes et encore moins commis un acte de terrorisme (voir la section intitulée « Persécution des musulmans » ci‑dessus et le paragraphe 30 du rapport de 2018 du HCDH, A 103). À cet égard, le rapport de 2022 du Secrétaire général des Nations unies indiquait ceci : « [d]epuis le début de l’occupation, [les autorités russes] ont arrêté pas moins de 91 hommes supposément affiliés à [Hizb ut-Tahrir] » (paragraphe 14 du rapport, A 95), tandis que la Commissaire aux droits de l’homme a noté qu’« au mois de février 2023, au moins 98 Tatars de Crimée étaient poursuivis et détenus pour leur appartenance ou affiliation présumée à Hizb ut-Tahrir » (paragraphe 17 du rapport de la Commissaire de 2023, A 74).

1278. Compte tenu de tous ces éléments, la Cour conclut à une violation des articles 5, 6 et 7 de la Convention à raison d’une pratique administrative toujours en cours de privations de liberté, d’inculpations et de condamnations irrégulières de « prisonniers politiques ukrainiens » reposant sur l’application du droit russe en Crimée, et du constat que les tribunaux de ce territoire ne peuvent pas être considérés comme « établis par la loi » au sens de l’article 6 de la Convention. Elle est également convaincue que cette pratique administrative en cours s’est poursuivie après qu’elle eut été saisie, le 10 août 2018, des allégations formulées à cet égard et elle estime donc qu’aucune question ne se pose en ce qui concerne la règle des six mois.

5. Sur la violation alléguée de l’article 8 de la Convention (transfèrement de prisonniers)

1279. Dans la requête no 38334/18, le gouvernement requérant voit dans le transfèrement de « prisonniers politiques ukrainiens » vers des établissem*nts pénitentiaires situés sur le territoire de la Fédération de Russie une pratique administrative contraire à l’article 8 de la Convention. Dans ses observations du 28 décembre 2018 présentées dans le cadre de la requête no 20958/14, il affirme plus généralement, sur le terrain du même article de la Convention, qu’« [u]n nombre important de détenus ont été transférés de Crimée vers la Fédération de Russie (...) et que des transfèrements de détenus en attente d’un jugement ont également eu lieu ». Ces deux allégations en matière de pratique administrative se recoupant dans une large mesure (voir également le paragraphe 446 de la décision sur la recevabilité), la Cour les examinera conjointement.

1280. L’article 8 de la Convention dispose ce qui suit :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Sur la recevabilité

1281. La Cour considère, en ce qui concerne ce grief, que le critère du commencement de preuve est satisfait et que le délai de six mois a été respecté, pour les motifs qui seront exposés ci-dessous. Ce grief doit donc être déclaré recevable.

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

1. Le gouvernement requérant

1282. Le gouvernement requérant soutient que la pratique consistant à transférer les prisonniers de la Crimée vers des établissem*nts pénitentiaires de la Fédération de Russie porte atteinte à leur droit au respect de leur vie privée et familiale. Il estime en outre que cette pratique de transfèrements s’inscrit dans le cadre d’une politique de modification de la composition démographique de la Crimée.

1283. Le gouvernement requérant voit dans la pratique consistant à transférer de force des prisonniers de la Crimée vers des établissem*nts situés sur le territoire de la « puissance occupante », souvent à plusieurs milliers de kilomètres de leur domicile, une violation injustifiée des droits des détenus garantis par l’article 8, en particulier pour ce qui est de leur vie familiale. Il faut également tenir compte selon lui d’autres défaillances tenant au défaut d’assistance consulaire et spirituelle ou à l’impossibilité de recevoir des colis de proches.

1284. Le gouvernement requérant soutient qu’outre les principes généraux tirés de l’article 8 de la Convention, le DIH (sont cités les articles 49 et 76 de la quatrième Convention de Genève ; paragraphe 1288 ci-dessous) interdit strictement les transferts forcés des personnes protégées, y compris des détenus, du territoire occupé vers le territoire de la puissance occupante, quels qu’en soient les motifs.

1285. Le gouvernement requérant soutient que, au regard des règles applicables du DIH, selon lesquelles le droit à appliquer en Crimée aurait dû être non pas le droit russe mais le droit ukrainien, l’ingérence dans la vie privée et familiale des prisonniers ne peut passer pour avoir été « prévue par la loi ». Par ailleurs, le gouvernement défendeur n’aurait pas démontré que de tels transfèrements poursuivaient un but légitime, ni qu’ils étaient nécessaires et proportionnés. Ces transfèrements seraient assez nombreux et liés entre eux pour s’analyser en un ensemble ou un système de violations, ce qui satisferait la condition de « répétition des actes ». Quant à la « tolérance officielle », cette pratique aurait régulièrement été mise en œuvre par les services officiels de l’État défendeur. Ce dernier n’aurait nulle part reconnu que cette pratique était illégale, ni même indiqué qu’il envisageait de changer de cap.

1286. Le gouvernement requérant avance des arguments similaires sous l’angle de la requête no 38334/18 à l’égard du groupe spécifique des « prisonniers politiques ukrainiens ». À titre d’illustration, il cite neuf cas précis de transfèrements de prisonniers arrêtés en Crimée (et pour certains condamnés en Russie) vers des établissem*nts pénitentiaires situés à plusieurs milliers de kilomètres de leur lieu de résidence. Il conclut que l’incarcération des « prisonniers politiques ukrainiens » dans des prisons éloignées non seulement a excessivement compliqué l’accès des proches à ces détenus, mais qu’il a aussi contraint ces derniers à vivre dans un milieu caractérisé par une culture étrangère et des coutumes différentes.

2. Le gouvernement défendeur

1287. Le gouvernement défendeur n’a soumis aucun élément d’information ou de preuve sur le transfèrement allégué de prisonniers de la Crimée vers des établissem*nts pénitentiaires situés en Fédération de Russie.

b) Appréciation de la Cour

1. Le droit international humanitaire pertinent

1288. Le gouvernement requérant se réfère aux articles 49 et 76 de la quatrième Convention de Genève du 12 août 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, qui sont ainsi libellés :

Article 49 – « Déportations, transferts, évacuations »

« Les transferts forcés, en masse ou individuels, ainsi que les déportations de personnes protégées hors du territoire occupé dans le territoire de la Puissance occupante ou dans celui de tout autre État, occupé ou non, sont interdits, quel qu’en soit le motif.

Toutefois, la Puissance occupante pourra procéder à l’évacuation totale ou partielle d’une région occupée déterminée, si la sécurité de la population ou d’impérieuses raisons militaires l’exigent. Les évacuations ne pourront entraîner le déplacement de personnes protégées qu’à l’intérieur du territoire occupé, sauf en cas d’impossibilité matérielle. La population ainsi évacuée sera ramenée dans ses foyers aussitôt que les hostilités dans ce secteur auront pris fin.

La Puissance occupante, en procédant à ces transferts ou à ces évacuations, devra faire en sorte, dans toute la mesure du possible, que les personnes protégées soient accueillies dans des installations convenables, que les déplacements soient effectués dans des conditions satisfaisantes de salubrité, d’hygiène, de sécurité et d’alimentation et que les membres d’une même famille ne soient pas séparés les uns des autres.

La Puissance protectrice sera informée des transferts et évacuations dès qu’ils auront eu lieu.

La Puissance occupante ne pourra retenir les personnes protégées dans une région particulièrement exposée aux dangers de la guerre, sauf si la sécurité de la population ou d’impérieuses raisons militaires l’exigent.

La Puissance occupante ne pourra procéder à la déportation ou au transfert d’une partie de sa propre population civile dans le territoire occupé par elle. »

Article 76 – « Traitement des détenus »

« Les personnes protégées inculpées seront détenues dans le pays occupé et si elles sont condamnées, elles devront y purger leur peine. Elles seront séparées si possible des autres détenus et soumises à un régime alimentaire et hygiénique suffisant pour les maintenir dans un bon état de santé et correspondant au moins au régime des établissem*nts pénitentiaires du pays occupé.

Elles recevront les soins médicaux exigés par leur état de santé.

Elles seront également autorisées à recevoir l’aide spirituelle qu’elles pourraient solliciter.

Les femmes seront logées dans des locaux séparés et placées sous la surveillance immédiate de femmes.

Il sera tenu compte du régime spécial prévu pour les mineurs.

Les personnes protégées détenues auront le droit de recevoir la visite des délégués de la Puissance protectrice et du Comité international de la Croix-Rouge, conformément aux dispositions de l’article 143.

En outre, elles auront le droit de recevoir au moins un colis de secours par mois. »

1289. Compte tenu de l’objet des griefs soulevés en l’espèce, il n’y a pas de conflit entre l’article 8 de la Convention et les dispositions du DIH susmentionnées qui prévoient, pour autant qu’elles sont pertinentes au regard de la présente affaire, que les personnes protégées (c’est-à-dire celles qui, à un moment donné et de quelque manière que ce soit, se trouvent, en cas de conflit ou d’occupation, entre les mains d’une partie au conflit ou d’une puissance occupante dont ils n’ont pas la nationalité) ne peuvent pas être transférées ou expulsées du pays occupé vers le territoire de la puissance occupante et que les personnes protégées accusées pénalement doivent être détenues dans le pays occupé et y purger leur peine si elles sont déclarées coupables. Ces dispositions apparaissent complémentaires, comme l’analyse ci-dessous le montrera.

2. Principes généraux découlant de l’article 8 de la Convention

1290. Les principes généraux tirés de l’article 8, pour autant qu’ils soient pertinents à l’égard de la situation des détenus, ont été résumés comme suit dans l’arrêt Polyakova et autres c. Russie (nos 35090/09 et 3 autres, §§ 81, 84‑85 et 87-89, 7 mars 2017 ; quelques références omises) :

« 81. La Cour a déjà jugé qu’il est essentiel au respect de la vie familiale que l’administration pénitentiaire autorise le détenu et l’aide au besoin à maintenir le contact avec sa famille proche (voir, avec d’autres citations, Khoroshenko, précité, § 106) et qu’en ce qui concerne les visites familiales l’article 8 de la Convention exige des États membres qu’ils prennent en considération les intérêts du condamné et de ses proches et parents (ibidem, § 142). Elle a également dit que le placement d’un condamné dans tel ou tel établissem*nt pénitentiaire peut poser problème au regard de l’article 8 de la Convention si les conséquences de cette mesure sur sa vie privée et familiale vont au‑delà des difficultés et des restrictions « normales » inhérentes à la notion même d’emprisonnement (Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, § 837, 25 juillet 2013). Dans le cas d’espèce, au vu de la situation géographique des établissem*nts pénitentiaires lointains et des réalités du réseau de transports en Russie, tant les détenus envoyés purger leur peine loin de leur domicile que les membres de leur famille ont souffert de l’éloignement des établissem*nts (ibidem, § 838).

(...)

84. L’objet essentiel de l’article 8 de la Convention est de protéger l’individu des ingérences arbitraires des autorités publiques. Cette disposition protège notamment un droit à l’épanouissem*nt personnel et celui de nouer et de développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002-III). Il est d’une importance cruciale que la Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives, et non pas théoriques et illusoires (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 74, CEDH 2002-VI).

85. Toute ingérence dans le droit énoncé au paragraphe 1 de l’article 8 de la Convention doit être justifiée au regard du paragraphe 2, c’est-à-dire qu’elle doit être « prévue par la loi » et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un ou plusieurs des buts légitimes cités. La notion de nécessité implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et notamment proportionnée au but légitime visé par les autorités (voir, avec d’autres citations, V.C. c. Slovaquie, no 18968/07, § 139, CEDH 2011 (extraits)).

(...)

87. La Cour rappelle que le respect de la dignité humaine est l’essence même de la Convention (Pretty, précité, § 65). Les détenus continuent de jouir de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, à l’exception du droit à la liberté, lorsqu’une détention régulière entre expressément dans le champ d’application de l’article 5 de la Convention. Il n’est nullement question qu’un détenu soit déchu de ses droits garantis par la Convention du simple fait qu’il se trouve incarcéré à la suite d’une condamnation (Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, §§ 69-70, CEDH 2005 IX). Toute restriction à ces droits doit être justifiée dans une affaire donnée. Cette justification peut tenir notamment aux conséquences nécessaires et inévitables de la détention ou à un lien suffisant entre la restriction et la situation du détenu en question (Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 68, CEDH 2007-V).

88. La Cour rappelle en outre que la réinsertion, qui vise le retour dans la société d’une personne qui a fait l’objet d’une condamnation pénale, est un impératif pour toute société faisant de la dignité humaine son pilier (Vinter et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 66069/09 et 2 autres, § 113, CEDH 2013 (extraits)). L’article 8 de la Convention exige de l’État qu’il aide les détenus, dans la mesure du possible, à nouer et à entretenir des liens avec des personnes extérieures à la prison afin de faciliter leur réinsertion sociale. À ce titre, la situation géographique du lieu de détention entre en ligne de compte (Khodorkovskiy et Lebedev, précité, § 837). Si le châtiment demeure l’une des finalités de l’incarcération, les politiques pénales en Europe mettent dorénavant l’accent sur l’objectif de réinsertion de la détention, en particulier vers la fin des longues peines d’emprisonnement (Vinter et autres, précité, § 115). Le principe de réinsertion est aujourd’hui reconnu dans la jurisprudence de la Cour relative à plusieurs articles de la Convention et il y revêt même une importance croissante (voir, avec d’autres citations, Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, § 102, CEDH 2016). Bien que la Convention ne garantisse pas, en tant que tel, un droit à la réinsertion, la jurisprudence de la Cour part donc du principe que les personnes condamnées, y compris celles qui se sont vu infliger une peine d’emprisonnement à vie, doivent pouvoir travailler à leur réinsertion (ibidem, § 103).

89. En ce qui concerne les droits de visite, l’État ne peut avoir toute latitude pour introduire des restrictions générales sans prévoir une dose de flexibilité permettant de déterminer si les limitations apportées dans chaque cas particulier sont opportunes ou réellement nécessaires, spécialement en ce qui concerne les détenus condamnés (voir, avec d’autres précédents, Khoroshenko, précité, § 126). Selon les règles pénitentiaires européennes (...), les autorités nationales sont tenues de prévenir la rupture des liens familiaux et de permettre aux détenus de bénéficier d’un niveau de contact raisonnablement bon avec leurs familles par le biais de visites organisées de manière aussi fréquente et normale que possible (ibidem, § 134). La marge d’appréciation laissée à l’État défendeur s’agissant d’évaluer les limites admissibles de l’ingérence dans la vie privée et familiale dans le domaine de la réglementation du droit de visite des détenus connaît un rétrécissem*nt (ibidem, § 136). »

1291. La Cour souligne que les principes généraux sur le terrain de l’article 8 exposés ci-dessus relatifs au droit des détenus au respect de leur vie familiale ont été dégagés dans des cadres intraétatiques, c’est-à-dire lorsque des personnes ont été jugées, condamnées et emprisonnées sur le territoire d’un État défendeur puis incarcérées dans un établissem*nt qui est éloigné de leurs familles et relève de la juridiction de cet État. Elle considère cependant que ces principes sont tout autant applicables, mutatis mutandis, au présent contexte qui concerne des transfèrements de détenus de la Crimée vers la Fédération de Russie.

3. Application en l’espèce des principes susmentionnés

1292. La Cour relève pour commencer que le rapport du HCDH de 2017 constate qu’« [u]n nombre important de détenus [avaient] été transférés de Crimée vers la Fédération de Russie » et que « [d]es transfèrements de personnes placées en détention provisoire [avaient] également eu lieu ». Le HCDH a expliqué que l’une des principales raisons de cette situation était « le manque d’établissem*nts pénitentiaires spécialisés en Crimée, qui a conduit au transfèrement de mineurs en conflit avec la loi, de personnes condamnées à des peines de réclusion à perpétuité et de prisonniers atteints de graves maladies physiques ou mentales. De plus, la Crimée étant dépourvue de prison pour femmes, du 18 mars 2014 au 15 juin 2016, 240 détenues condamnées par des tribunaux de Crimée ont été envoyées en Fédération de Russie pour y purger leur peine » (paragraphes 116-117 du rapport, A 102). Les autorités de la Fédération de Russie n’ont rien dit publiquement au sujet du nombre de ces transfèrements (paragraphe 30 in fine du rapport de 2019 du Secrétaire général des Nations unies, A 93), mais les autorités ukrainiennes et plusieurs ONG ont recueilli des éléments pertinents à ce sujet. À cet égard, le rapport du HCDH de 2018 indique que le gouvernement ukrainien a identifié 255 détenus ukrainiens qui avaient été transférés de Crimée vers divers établissem*nts pénitentiaires de la Fédération de Russie depuis mars 2014 et que les ONG « Union ukrainienne Helsinki pour les droits de l’homme » et « Centre régional pour les droits de l’homme » avaient affirmé que ces transfèrements touchaient au moins 4 700 détenus (paragraphe 77 du rapport, A 103). En outre, selon le rapport d’IPHR de 2016, jusqu’à 2 200 détenus ukrainiens incarcérés dans les prisons de Crimée ont été transférés malgré eux vers d’autres établissem*nts en Fédération de Russie (paragraphes 144 et 162 du rapport, A 116). Plus récemment, le « Centre régional pour les droits de l’homme » a affirmé que, « en 2022, la Fédération de Russie avait transféré plus de 12 500 condamnés de la péninsule de Crimée occupée vers son territoire » (A 140). Il est important de noter que, selon le rapport du Secrétaire général des Nations unies de 2020, « [l]es autorités russes en Crimée ont continué de transférer des prisonniers de la Crimée vers la Fédération de Russie, où ils ont été jugés ou purgé des peines de prison » (paragraphe 22 du rapport, A 94). Si les éléments ci‑dessus ne lui permettent pas de déterminer le nombre exact de détenus transférés des établissem*nts pénitentiaires de Crimée vers ceux de la Fédération de Russie, la Cour est convaincue qu’ils attestent de l’existence d’une pratique de transfèrements de ce type opérés par les autorités répressives russes. Cette pratique est d’autant plus avérée que le gouvernement défendeur n’a rien indiqué, que ce soit devant la Cour ou dans les documents d’accès public, qui permettrait de le réfuter.

1293. Par ailleurs, la Cour considère que la situation des « prisonniers politiques » évoquée par le gouvernement requérant montre bien qu’ils se trouvent à de longues distances de leur lieu de résidence (voir les récits concernant MM. Kostenko, Zeytullayev, Saifullayev, Vaitov, Primov, Sentsov, Afanasiev, Kolchenko et Cherniy). Elle ajoute qu’il est évident que les prisonniers concernés par ces transfèrements ont toujours certains membres de leur famille vivant en Crimée, pour lesquels la séparation a été source de difficultés. Dans des affaires concernant la Russie, la Cour a jugé que des transfèrements de détenus jugés et condamnés en Russie par des tribunaux russes vers un établissem*nt pénitentiaire éloigné s’analysaient en des ingérences dans l’exercice du droit au respect de la vie familiale des détenus, garanti par l’article 8 de la Convention. Elle a notamment pris en compte les grandes distances à parcourir, la situation géographique des établissem*nts concernés et les réalités du réseau de transports russe, lesquelles faisaient d’un trajet depuis la ville d’origine des requérants jusqu’à leurs lieux de détention un effort long et épuisant, en particulier pour les enfants en bas âge. De ce fait, les requérants recevaient moins de visites de leurs familles (Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, § 838, 25 juillet 2013). Il faut aussi prendre en considération les faibles chances que ces visites aient lieu en temps de guerre. En résumé, au vu du dossier, la Cour estime que les mesures dénoncées s’analysent en une ingérence dans l’exercice par les détenus de leur droit au respect de leur vie familiale énoncé à l’article 8 de la Convention.

1294. La Cour estime donc qu’il existe suffisamment d’éléments prouvant, à l’aune du critère de preuve approprié, l’existence de nombreux cas liés entre eux de transfèrements de détenus constitutifs d’une ingérence dans l’exercice par eux de leur droit au respect de leur vie familiale protégé par l’article 8 de la Convention. Elle doit déterminer si cette ingérence était justifiée au regard du paragraphe 2 de cet article – ou, en d’autres termes, si elle était « prévue par la loi », si elle poursuivait l’un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre ce ou ces buts.

1295. En l’espèce, les éléments du dossier ne permettent pas de voir clairement sur quelle base juridique spécifique a été opéré le transfèrement de prisonniers ukrainiens de Crimée vers des établissem*nts pénitentiaires de la Fédération de Russie. Il ressort néanmoins des rapports internationaux susmentionnés que ces personnes ont été transférées soit pour qu’elles purgent une peine déjà prononcée contre elles en Crimée, soit pour qu’elles soient d’abord jugées en Russie puis pour qu’elles y purgent toute peine qui leur serait infligée. Dans ces conditions, la Cour ne juge pas déraisonnable de supposer que ces transfèrements ont été autorisés sur le fondement des lois et règlements russes pertinents généralement appliqués en Crimée (voir aussi le paragraphe 111 du rapport du HCDH de 2017, selon lequel « toutes les quatre institutions [pénales] ont été intégrées au système pénitentiaire de la Fédération de Russie, ce qui a conduit au transfèrement de centaines de personnes détenues en Crimée vers des institutions pénitentiaires de la Fédération de Russie » (A 102 ; et paragraphe 23 du rapport de 2019 du Secrétaire général des Nations unies, A 93). C’est également la thèse que le gouvernement requérant défend, que le gouvernement défendeur ne conteste pas.

1296. À ce stade, la Cour renvoie à ses conclusions précédentes selon lesquelles l’État défendeur a étendu l’application de son droit à la Crimée en violation de la Convention, interprétée à la lumière du DIH, et que le droit russe ne peut donc être considéré comme la « loi » au sens de la Convention. Elle estime que la pratique administrative en la matière, dont l’État défendeur ne nie pas la responsabilité (puisqu’elle a été appliquée par des agents des établissem*nts pénitentiaires de Crimée), ne peut être regardée comme ayant été « légale » (paragraphe 946 ci-dessus).

1297. Dans ces conditions, la Cour estime disposer d’éléments de preuve suffisants pour lui permettre de conclure au-delà de tout doute raisonnable à l’existence d’une « accumulation de manquements de nature identique ou analogue » au droit au respect de la vie familiale, qui sont « assez nombreux et liés entre eux » pour former « un ensemble ou système » à une grande échelle et d’une ampleur considérable. En tout état de cause, le caractère réglementaire de la pratique alléguée confirme l’existence tant d’une « répétition d’actes » que d’une « tolérance officielle » en tant qu’éléments constitutifs d’une pratique administrative sous ce chef.

1298. La Cour juge nécessaire d’exposer les considérations supplémentaires suivantes.

1299. Dans l’affaire Polyakova et autres (précitée), la Cour a analysé le système juridique interne russe en matière de répartition géographique des détenus (ibidem, §§ 90-115) et elle a constaté une violation de l’article 8 de la Convention. Elle a estimé qu’à l’époque des faits, la loi russe applicable (à savoir le code de l’exécution des peines – « le CEP ») ne renfermait « aucune obligation pour le [Service carcéral fédéral russe] d’examiner, avant de déroger à la règle générale de répartition, les éventuelles implications que l’emplacement géographique de l’établissem*nt pénitentiaire pouvait avoir sur la vie familiale des détenus et de leurs proches », elle ne prévoyait aucune « possibilité réaliste de transférer un détenu vers un autre établissem*nt pénitentiaire pour des raisons tenant au droit au respect de la vie familiale », et elle ne « permettait pas au détenu de faire contrôler par le juge la proportionnalité de la décision du Service carcéral fédéral russe à son intérêt direct au maintien des liens familiaux et sociaux ». La Cour a conclu que le système n’offrait aucune protection juridique adéquate contre d’éventuels abus et que, les dispositions du CEP ne satisfaisant pas à l’exigence de « qualité de la loi », l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de la vie familiale n’était pas « prévue par la loi » (ibidem, §§ 116‑118).

1300. Cependant, dans sa décision Dadusenko et autres c. Russie ((déc.), no 36027/19 et 3 autres, 7 septembre 2021), la Cour a relevé que les dispositions modifiées du CEP (en vigueur à compter du 29 septembre 2020) faisaient expressément figurer la situation familiale des condamnés parmi les éléments à prendre en compte lors de leur première affectation dans un établissem*nt pénitentiaire (voir, en comparaison et a contrario, Polyakova et autres, précité, § 101). En outre, les dispositions modifiées permettaient aux personnes condamnées de demander leur transfèrement dans un autre établissem*nt pénitentiaire situé plus près du lieu de résidence des membres de leur famille (voir, en comparaison et a contrario, Polyakova et autres, précité, § 105). Ces modifications de la loi ont été confirmées par la jurisprudence de la Cour suprême russe selon laquelle l’incapacité d’un condamné à maintenir des liens familiaux pendant qu’il purge sa peine est l’une des raisons pour lesquelles il peut être relocalisé plus près du lieu de résidence de ses proches, même lorsque sa demande relève de l’une des catégories spécifiquement exclues de la règle générale de répartition (Dadusenko et autres, précité §§ 26). La Cour a donc pu admettre que tous les détenus, et notamment ceux exclus de la règle générale de répartition, pouvaient faire valoir au niveau interne leur droit au respect de la vie familiale conformément aux dispositions modifiées du CEP (ibidem, § 28).

1301. En l’espèce, eu égard aux conclusions de l’arrêt Polyakova et autres (paragraphe 1290 ci-dessus), dont l’exécution continue d’être surveillée par le Comité des Ministres, la Cour estime que, même à supposer que le droit applicable, à la lumière de Convention, fût le droit russe, la relocalisation des prisonniers ukrainiens de Crimée vers la Fédération de Russie à partir de mars 2014 n’était pas conforme à l’exigence selon laquelle l’ingérence doit être « prévue par la loi ». Par ailleurs, malgré les modifications apportées en 2020 (paragraphe 1300 ci-dessus, citant l’arrêt Dadusenko et autres), elle constate qu’il n’existe aucune possibilité réelle que les prisonniers soient renvoyés vers la Crimée.

1302. La Cour note en outre qu’un certain nombre d’organisations internationales ainsi que des représentants de la société civile estiment contraire aux règles pertinentes du DIH la pratique consistant à transférer des détenus de Crimée vers des régions éloignées de la Russie (paragraphe 118 du rapport du HCDH de 2017, A 102 ; paragraphe 20 du rapport de la Commissaire de 2023, A 74, et paragraphe 144 du rapport d’IPHR de 2016, A 116). En effet, les règles pertinentes du DIH non seulement interdisent le transfèrement de personnes protégées vers le territoire de la puissance occupante, quelle qu’en soit la raison, mais qualifient également un tel transfèrement de « violation grave » de la quatrième Convention de Genève (A 49).

1303. Par ailleurs, conformément à la méthode qu’elle suit dans les requêtes individuelles (Polyakova et autres, précité, § 65), la Cour observe que la pratique administrative alléguée consistant à transférer des détenus vers des établissem*nts pénitentiaires situés sur le territoire de la Fédération de Russie s’analyse au regard des répercussions à long terme du transfèrement sur leur vie de famille qu’ils subissent de manière continue depuis des années. Il s’ensuit que le grief qui en résulte sur le terrain de l’article 8 de la Convention doit être présenté dans un délai de six mois à compter de la fin de la détention dans l’établissem*nt en question (voir également le paragraphe 1201 ci-dessus). À cet égard, des éléments indiquent que les autorités russes de Crimée continuent de transférer des prisonniers de Crimée vers la Fédération de Russie, où ils sont jugés ou purgent des peines de prison (paragraphe 22 du rapport du Secrétaire général des Nations unies de 2020, A 94, et paragraphes 20 et 50 du rapport de la Commissaire de 2023, A 74).

1304. Dans ces conditions, et vu que le gouvernement défendeur n’a produit aucun élément susceptible de justifier l’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie familiale qui est garanti par l’article 8 de la Convention, la Cour juge inutile de poursuivre l’examen du grief pour ce qui est des conditions du « but légitime » et de la « nécess[ité] dans une société démocratique ». De même, elle estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la thèse, défendue par le gouvernement requérant, de la violation du droit au respect de la vie privée qui découlait de ces mêmes faits.

1305. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut à l’existence d’une pratique administrative contraire à l’article 8 de la Convention quant à la violation du droit au respect de la vie familiale de prisonniers criméens qui résulte de leur transfèrement de la Crimée vers des établissem*nts pénitentiaires situés sur le territoire de la Fédération de Russie. Elle est également convaincue que cette pratique administrative s’est poursuivie après qu’elle eut été saisie, le 10 août 2018, des allégations formulées à cet égard et elle estime donc qu’aucune question ne se pose en ce qui concerne la règle des six mois.

6. Sur la violation alléguée des articles 10 et 11 de la Convention

1306. Le gouvernement requérant tient la Fédération de Russie pour responsable d’une pratique administrative de privations de liberté, d’inculpations et de condamnations selon lui irrégulières de « prisonniers politiques ukrainiens », en violation des droits garantis par les articles 10 et 11 de la Convention, qui disposent :

Article 10

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

Article 11

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

1. Sur la recevabilité

a) S’agissant des faits qui se seraient produits en Russie

1307. Concernant les faits qui, selon le gouvernement requérant, sont survenus en Russie et s’inscrivent dans une pratique administrative globale visant les « prisonniers politiques ukrainiens », la Cour note que ces allégations renvoient aux mêmes procédures pénales que celles examinées sous l’angle des articles 5, 6 et 7 de la Convention. À cet égard, elle rappelle ses conclusions ci-dessus (paragraphe 1243 ci-dessus) concernant l’insuffisance des éléments présentés à l’appui des allégations du gouvernement requérant et notamment l’absence de décisions des autorités judiciaires qui auraient été rendues dans le cadre des procédures pénales en question. Dans ces conditions, elle estime que les éléments dont elle dispose ne peuvent s’analyser en un commencement de preuve suffisamment étayé de l’existence d’une pratique administrative (que ce soit sous l’angle de la « répétition d’actes » ou sous celui de la « tolérance officielle ») contraire aux articles 10 et 11 de la Convention s’agissant de la détention et de l’emprisonnement irréguliers de détenus ukrainiens sur le territoire de la Fédération de Russie. Ce volet du grief doit donc être déclaré irrecevable conformément à l’article 35 § 4 de la Convention.

b) S’agissant des faits qui se seraient produits en Crimée

1308. La Cour relève d’emblée que le gouvernement requérant soutient notamment que les procédures pénales engagées sous l’empire du droit russe contre des musulmans de Crimée pour association à l’organisation Hizb ut‑Tahrir s’inscrivent dans le cadre d’une pratique administrative contraire aux garanties consacrées aux articles 10 et 11 de la Convention. Lors de l’audience du 13 décembre 2023, le gouvernement requérant a souligné que l’affiliation à Hizb ut-Tahrir était accessoire à ces affaires. Il a ajouté que la répression russe menée au moyen de l’application du droit pénal russe n’était pas dirigée contre l’association Hizb ut-Tahrir elle-même : les personnes affiliées à cette organisation auraient simplement subi les mesures visant à étouffer tous les moyens d’expression de la foi musulmane à l’égard de l’ensemble de la population tatare de Crimée, notamment les autorités décisionnaires légitimes et les responsables de toute l’administration religieuse de la communauté des Tatars de Crimée.

1309. La Cour observe qu’elle a déjà examiné des griefs soulevés sur le terrain de ces articles concernant l’appartenance à Hizb ut-Tahrir et qu’elle a conclu que, par l’effet de l’article 17 de la Convention, cette organisation ne pouvait bénéficier de la protection de ces articles à cause de ses propos antisémites et favorables à la violence, en particulier ceux appelant à la destruction violente d’Israël ainsi qu’au bannissem*nt et au meurtre de ses habitants et ses multiples déclarations justifiant les attentats-suicides dirigés contre des personnes civiles. Se basant sur des déclarations écrites tirées d’articles de magazines, de brochures et de transcriptions de déclarations publiques de représentants de l’organisation, ainsi que sur des articles publiés par l’organisation elle-même en Allemagne, elle a jugé que les objectifs de Hizb ut-Tahrir étaient clairement contraires aux valeurs de la Convention, notamment à l’attachement au règlement pacifique des conflits internationaux et au caractère sacré de la vie humaine (Hizb ut-Tahrir et autres c. Allemagne (déc.), no 31098/08, §§ 73-75 et 78, 12 juin 2012). Dans l’affaire Kasymakhunov et Saybatalov c. Russie (nos 26261/05 et 26377/06, 14 mars 2013), les requérants voyaient dans leur condamnation pour leur appartenance à Hizb ut-Tahrir une violation de leurs droits garantis par les articles 7, 9, 10 et 11 de la Convention. Si elle a certes conclu à une violation de l’article 7 à l’égard de l’un des requérants, qui ne pouvait raisonnablement prévoir que son adhésion à Hizb ut-Tahrir engagerait sa responsabilité pénale sur le fondement de l’article 282 § 2 du CPFR en l’espèce faute de publication officielle de l’arrêt du 14 février 2003 par lequel la Cour suprême avait interdit cette organisation, la Cour a néanmoins estimé que les griefs fondés sur les articles 9, 10 et 11 étaient incompatibles ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Elle a statué ainsi après avoir constaté, sur la base des documents et des écrits produits par l’organisation (notamment un projet de constitution), des déclarations des requérants et des expertises réalisées dans le cadre des procédures internes, que la diffusion des idées politiques de Hizb ut-Tahrir par les requérants s’analysait clairement en une activité entrant dans le champ d’application de l’article 17 de la Convention.

1310. La Cour relève que ses précédentes conclusions au sujet de l’association Hizb ut-Tahrir concernaient des procédures menées en Allemagne et en Russie, deux pays dans lesquels l’organisation avait été interdite par des décisions rendues par les autorités de ces pays. Tout en reconnaissant que les limitations à la liberté d’association acceptées par la Convention sont formulées de manière large sans obliger les États à ne prendre des mesures que dans le seul but de protéger les droits et libertés des individus relevant de leur juridiction (Internationale Humanitäre Hilfsorganisation e. c. c. Allemagne, no 11214/19, § 76, 10 octobre 2023), elle doit tenir compte de la particularité de la situation dans laquelle le gouvernement requérant souligne lui-même que les dispositions des articles 10 et 11 de la Convention s’appliquent aux membres de l’organisation Hizb ut-Tahrir concernés par la présente affaire et qu’elles ont été violées. Le gouvernement requérant évoque les caractéristiques de cette organisation (paragraphe 556 ci-dessus) et fait valoir qu’elle n’est pas interdite sur le territoire ukrainien (paragraphe 1314 ci-dessus).

1311. La Cour estime raisonnable d’examiner la question évoquée au paragraphe ci-dessus conjointement à la question de la nécessité des mesures dénoncées sous l’angle des seconds paragraphes des articles en question, et ce à la lumière de l’article 17 de la Convention.

c) Conclusion

1312. La Cour considère que le présent grief, pour autant qu’il concerne des faits survenus en Crimée, a satisfait au critère requis du commencement de preuve et qu’il respecte le délai de six mois pour les raisons qui seront expliquées ci-dessous. Il doit donc être déclaré recevable.

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

1. Le gouvernement requérant

1313. Se référant aux articles 10 et 11 de la Convention, le gouvernement requérant soutient ce qui suit :

« [la] violation par la Fédération de Russie du droit à la liberté d’expression (...) Plusieurs cas de persécutions (...) s’analysent en l’inculpation d’Ukrainiens pour leurs pensées et leurs expressions, pour leurs opinions et activités pro-ukrainiennes et pour leur refus de l’occupation de la Crimée par la Russie ou leur adhésion à des organisations interdites en Russie car jugées dangereuses pour l’État russe. »

1314. Concernant la situation en Crimée, le gouvernement requérant évoque en particulier les poursuites engagées contre les groupes d’individus suivants :

i) des militants d’Euromaïdan, qui auraient participé à la Révolution de la dignité à Kyiv en janvier et février 2014 (MM. Kostenko et Kolomiyets) ;

ii) un militant régional bien connu qui aurait été condamné pour ses positions pro-ukrainiennes (M. Balukh) ;

iii) plusieurs Tatars de Crimée et militants pro-ukrainiens qui auraient été condamnés pour des publications prétendument extrémistes sur les réseaux sociaux « Facebook » et « VKontakte » (leurs publications présentées comme « extrémistes » ayant eu pour objet la diffusion d’informations sur des cas de « prisonniers politiques » (M. Minasov), des commentaires sur la radio en ligne (M. Ramazanov), la publication d’une vidéo en ligne (M. Karakashev) ou des commentaires exprimés au sein de groupes pro-ukrainiens (M. Movenko)) ; en outre, M. Movenko aurait également été condamné pour « propagation du symbolisme nazi » qui, selon le gouvernement requérant, concernait en réalité un symbole du bataillon de volontaires ukrainien « Azov », sans rapport avec le « symbolisme nazi » ; et

iv) des membres des organisations Hizb ut-Tahrir et Tablighi Jamaat, qui auraient été condamnés pénalement pour association à ces organisations, qui étaient interdites en Russie, mais légales en Ukraine.

1315. Enfin, renvoyant à ses arguments exposés sur le terrain de l’article 7 de la Convention, le gouvernement requérant soutient que la Fédération de Russie a fait un usage généralisé de sa législation anti-extrémiste et antiterroriste, qui manquerait de la précision et de la prévisibilité voulues par le principe de légalité de l’ingérence découlant des articles 10 et 11 de la Convention. Il ajoute qu’en tout état de cause, « [une] ingérence d’une telle ampleur sous des prétextes aussi négligeables ou déraisonnables » bouleverse le juste équilibre à ménager sur le terrain de ces deux articles.

2. Le gouvernement défendeur

1316. Le gouvernement défendeur ne produit aucune observation sur le fond de ces griefs spécifiques, hormis quelques renseignements factuels qu’il donne au sujet d’une certaine personne (paragraphe 808 et suivants ci‑dessus).

b) Appréciation de la Cour

1317. La Cour note que, invoquant les dispositions des articles 10 et 11 de la Convention, le gouvernement requérant dénonce une pratique administrative qui porterait atteinte à la liberté d’expression, à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association. Elle rappelle que, malgré la spécificité de la sphère d’application de l’article 11, en matière de débat politique, les garanties offertes par les articles 10 et 11 sont souvent complémentaires ; ainsi, l’article 11 doit le cas échéant s’envisager à la lumière de la jurisprudence de la Cour sur la liberté d’expression. En effet, le lien entre les articles 10 et 11 est particulièrement pertinent lorsque les autorités ont porté atteinte au droit à la liberté de réunion pacifique en réaction aux opinions défendues ou aux propos tenus par des participants à une manifestation ou par des membres d’une association (voir, par exemple Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, précité, § 85, Primov et autres c. Russie, no 17391/06, § 92, 12 juin 2014, et Navalnyy, précité, § 102). En outre, la mise en œuvre du principe du pluralisme étant impossible sans qu’une association puisse exprimer librement ses idées et opinions, la Cour a également reconnu que la protection des opinions et de la liberté de les exprimer au sens de l’article 10 de la Convention constitue l’un des objectifs de la liberté d’association (voir, par exemple, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 88, et Gorzelik et autres, précité, § 91).

1318. La Cour note pour commencer que le gouvernement requérant a présenté de nombreux éléments de preuve concernant la situation globale en Crimée en matière de liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique : des résolutions d’organisations internationales, y compris du Conseil de l’Europe ; des rapports d’organisations internationales, par exemple le HCDH, le Commissaire aux droits de l’homme et le HCMN de l’OSCE ; des rapports d’organisations non gouvernementales ; des documents délivrés par les organismes gouvernementaux ; des articles de médias ; des compte rendus d’actualité ; et, surtout, des éléments tirés du dossier des procédures pénales menées contre les personnes en question. Selon les éléments de preuve susmentionnés, depuis 2014, les autorités russes appliquent sur le territoire de la Crimée le régime juridique russe régissant les réunions publiques ainsi que la liberté d’expression et d’association, ne faisant guère preuve de tolérance à l’égard de toute forme de critique, de dissidence ou d’opposition à l’égard de la politique de la Russie. Ces éléments renferment des renseignements sur l’arrestation et l’inculpation d’opposants politiques accusés de délits d’extrémisme ou de terrorisme, d’Ukrainiens ayant participé aux manifestations d’Euromaïdan, de militants de Crimée, de Tatars de Crimée liés au Mejlis, de musulmans pratiquants accusés d’appartenir à des groupes islamiques interdits, ainsi que de journalistes ou de personnes publiant des messages critiques à l’égard des autorités de la Fédération de Russie ou exprimant leur dissidence sur les réseaux sociaux.

1319. De récents rapports internationaux attestent en outre que cette pratique se poursuit sans relâche (paragraphe 24 du rapport du Secrétaire général des Nations unies de 2020 ; paragraphe 14 du rapport du Secrétaire général des Nations unies de 2022 ; et paragraphes 16 et 29 du rapport de la Commissaire aux droits de l’homme de 2023, A 74 et 94-95).

1320. Ensuite, la Cour note que la pratique administrative alléguée concerne aussi bien des détentions provisoires que des condamnations pénales. Sur le premier point, elle rappelle que les actions de l’État qui sont jugées constitutives d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression peuvent englober une grande variété de mesures prenant la forme d’une « formalité, condition, restriction ou sanction ». Les mesures pénales susceptibles de produire un effet dissuasif sur la liberté d’expression peuvent conférer aux personnes lésées la qualité de « victimes » d’une violation présumée, même lorsque les procédures pénales dirigées contre elles n’ont pas abouti à une condamnation (voir, entre autres, Sabuncu et autres, précité, §§ 223-226 – concernant la détention provisoire des requérants dans le cadre d’une procédure pénale ouverte pour assistance à des organisations terroristes) ou ont été classées sans suite pour des raisons de procédure ou de fond (Bowman c. Royaume-Uni, 19 février 1998, § 29, Recueil 1998-I , Altuğ Taner Akçam, précité, §§ 69-83, Döner et autres c. Turquie, no 29994/02, §§ 85-89, 7 mars 2017, et Fatih Taş c. Turquie (no 3), no 45281/08, § 28, 24 avril 2018). Il en va de même des ingérences dans l’exercice du droit à la liberté d’association de musulmans de Crimée qui ont vu leurs maisons perquisitionnées et ont été arrêtés, placés en détention provisoire et accusés d’association à Hizb ut-Tahrir.

1321. Sur la base des éléments dont elle dispose, la Cour estime qu’il existe suffisamment d’éléments prouvant à l’aune du critère requis l’existence de nombreux cas d’arrestations et d’inculpations liés entre eux ainsi que des condamnations constitutives d’une ingérence dans l’exercice des droits protégés par les articles 10 et 11 de la Convention. Elle doit déterminer si l’ingérence était justifiée au regard du paragraphe 2 de ces articles – en d’autres termes si elle était « prévue par la loi », poursuivait l’un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre le ou les buts en question.

1322. À l’instar des arguments qu’il avance sur le terrain des articles 5, 6 et 7 de la Convention, les arguments présentés par le gouvernement requérant sous l’angle des articles 10 et 11 concernent des mesures qui ont été adoptées par les autorités établies par la Fédération de Russie en Crimée (parquet et autorités judiciaires) conformément au droit russe. La principale question à examiner concerne donc la légalité de ces mesures.

1323. À cet égard, la Cour renvoie à ses conclusions précédentes selon lesquelles l’État défendeur a étendu l’application de son droit à la Crimée en violation de la Convention, telle qu’interprétée à la lumière du DIH, et que le droit russe ne peut donc être considéré comme la « loi » au sens de la Convention (paragraphe 946 ci-dessus). Elle estime donc que la pratique administrative sous ce chef, dont l’État défendeur ne nie pas la responsabilité (puisqu’elle a été appliquée par le parquet et les autorités judiciaires établis en Crimée), ne peut être regardée comme ayant été « légale » (paragraphe 946 ci‑dessus).

1324. À supposer que la législation anti-extrémiste de la Fédération de Russie ait servi en Crimée de fondement juridique à l’ingérence dans l’exercice des droits garantis par les articles 10 et 11 (hypothèse que soutient le gouvernement requérant), la Cour renvoie à ses conclusions antérieures concernant la loi fédérale sur la lutte contre les activités extrémistes, qui n’était pas prévisible quant à ses effets et n’offrait pas de protection adéquate, des conclusions fondées, entre autres, sur les observations faites par la Commission de Venise dans son avis no 660/2011 (paragraphe 1101 ci‑dessus).

1325. En outre, la Cour considère que le caractère réglementaire de la pratique alléguée, ainsi que son ampleur et son intensité, étayées par les éléments de preuve susmentionnés, confirment l’existence aussi bien d’une « répétition d’actes » que d’une « tolérance officielle » en tant qu’éléments constitutifs d’une pratique administrative sous ce chef.

1326. Dans ces conditions, et puisque le gouvernement défendeur n’a avancé aucun élément propre à justifier l’ingérence dans l’exercice des droits protégés par les articles 10 et 11, la Cour juge inutile de poursuivre l’examen du grief pour ce qui est des exigences en matière de « but légitime » et de « nécess[ité] dans une société démocratique ».

1327. La Cour conclut qu’il y a eu violation des articles 10 et 11 de la Convention à raison d’une pratique administrative consistant à priver de liberté, inculper et condamner irrégulièrement des « prisonniers politiques ukrainiens » pour avoir exercé leur liberté d’expression, de réunion pacifique et d’association. À la lumière de ce qui précède, elle est convaincue en outre que cette pratique administrative s’est poursuivie après qu’elle eut été saisie, le 10 août 2018, des allégations formulées à cet égard et elle estime donc qu’aucune question ne se pose en ce qui concerne la règle des six mois.

7. Sur la violation alléguée de l’article 18 combiné avec les articles 5, 6, 7, 8, 10 et 11 de la Convention

1328. Invoquant l’article 18 combiné avec les articles 5, 6, 7, 8, 10 et 11 de la Convention, le gouvernement requérant soutient que les violations dénoncées en rapport avec les « prisonniers de guerre ukrainiens » visaient en définitive à intimider les Ukrainiens et à réprimer toute opposition politique à la politique russe. L’article 18 de la Convention est ainsi libellé :

« Les restrictions qui, aux termes de la (...) Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

1. Sur la recevabilité

1329. La Cour note pour commencer que dans l’exposé fait par le gouvernement requérant du grief qu’il tire d’une pratique administrative, l’article 18 est invoqué en combinaison avec les articles 5, 6, 7, 8, 10 et 11 de la Convention.

1330. Lorsque se pose la question de l’applicabilité de l’article 18, à la lumière de la jurisprudence de la Cour, cette disposition n’a pas d’existence autonome et ne peut être appliquée que combinée avec un article de la Convention ou de ses protocoles qui énonce l’un des droits et libertés que les Hautes Parties contractantes se sont engagées à reconnaître aux personnes relevant de leur juridiction ou qui définit les conditions dans lesquelles il peut être dérogé à ces droits et libertés. Si l’on peut conclure à une violation de l’article 18 sans pour autant qu’il y ait violation de l’article avec lequel il s’applique de manière combinée, il n’y aura violation que si le droit ou la liberté en question peuvent faire l’objet de restrictions autorisées par la Convention (Merabishvili, précité, §§ 287-288 et 290).

1331. À la lumière de ces principes, l’appréciation de l’applicabilité de l’article 18 en combinaison avec les articles 5 et 8 à 11 de la Convention ne pose aucun problème (ibidem, § 287 in fine), le gouvernement requérant invoquant les articles 5, 8, 10 et 11. La Cour a déjà conclu dans le passé à une violation de l’article 18 de la Convention combiné avec ces articles (Navalnyy, précité, § 164), mais aussi avec l’article 1 du Protocole no 1 et l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention (Centre de ressources pour la démocratie et les droits de l’homme et Mustafayev c. Azerbaïdjan, nos 74288/14 et 64568/16, § 111, 14 octobre 2021).

1332. En revanche, l’examen de l’applicabilité de l’article 18 combiné avec les articles 6 et 7 de la Convention amène à rechercher si les droits et libertés protégés par ces deux dernières dispositions sont susceptibles de restrictions admissibles (Saakashvili c. Géorgie (déc.), nos 6232/20 et 22394/20, § 61, 1er mars 2022). À cet égard, des différences d’approche ressortent de la jurisprudence de la Cour : alors que dans les affaires Navalnyy et Ofitserov c. Russie (nos 46632/13 et 28671/14, § 129, 23 février 2016) et Navalnyye c. Russie (no 101/15, §§ 88-89, 17 octobre 2017), la Cour, au vu des circonstances pertinentes de ces affaires, a rejeté pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention les griefs de violation de l’article 18 formulés en combinaison avec les articles 6 et 7, dans l’affaire Năstase c. Roumanie ((déc.), no 80563/12, §§ 105-109, 18 novembre 2014), elle a rejeté pour défaut manifeste de fondement un grief de violation de l’article 18 combiné avec l’article 6. Or, dans les affaires Khodorkovskiy c. Russie (no 2) (no 11082/06, § 16, 8 novembre 2011), et Lebedev c. Russie (no 2), précité, elle a déclaré recevables les griefs formulés par les requérants sous l’angle de l’article 18 combiné avec les articles 5, 6, 7 et 8, puis, après avoir examiné ces griefs sur le fond dans l’arrêt Khodorkovskiy et Lebedev (précité, §§ 897-909), elle n’a pas conclu à une violation de l’article 18 de la Convention. Dans des affaires récentes, elle a dit que la question de savoir si l’article 6 contient des restrictions explicites ou implicites sur lesquelles la Cour pourrait faire porter son examen au titre de l’article 18 de la Convention n’était pas tranchée (Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (no 2), no 919/15, § 261, 16 novembre 2017, et Nevzlin c. Russie, no 26679/08, § 123, 18 janvier 2022, avec d’autres citations).

1333. Dans ces conditions, la question se pose devant la Grande Chambre de savoir si les articles 6 et 7 contiennent des restrictions explicites ou implicites sur lesquelles la Cour pourrait faire porter son examen au titre de l’article 18 de la Convention.

1334. La Cour rappelle qu’elle a constamment interprété l’objet et le but des dispositions de la Convention en s’appuyant sur le texte des travaux préparatoires de celle-ci. La partie pertinente des travaux préparatoires sur l’article 18 de la Convention (Recueil des Travaux préparatoires de la Convention européenne des Droits de l’Homme, Martinus Nijhoff, vol. I, 1975, pp. 130 et 179-181 ; vol. III, 1976, 650-651, et vol. IV, 1977, p. 854) se lit comme suit :

« [L]a garantie internationale collective aura pour objet de vérifier que, sous prétexte d’organiser sur son territoire l’exercice des libertés garanties, on ne la détruise pas par des mesures de détail qui, tout en sauvegardant dans le titre la législation ou le principe, auraient en réalité pour but de l’étouffer. (...) Il est légitime et nécessaire de limiter, quelquefois même de restreindre, les libertés individuelles pour permettre à tous d’exercer paisiblement leur liberté à eux, et pour assurer la primauté de la morale, du bien général, du bien commun et de l’utilité publique. Quand l’État définit, organise, réglemente, limite les libertés pour ces motifs-là, dans l’intérêt et pour mieux assurer l’intérêt général, il ne fait que remplir son devoir. Cela lui est permis, cela est légitime.

Mais lorsqu’il intervient pour supprimer, restreindre, limiter les libertés au nom, cette fois, de la raison d’État, pour se protéger selon la tendance politique qu’il représente contre une opposition qu’il estime dangereuse, pour détruire les libertés fondamentales qu’il devrait être chargé de coordonner et de garantir, c’est contre l’intérêt général qu’il intervient. Alors, la législation qu’il édicte est contraire aux principes de la garantie internationale.

(...)

[C]e que nous devons craindre aujourd’hui, ce n’est pas la prise du pouvoir par le totalitarisme au moyen de la violence, mais plutôt que le totalitarisme ne cherche à s’installer au pouvoir par la voie d’une pseudo-légalité. L’expérience est faite, il suffit qu’une seule fois, dans un pays, s’établisse un certain climat d’intimidation et de terreur (...) pour que tous les actes d’exécution du régime totalitaire acquièrent un caractère, une apparence de légalité.

(...)

V. Conférence de hauts fonctionnaires des droits de l’homme (Strasbourg, 8‑17 juin 1950)

(...)

Les principes généraux qui ont été introduits dans le texte (...) sont les suivants :

(...)

2. Le principe d’après lequel les restrictions susceptibles d’être apportées aux droits fondamentaux ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues (application de la théorie du détournement de pouvoir)

(...)

Chaque État qui viole les Droits de l’Homme, et surtout les droits de liberté, a toujours une excuse : la morale, l’ordre, la sécurité publique et surtout les droits de la démocratie (...)

C’est donc bien de la démocratie que les libertés que nous voulons garantir tiennent leur contenu pratique.

Il en est de même, s’agissant des restrictions que l’État peut légitimement, selon le droit interne, imposer à une liberté déterminée. Dans tous les pays du monde, l’exercice des libertés doit être organisé. Par conséquent, dans tous les pays du monde, les libertés doivent être définies et limitées. S’agit-il d’une démocratie ? La limitation ne sera valable que si elle a pour but l’intérêt général et le bien commun. L’État, en démocratie, peut limiter une liberté individuelle dans l’intérêt des libertés de tous, pour permettre l’exercice collectif de toutes les libertés, dans l’intérêt général d’une liberté ou d’un droit supérieur, dans l’intérêt public de la nation. La restriction qu’il impose tire sa légitimité précisément de ce but qu’il poursuit : il ne limite la liberté que dans l’intérêt général et dans l’intérêt des libertés de tous.

En régime totalitaire, c’est la raison d’État qui prétend justifier l’intervention de l’État. Il se croit autorisé à limiter les libertés individuelles, non pas seulement dans l’intérêt d’une liberté supérieure, non pas pour permettre l’exercice des libertés de tous mais pour défendre sa propre dictature, son emprise totalitaire. (...) »

1335. Comme la Cour l’a déjà constaté dans sa jurisprudence (Merabishvili, précité, § 283), il ressort des travaux préparatoires de la Convention que l’article 18 est censé énoncer un principe général en matière de détournement de pouvoir (notion citée dans ces mêmes travaux). De portée générale dans sa conception, cette disposition vise à préserver la démocratie et à protéger les droits et libertés qui y sont consacrés contre les dangers que représente le totalitarisme. L’article 18 a donc pour but d’empêcher les restrictions abusives et illégitimes des droits et libertés garantis par la Convention qui résulteraient de l’action de l’État, par exemple l’ouverture de poursuites à caractère politique, lesquelles sont contraires à l’esprit même de la Convention. La Cour en conclut que l’objet et le but de l’article 18, tels qu’ils ressortent des travaux préparatoires, ne se prêtent pas à une application étroite de cette disposition, qui par exemple se limiterait aux seuls articles prévoyant expressément des restrictions. L’article 18 peut donc s’appliquer conjointement avec d’autres articles de la Convention qui renferment des restrictions implicites. En revanche, il ne sera pas applicable en combinaison avec des droits absolus qui ne souffrent aucune restriction de ce type.

1336. Quoi qu’il en soit, comme la Cour l’a déjà souligné, il est d’une importance cruciale que la Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives, et non pas théoriques et illusoires. Si la Cour devait faillir à maintenir une approche dynamique et évolutive, pareille attitude risquerait de faire obstacle à toute réforme ou amélioration (Hurbain c. Belgique [GC], no 57292/16, § 181, 4 juillet 2023). La Cour rappelle à cet égard que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques (voir, notamment, Fedotova et autres, précité, § 167). Dans ces conditions, il est important de statuer sur l’applicabilité de l’article 18 de la Convention à la lumière de toute évolution matérielle de la jurisprudence de la Cour relative aux articles 6 et 7 de la Convention, et en particulier de vérifier si la Cour reconnaît à cet égard l’existence de restrictions implicites aux droits garantis par ces articles. En tout état de cause, force est pour la Cour de constater l’augmentation du nombre d’affaires dans lesquelles l’article 18 est invoqué en combinaison avec les articles 6 et 7 de la Convention.

a) Sur l’article 18 combiné avec l’article 6 de la Convention

1337. En ce qui concerne l’article 6 de la Convention, la Cour note que ses dispositions autorisent aussi bien des restrictions expresses que des restrictions implicites. Une restriction expresse s’applique au prononcé public des jugements. Par ailleurs, la Cour a reconnu dans sa jurisprudence plusieurs restrictions implicites, par exemple les suivantes :

i) dans l’affaire Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 38, série A no 18), elle a reconnu que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et peut faire l’objet de restrictions implicites ;

ii) dans une série d’affaires, elle a confirmé qu’il peut y avoir des restrictions au droit à l’assistance d’un avocat, lesquelles doivent être examinées à la lumière de l’impératif d’équité globale du procès (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 55, CEDH 2008, Dvorski c. Croatie [GC], no 25703/11, § 79, CEDH 2015, Ibrahim et autres c. Royaume‑Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, §§ 256-257, 13 septembre 2016, et Simeonovi c. Bulgarie, no 21980/04, § 116, 12 mai 2017), et

iii) dans l’affaire Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni [GC] (nos 26766/05 et 22228/06, §§ 118-119, CEDH 2011), la Cour a confirmé que la non-comparution d’un témoin, même lorsqu’elle implique des restrictions des droits de la défense, peut être contrebalancée par des garanties appropriées.

La Cour a dégagé une jurisprudence abondante sur la proportionnalité des restrictions des droits susmentionnés garantis par l’article 6.

1338. Au vu de ce qui précède, la Cour dit que les droits protégés par l’article 6 font partie des garanties susceptibles d’être gravement méconnues par les États. En conséquence, un procès devant un tribunal ne doit en aucun cas être utilisé dans des buts autres que ceux prévus et ainsi être compromis. Elle en conclut que l’article 18 peut s’appliquer conjointement avec l’article 6 de la Convention.

b) Sur l’article 18 combiné avec l’article 7 de la Convention

1339. Concernant l’article 7 de la Convention, comme la Cour l’a toujours dit, « [l]a garantie que consacre [cet] article, élément essentiel de la prééminence du droit, occupe une place primordiale dans le système de protection de la Convention, comme l’atteste le fait que l’article 15 n’y autorise aucune dérogation même en temps de guerre ou d’autre danger public » (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 92, 17 septembre 2009). Cela signifie, par exemple, que les garanties fondamentales consacrées à l’article 7 ne peuvent être « appliqu[ées] moins strictement (...) lorsqu’il s’agit de poursuivre et de sanctionner les auteurs d’infractions terroristes, même si ces infractions sont supposées avoir été commises dans des circonstances menaçant la vie de la nation. La Convention impose le respect des garanties posées à l’article 7 même dans les circonstances les plus difficiles » (Yüksel Yalçınkaya, précité, § 270).

1340. La garantie offerte par l’article 7 étant insusceptible de dérogation, la Cour considère que l’article 18 de la Convention ne peut s’appliquer conjointement avec lui. Aussi, le grief de violation de l’article 18 combiné avec l’article 7 de la Convention doit être rejeté pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

c) Conclusion sur la recevabilité

1341. La Cour conclut des considérations qui précèdent que l’article 18 peut s’appliquer conjointement avec l’article 6, mais non avec l’article 7 de la Convention. En outre, elle considère que le critère requis du commencement de preuve a été satisfait pour ce qui est du grief de violation de l’article 18 combiné avec les articles 5, 6, 8, 10 et 11 de la Convention et que le délai de six mois a été respecté en ce qui le concerne, pour les raisons qui seront exposées ci-dessous. Il faut donc déclarer ce grief recevable.

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

1. Le gouvernement requérant

1342. Le gouvernement requérant allègue ce qui suit :

« (...) les violations ci-dessus, à savoir le piétinement impitoyable, à l’aide de toute la puissance de la machine répressive pénale, de toute tentative par les citoyens ukrainiens d’exprimer (...) leur soutien [à] l’indépendance de l’Ukraine, [à] son choix politique pro-occidental ou au refus de l’annexion illégale de la Crimée, a pour but inavoué de créer un climat de terreur et de répression. La finalité est d’étouffer toute opposition politique à la politique [du] Kremlin en Russie et d’intimider les Ukrainiens sur le territoire de l’Ukraine de manière à leur faire renoncer de force au choix en faveur de l’Europe et contre la tyrannie et la corruption qu’ils ont fait [lors de] la Révolution de la Dignité. »

1343. Le gouvernement requérant soutient que la Fédération de Russie a mis en place un système de persécution des ressortissants ukrainiens reposant sur des inculpations politiques s’inscrivant dans le cadre d’une politique validée par l’État qui visait en fin de compte à intimider et à opprimer le gouvernement ukrainien en place depuis les manifestations de Maïdan. Dans ce cadre, les « prisonniers politiques ukrainiens » auraient été illégalement détenus, torturés et condamnés pour des raisons politiques.

1344. Le gouvernement requérant affirme que la législation russe relative à la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme avait été adoptée en plusieurs étapes avant 2014 et qu’elle a été appliquée à grande échelle par les autorités russes en vue de réprimer les mouvements et activités politiques hostiles au régime. Il dit qu’après les manifestations d’Euromaïdan et les changements consécutifs qu’a connus le régime politique ukrainien, les autorités russes ont fait de cette législation leur principal instrument de persécution des personnes considérées comme dangereuses pour la sécurité et les intérêts nationaux russes. Cette législation aurait été « superficiellement conçue pour étouffer la liberté d’expression concernant l’Ukraine et Maïdan ».

1345. Depuis février 2014, certaines dispositions du CPFR consacrées aux sanctions pour activités extrémistes ou terroristes auraient été modifiées, avec un alourdissem*nt des peines prévues et un reclassem*nt des infractions dans la catégorie supérieure des infractions les plus graves. La définition de certaines infractions réprimées par le CPFR aurait été élargie (par exemple : troubles de masse ; appel public à des activités extrémistes ; appel public à des actions visant à violer l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie ; incitation à la haine ou à l’hostilité, et atteinte à la dignité humaine ; création d’une organisation extrémiste ; organisation des activités d’une association extrémiste et incitation publique à des activités terroristes et apologie du terrorisme) et de nouvelles dispositions auraient été insérées (article 282 § 3 – financement d’activités extrémistes). De même, plusieurs dispositions du CPFR et des lois sur l’information et la communication auraient été modifiées de manière à rendre punissables les actions menées en ligne dans les mêmes conditions que celles menées par l’intermédiaire des autres médias.

1346. Il y aurait eu d’autres développements dans le domaine des « activités et du symbolisme néonazis ». En mai 2014, la « loi contre la réhabilitation du nazisme » aurait été adoptée, insérant dans le CPFR un article 354 § 1 qui érigerait en infractions pénales la négation des faits reconnus par le tribunal militaire international qui a jugé et puni les grands criminels de guerre des pays européens de l’Axe, l’apologie des crimes jugés par ce tribunal et la diffusion intentionnelle de fausses informations sur les activités de l’Union soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. En novembre 2014, le champ d’application des dispositions de la loi administrative relative aux symboles interdits (c’est-à-dire les symboles nazis) aurait été étendu afin d’englober les organisations se servant des « symboles et attributs de l’organisation banderiste en Ukraine ». En outre, par ses arrêts, la Cour constitutionnelle russe aurait interdit toute exposition de symboles nazis ou similaires (même ceux n’ayant aucun rapport avec les symboles nazis) ainsi que les organisations patriotiques ukrainiennes.

1347. De plus, le 11 mars 2014, le Conseil de Crimée, qui aurait alors eu à sa tête M. S. Aksenov, aurait adopté la résolution no 1740-6/14 « sur la prévention de la propagation de l’extrémisme en République autonome de Crimée », bannissant de Crimée toute activité des organisations politiques ou non gouvernementales perçues comme étant « à caractère profasciste et néonazi », notamment « Secteur droit », l’ANU-ADPU, « l’Organisation panukrainienne pro-Stepan Bandera « Tryzub » », « l’Organisation panukrainienne Svoboda » ainsi que d’autres organisations considérées comme étant dangereuses pour « la vie et la sécurité des habitants de Crimée » (A 34).

1348. Enfin, le gouvernement requérant renvoie à l’arrêt du 17 novembre 2014 dans lequel la Cour suprême de la Fédération de Russie a qualifié d’extrémistes les organisations suivantes : « Secteur droit », l’ANU‑ADPU, l’UPA, « l’Organisation panukrainienne pro-Stepan Bandera « Tryzub » » et « Bratstvo » (A 14 et suivants). Le 13 février 2015, le ministère russe de la Justice aurait inscrit les organisations susmentionnées sur la liste des organisations extrémistes en Russie.

1349. Le gouvernement requérant conclut de ce qui précède que les modifications apportées à la législation russe et les décisions des juridictions suprêmes russes ont constitué une base juridique permettant de persécuter les Ukrainiens qui auraient exprimé leurs idées, participé à des manifestations pacifiques en faveur de l’intégrité ukrainienne, diffusé en Ukraine des informations sur la guerre non voulues par les autorités russes, ou participé à des activités organisées par des ONG. Il allègue que tout Ukrainien se disant favorable à l’intégrité du pays, exprimant une position pro-occidentale ou reprochant ouvertement à la Russie son agression contre l’Ukraine et son occupation de la Crimée et du Donbas, même en Ukraine, risque d’être poursuivi par les autorités russes pour terrorisme ou extrémisme. Lors de l’audience du 13 décembre 2023, il a déclaré que les violations imputées au gouvernement défendeur se rapportant à la Crimée partagent un objectif politique commun, à savoir la répression de l’opposition politique à l’occupation illégale.

2. Le gouvernement défendeur

1350. Le gouvernement défendeur ne fait aucune observation sur le fond de ce grief précis.

b) Appréciation de la Cour

1. Principes généraux découlant de l’article 18 de la Convention

1351. Les principes généraux en matière d’interprétation et d’application de l’article 18 de la Convention ont été énoncés dans l’arrêt Merabishvili (précité, §§ 287-317) puis confirmés dans l’arrêt Navalnyy c. Russie ([GC], précitée, §§ 164-165). La Cour estime que les passages suivants de l’arrêt Merabishvili, qui évoquent notamment la pluralité des buts d’une restriction, sont particulièrement pertinents pour l’examen du grief soulevé dans la présente affaire (références omises) :

« 291. Le simple fait qu’une restriction apportée à une liberté ou à un droit protégé par la Convention ne remplit pas toutes les conditions de la clause qui la permet ne soulève pas nécessairement une question sous l’angle de l’article 18. L’examen séparé d’un grief tiré de cette disposition ne se justifie que si l’allégation selon laquelle une restriction a été imposée dans un but non-conventionnel se révèle être un aspect fondamental de l’affaire

(...)

292. Un droit ou une liberté fait parfois l’objet d’une restriction seulement dans un but non-conventionnel. Il est toutefois également possible qu’une restriction soit apportée à la fois dans un but non‑conventionnel et dans un but prévu par la Convention, c’est-à-dire qu’elle poursuive une pluralité de buts. En pareille situation, la question qui se pose est celle de savoir si le but prévu par la Convention efface invariablement le but non-conventionnel, si la simple existence de ce dernier est contraire à l’article 18 ou s’il y a une réponse intermédiaire.

(...)

302. (...) [s]i les buts et motifs légitimes sont énoncés de manière exhaustive dans les clauses de la Convention autorisant des restrictions, ils sont aussi définis de manière large et interprétés avec une certaine souplesse. En vérité, la Cour s’attache surtout à trancher la question, étroitement liée à celle de l’existence d’un but légitime, de savoir si la restriction est nécessaire ou justifiée, en d’autres termes si elle est fondée sur des motifs pertinents et suffisants et si elle est proportionnée aux buts ou motifs pour lesquels elle est autorisée. Ces buts et motifs constituent les critères d’appréciation de la nécessité ou de la justification de la restriction (The Sunday Times (no 1), précité, § 59).

303. (...) Certains des buts visés sont susceptibles d’être rattachés à la clause de restriction applicable et d’autres non. En pareille situation, la simple présence d’un but qui ne relève pas de cette clause ne peut en soi emporter violation de l’article 18. Il existe une différence considérable entre une situation dans laquelle le but prévu par la Convention est celui qui a véritablement animé les autorités, même si elles ont aussi voulu obtenir un autre avantage, et une situation dans laquelle le but prévu par la Convention, tout en étant présent, n’est en réalité qu’une couverture permettant aux autorités de parvenir à une autre fin, primordiale pour elles. Considérer que la présence d’un autre but quel qu’il soit est en elle-même contraire à l’article 18 ne rendrait pas compte de cette différence fondamentale et serait contraire à l’objet et au but de l’article 18, qui sont d’interdire le détournement de pouvoir. Cela pourrait en effet signifier que, chaque fois que la Cour rejette un but ou un motif invoqué par le Gouvernement au regard d’une disposition normative de la Convention, elle devrait conclure à la violation de l’article 18, parce que les observations du Gouvernement prouveraient que les autorités ont poursuivi non seulement le but accepté par la Cour comme légitime, mais aussi un autre but.

304. Pour la même raison, un constat qu’une restriction vise un but prévu par la Convention n’exclut pas non plus nécessairement une violation de l’article 18. En juger autrement reviendrait en effet à priver cette disposition de son caractère autonome.

305. La Cour considère par conséquent qu’une restriction peut être compatible avec la disposition normative de la Convention qui l’autorise dès lors qu’elle poursuit un des buts énoncés par cette disposition et, en même temps, être contraire à l’article 18 au motif qu’elle vise principalement un autre but qui n’est pas prévu par la Convention, autrement dit au motif que cet autre but est prédominant. À l’inverse, si le but prévu par la Convention est le but principal, la restriction ne méconnaît pas l’article 18 même si elle poursuit également un autre but.

(...)

307. Le point de savoir quel but est prédominant dans une affaire donnée dépend de l’ensemble des circonstances de la cause. Dans son appréciation à cet égard, la Cour prendra en considération la nature et le degré de répréhensibilité du but non‑conventionnel censé avoir été poursuivi. Elle gardera aussi à l’esprit que la Convention est destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique régie par le principe de la primauté du droit.

308. En cas de situation continue, on ne saurait exclure que cette appréciation varie avec le temps. »

1352. La Cour a également souligné que, lorsque des griefs sont fondés sur l’article 18 de la Convention, les questions concernant la preuve impliquent simplement de rechercher comment établir l’existence de ce but non-conventionnel et si celui-ci revêtait un caractère prédominant (Merabishvili, précité, § 309). À cet égard, elle applique son approche habituelle en matière de preuve et renvoie à ses principes généraux énoncés ci‑dessus (paragraphes 846 et 851 ci-dessus). Néanmoins, elle estime que les passages suivants de l’arrêt Merabishvili sont particulièrement pertinents aux fins de l’examen de ce grief (références omises) :

« 316. La Cour n’a donc aucune raison de se limiter aux preuves directes ou d’appliquer un critère spécial de preuve lorsqu’elle examine des griefs tirés de l’article 18 de la Convention.

317. Il y a lieu toutefois de souligner que, dans ce contexte, on entend par éléments circonstanciels des informations sur les faits principaux, des faits contextuels ou une succession d’événements qui permettent de tirer des conclusions à propos des faits principaux (...). Les rapports et déclarations d’observateurs internationaux, d’organisations non gouvernementales ou de médias, ainsi que les décisions d’autres juridictions nationales ou internationales, sont fréquemment pris en considération, notamment pour faire la lumière sur les faits, ou pour corroborer les constats effectués par la Cour (...) »

2. Application en l’espèce des principes susmentionnés

α) Sur l’aspect fondamental de l’affaire

1353. La Cour relève pour commencer que les allégations formulées par le gouvernement requérant concernent une pratique administrative alléguée qui consisterait à inculper et condamner des Ukrainiens du fait de leurs idées, de leurs propos, de leurs positions politiques et de leurs activités pro‑ukrainiennes, pour des motifs politiques. Le gouvernement requérant évoque un « système de persécution » des « prisonniers politiques ukrainiens », appliqué par une « machine répressive pénale » dans « le but inavoué de créer un climat de terreur et de répression ». Dans ces conditions, elle considère que dans la présente requête, le grief de violation de l’article 18 de la Convention constitue un aspect fondamental de l’affaire qui n’a pas été abordé ci-dessus et qui appelle un examen séparé.

β) Sur la pluralité des buts

1354. La Cour estime nécessaire de rappeler qu’elle a déjà constaté l’existence de pratiques administratives contraires aux articles 5, 6, 8, 10 et 11 de la Convention à raison d’une série de faits survenus en Crimée. Elle a jugé sur le terrain de chacun de ces articles que l’exigence de « légalité » n’avait pas été respectée au motif que l’État défendeur avait étendu l’application de sa loi à la Crimée au mépris de la Convention, interprétée à la lumière du DIH. Elle a conclu que le droit russe ne pouvait être considéré comme la « loi » au sens de la Convention en ce qui concerne les mesures prises en Crimée. Pour ce qui est de certains griefs, elle s’est livrée à un examen complémentaire et a conclu que les dispositions appliquées ne satisfaisaient pas, en tout état de cause, à l’exigence de « qualité de la loi » (voir les développements consacrés à l’article 8 au paragraphe 1301 ci‑dessus).

1355. Néanmoins, si l’extension de l’application du droit russe en Crimée a conduit la Cour à constater une violation des articles 5, 6, 8, 10 et 11 de la Convention, cela ne suffit pas en soi pour qu’elle conclue également à une violation de l’article 18 (Navalnyy, précité, § 166). En effet, comme la Cour l’a souligné dans l’arrêt Merabishvili (précité, § 291), le simple fait qu’une restriction apportée à une liberté ou à un droit protégé par la Convention ne remplit pas toutes les conditions de la clause qui la permet ne soulève pas nécessairement une question sous l’angle de l’article 18.

1356. Au vu de ce qui précède, la Cour procédera à son examen de l’affaire sous l’angle de l’existence éventuelle d’une pluralité de buts (voir aussi l’affaire Azizov et Novruzlu c. Azerbaïdjan, nos 65583/13 et 70106/13, § 70, 18 février 2021, dans laquelle la Cour n’a pas pu apprécier le bien-fondé des griefs des requérants sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention ni donc l’existence d’un but prévu par la Convention faute pour les requérants d’avoir épuisé les voies de recours internes). Elle recherchera donc si les mesures attaquées poursuivaient un but inavoué, c’est-à-dire un but ni prévu ni permis par la Convention impliquant un détournement de pouvoir (Merabishvhili [GC], précité, §§ 302-303) et, dans l’affirmative, si ce but inavoué était le but prédominant poursuivi par la restriction appliquée.

γ) Sur la poursuite d’un but inavoué

1357. Sur la question de savoir si les mesures litigieuses poursuivaient un but inavoué au regard de l’article 18 de la Convention, la Cour note que les allégations formulées par le gouvernement requérant portent pour l’essentiel sur l’inculpation et la condamnation pour des motifs politiques de ressortissants ukrainiens qu’il qualifie donc de « prisonniers politiques ukrainiens ». Selon le gouvernement requérant, le nombre de personnes entrant dans cette catégorie s’élevait à au moins 71 au mois de juin 2018, juste avant le dépôt de la requête no 38334/18, et à 203 au mois de décembre 2022 (paragraphe 387 ci-dessus, avec les références qui s’y trouvent citées).

1358. La Cour constate, au vu du dossier, que les actes de persécution allégués visaient non pas des personnes au hasard, mais des groupes particuliers composés soit de militants et de journalistes ukrainiens, soit de Tatars de Crimée qui exerçaient leurs droits fondamentaux à la liberté d’expression, de réunion pacifique ou d’association et qui étaient regardés comme des partisans de la souveraineté de l’État et de l’intégrité de l’Ukraine. Ces actes ont été exécutés sur le fondement du droit pénal russe, et en particulier de la législation relative à la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme.

1359. La Cour considère que le contexte entourant ces actes doit être pris en compte et il sera exposé ci-dessous.

1360. Elle note que, le 11 mars 2014, très peu de temps après la prise du contrôle effectif sur la Crimée par la Fédération de Russie, le Conseil de Crimée, alors dirigé par M. S. Aksenov, a interdit toutes les organisations politiques ou non gouvernementales de Crimée perçues comme ayant des opinions extrémistes, dont « Secteur droit », l’ANU-ADPU, « l’Organisation panukrainienne pro-Stepan Bandera « Tryzub » », et « l’Organisation panukrainienne Svoboda » (A 18).

1361. Dans un communiqué de presse du 4 juin 2014, le comité d’investigation de la Fédération de Russie a annoncé qu’il avait mis en place une unité spéciale chargée d’enquêter sur ce qu’il appelait les « crimes internationaux » commis contre la population civile en Ukraine. Il a souligné qu’il avait déjà ouvert, en particulier contre des membres de l’ANU-ADPU, de la Garde nationale ukrainienne et d’organes de « Secteur droit », des enquêtes portant sur un certain nombre d’infractions dont auraient été victimes des ressortissants russes et ukrainiens en Ukraine, en l’occurrence, notamment, l’emploi de méthodes de guerre prétendument illégales en « RPD » et « RPL ». Le communiqué de presse appelait chacun, y compris les « citoyens ukrainiens consciencieux », à contribuer à identifier les auteurs directs de meurtres de personnes civiles dans le sud-est de l’Ukraine (A 448).

1362. Les rapports internationaux postérieurs à l’admission de la Crimée, au regard du droit russe, comme sujet de la Fédération de Russie ont relevé que la situation en Crimée « se caractérisait par la mise en œuvre continue de la politique visant à intégrer la péninsule dans le système juridique et politique de la Fédération de Russie et par des actes persistants d’intimidation dirigés contre les Tatars de Crimée, ainsi que contre ceux qui s’opposaient au « référendum » de mars ou qui critiquaient les « autorités » de facto ». Il était également souligné que « le 23 septembre [2014], le « procureur général de Crimée » a[vait] publié une déclaration indiquant que toutes les actions tendant à la non-reconnaissance de la Crimée comme sujet de la Fédération de Russie fer[aie]nt l’objet de poursuites » (voir le rapport du 15 novembre 2014 publié par le HCDH sur la situation des droits de l’homme en Ukraine, A 98).

1363. Les autorités de la Fédération de Russie ont continué de mettre en œuvre leurs mesures dirigées contre les organisations ukrainiennes qu’elles estimaient dangereuses pour les intérêts russes. Par un arrêt du 17 novembre 2014 rendu par la Cour suprême de la Fédération de Russie, les organisations suivantes ont été qualifiées d’extrémistes et interdites : « Secteur droit », l’ANU-ADPU, l’UPA, « l’Organisation panukrainienne pro-Stepan Bandera « Tryzub » » et « Bratstvo » (A 14 et suivants).

1364. En outre, après l’adoption le 30 janvier 2015 du « Plan global de lutte contre l’idéologie du terrorisme en République de Crimée pour 2015‑2018 » (A 124), dans le cadre de la « riposte à l’idéologie du terrorisme », le parquet criméen a commencé à appeler les résidents locaux à le saisir à chaque fois qu’ils découvriraient des ressources en ligne renfermant des éléments à contenu extrémiste et il a mis en place des outils numériques spéciaux destinés à faciliter cette initiative. Le plan susmentionné partait du principe qu’il fallait réagir aux « idées, concepts, croyances, dogmes, objectifs et slogans justifiant la nécessité d’une activité terroriste ainsi qu’aux autres idées destructrices étant, ou risquant d’être, à l’origine d’une telle idéologie ». Or, il apparaît qu’aucun critère clair permettant de qualifier de terroriste ou destructeur une idée ou un slogan n’a été défini (rapport de la Mission d’enquête sur les droits de l’homme en Crimée de 2015, avril 2015, A 133).

1365. En outre, il a été régulièrement rapporté qu’en 2016, la Cour suprême de la Fédération de Russie a qualifié le Mejlis d’« organisation extrémiste » et a interdit ses activités en Crimée « en représailles à son opposition à l’occupation et à l’annexion illégales de la péninsule par la Russie » (voir, comme exemple récent, le paragraphe 11 du rapport de la Commissaire de 2023, A 74). L’interdiction reste en vigueur à ce jour, malgré l’ordonnance contraignante en indication de mesures conservatoires rendue en 2017 par la CIJ, qui a enjoint à la Fédération de Russie de s’abstenir de maintenir ou d’imposer des limitations à la capacité de la communauté des Tatars de Crimée de conserver ses instances représentatives, y compris le Mejlis (A 79). D’ailleurs, dans son arrêt du 31 janvier 2024 (précité, A 91), la CIJ a expressément jugé que « la Fédération de Russie, en maintenant l’interdiction visant le Majlis, a[vait] violé l’ordonnance en indication de mesures conservatoires » (paragraphe 392 ci-dessus).

1366. Cette ligne de conduite, telle qu’exposée ci-dessus, témoigne des efforts anticipatifs et soutenus déployés par la Fédération de Russie non seulement pour contrecarrer tous ceux qui s’opposent à ses intérêts et à sa politique, mais aussi pour encourager la population dans son ensemble à identifier et à signaler ces personnes et leurs actions.

1367. En outre, la Cour est consciente que les rapports internationaux faisant autorité sur la situation des droits de l’homme en Crimée font état d’un climat généralisé d’intimidations, de harcèlement et de pressions visant les personnes qui expriment leur désaccord et des critiques à l’égard des autorités russes.

1368. Ce que dit le rapport du HCDH de 2017 (A 102) est particulièrement révélateur sur ce point (traduction du greffe) :

«8. Les lois et décisions judiciaires résultant de l’application en Crimée du cadre juridique de la Fédération de Russie ont entravé davantage encore l’exercice des libertés fondamentales. Ainsi, une obligation de réenregistrement a été imposée aux ONG, aux médias et aux communautés religieuses présents en Crimée. Les autorités de la Fédération de Russie ont dénié à certains d’entre eux le droit de se réenregistrer, généralement en invoquant des raisons procédurales, ce qui laisse penser que les normes et procédures juridiques pourraient être utilisées pour étouffer dissidence et critique.

9. Les personnes les plus touchées par ces restrictions étaient des personnes hostiles au référendum de mars 2014 ou critiques vis-à-vis du contrôle de la Crimée par la Fédération de Russie. Il s’agissait notamment de journalistes, de blogueurs, de personnes soutenant le Mejlis, de pro-ukrainiens, de militants du Maïdan, mais aussi de personnes qui n’avaient pas d’affiliation politique déclarée mais qui prônaient une stricte observance des préceptes de l’Islam et étaient souvent accusées d’appartenir à des organisations extrémistes interdites dans la Fédération de Russie, comme Hizb ut‑Tahrir. L’exercice par ces personnes des droits à la liberté d’opinion et d’expression, d’association, de réunion pacifique, de circulation, de pensée, de conscience et de religion a été entravé par des actes d’intimidation, des pressions, des agressions physiques, des avertissem*nts et des actes de harcèlement perpétrés par le biais de mesures judiciaires telles qu’interdictions, perquisitions domiciliaires, placements en détention et sanctions.

10. Il est fréquent que le système judiciaire de la Fédération de Russie appliqué en Crimée ne permette pas l’exercice du droit à un procès équitable et à des garanties procédurales. Les tribunaux ont confirmé les mesures, décisions et réquisitions des autorités d’enquête ou de poursuite, apparemment sans contrôle juridictionnel digne de ce nom. Les tribunaux ont maintes fois écarté des allégations crédibles de violations des droits de l’homme survenues en détention. Les juges ont appliqué les dispositions du droit pénal de la Fédération de Russie à toutes sortes d’assemblées pacifiques, de discours et d’activités et, dans certains cas, de façon rétroactive à des événements antérieurs à l’occupation temporaire de la Crimée ou survenus hors de la péninsule, en Ukraine continentale.

11. De graves violations des droits de l’homme, telles que des arrestations et détentions arbitraires, des disparitions forcées, des cas de mauvais traitements et de torture, et au moins une exécution extrajudiciaire ont été décrites. Pendant les trois semaines consécutives au renversem*nt des autorités ukrainiennes en Crimée, des violations des droits de l’homme commises dans la péninsule furent attribuées à des membres des forces d’autodéfense de Crimée et à divers groupes cosaques. Après l’occupation temporaire de la Crimée, à partir du 18 mars 2014, ce sont plus souvent les représentants du Service de sécurité criméen du FSB et de la police qui ont été désignés comme auteurs de ces violations.

12. Même si ces violations des droits de l’homme ont touché des habitants de la Crimée d’origines ethniques diverses, elles ont visé tout particulièrement les Tatars de Crimée, notamment ceux qui entretenaient des liens avec le Mejlis, qui avait boycotté le référendum de mars 2014 et avait organisé des manifestations publiques en faveur du maintien de la Crimée en Ukraine. De même, les Tatars de Crimée ont subi de manière disproportionnée des perquisitions domiciliaires intrusives et des atteintes à leur droit au respect de la vie privée, qui avaient pour prétexte la lutte contre l’extrémisme. L’interdiction du Mejlis décidée en avril 2016 par la Cour suprême de Crimée a en outre porté atteinte à leurs droits civils, politiques et culturels. »

1369. Dans le même ordre d’idées, le rapport de 2015 publié par le BIDDH-HCMN (A 108) a indiqué ceci au sujet des droits civils et politiques en Crimée (traduction du greffe) :

« 96. À la suite de l’annexion de la Crimée par la Fédération de Russie, certains résidents qui cherchaient à se rassembler et à exprimer des opinions politiques dissidentes ou des identités culturelles non russes ont vu leurs droits civils et politiques lourdement restreints par de multiples réglementations nouvelles, portant notamment sur leurs libertés de réunion pacifique, d’expression et de circulation. En outre, les libertés des médias ont été gravement mises à mal sous l’effet de nouvelles réglementations et de sanctions pénales contre la liberté d’expression, conduisant à l’autocensure et à des poursuites motivées par le contenu du travail journalistique.

97. Ces restrictions semblent constituer des mesures discriminatoires ciblant des personnes et des groupes au moins pour des motifs interdits tenant à leur origine ethnique et à leurs opinions politiques ou autres.

(...)

102. Malgré ces engagements et obligations, les autorités de facto de Crimée ont retenu des interprétations larges du droit pénal russe depuis l’annexion. Le code pénal de la Fédération de Russie comporte de nouvelles dispositions interdisant les propos dits « extrémistes » ou « séparatistes », lesquelles ont servi à prévenir et à réprimer l’expression d’opinions présentées comme étant opposées au gouvernement russe ou à l’annexion par celui-ci de la Crimée. Ces nouvelles dispositions pénales, entrées en vigueur en mai 2014, prévoient de lourdes amendes et une peine de prison pouvant aller jusqu’à trois ans, ainsi que des sanctions plus lourdes pour les professionnels des médias, pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison ou à une interdiction d’exercer le métier de journaliste pendant une durée maximale de trois ans. Des chefs d’accusation d’« extrémisme » et de « séparatisme » ont souvent été brandis comme menace et appliqués afin de restreindre les droits des militants, des journalistes, des communautés minoritaires et d’autres membres de la société qui voulaient émettre des opinions dissidentes sur l’occupation russe de la Crimée – que ce soit lors de rassemblements publics ou privés, via les réseaux sociaux en ligne ou dans le cadre d’activités journalistiques. »

1370. Ce même rapport exposait aussi en détail les efforts déployés par les autorités russes pour dissuader et réprimer l’expression en Crimée de toute opinion hostile à la politique russe :

« 103. Si les militants et les médias tatars de Crimée et pro-ukrainiens sont particulièrement visés, des restrictions à la liberté d’expression ont également été appliquées à l’expression sur les marchés, dans la rue, dans les établissem*nts d’enseignement et souvent sur les forums en ligne des réseaux sociaux. Les résidents de Crimée et les personnes déplacées ont informé la [mission d’évaluation des droits de l’homme] que les pouvoirs publics décourageaient les dissidences et que la propagande pro-russe en Crimée avait fait naître un climat généralisé de discrimination qui avait conduit à l’autocensure ainsi qu’à des intimidations, à un harcèlement et à des menaces contre les personnes exprimant des opinions indépendantes.

104. À titre d’exemple de restrictions courantes à la liberté d’expression, un membre du Mejlis des Tatars de Crimée à Kherson a dit que les autorités de facto en Crimée avaient diffusé des affiches publiques appelant les habitants à signaler aux services de sécurité russes (FSB), en appelant une ligne directe, quiconque critiquerait l’occupation et l’annexion. Un média ukrainien a publié une image de l’une de ces annonces, qui aurait été diffusée à Simferopol [et sur laquelle il aurait été indiqué] :

« Même si la paix a été établie dans notre pays, il y a encore des racailles qui veulent le chaos, le désordre et la guerre. Ils vivent parmi nous, fréquentent les mêmes magasins que nous, voyagent avec nous dans les transports en commun. Vous connaissez peut-être des gens qui sont contre le retour de la Crimée au sein de la Fédération de Russie ou qui ont participé au « Maïdan » régional. Il faut immédiatement signaler ces personnes au FSB au 13, boulevard Franko, Simferopol, ou par téléphone : 37-42-76 (anonymat garanti). » »

1371. La Cour attache également de l’importance aux documents rédigés par des ONG russes et ukrainiennes, comme Memorial HRC, ainsi que par un collectif d’organisations soutenant le programme « Let my people go », qui tient depuis longtemps des listes de « prisonniers politiques ukrainiens ». Elle prendra en compte la cohérence de leurs conclusions sur les allégations relatives aux poursuites à motivation politique et la condamnation de ces prisonniers, conclusions qui sont confirmées par d’autres éléments du dossier.

1372. Dans ces conditions, la Cour note que, dans bon nombre des procédures pénales évoquées par le gouvernement requérant, les autorités répressives criméennes ont cherché à rattacher les chefs d’accusation retenus à l’opinion politique des personnes concernées ou à leur affiliation (réelle ou supposée) à différents groupes interdits considérés comme ayant des opinions antirusses, comme le Mejlis ou des organisations ukrainiennes prohibées en Russie (voir les affaires du « 26 février » et du « 3 mai » concernant des Tatars de Crimée qui, selon les autorités établies en Crimée, étaient affiliés au Mejlis ou partageaient à tout le moins les opinions politiques radicales de ce dernier ; l’affaire Oleksandr Kostenko, soupçonné d’être membre du « Parti politique nationaliste radical ukrainien – Svoboda (Liberté) » ; l’affaire Andrii Kolomiyets, soupçonné d’être membre de l’organisation nationaliste UPA ; l’affaire Mykola Shyptur, considéré comme un participant radical aux manifestations d’Euromaïdan et qui serait venu en Crimée dans l’intention d’empêcher le bon déroulement du référendum envisagé là-bas ; les affaires dite des « saboteurs ukrainiens » liés à « Secteur droit », et l’affaire du « Quatuor criméen » (des Criméens accusés d’avoir créé un organe terroriste du « Secteur droit » et d’avoir participé à ses activités). En outre, il apparaît que les affaires dites d’« Internet » concernent des procédures pénales ayant pour origine les positions clairement pro‑ukrainiennes que divers habitants de la Crimée auraient exprimées par différents moyens.

1373. La Cour relève en outre que les éléments présentés par le gouvernement requérant confirment que plusieurs Criméens ont été condamnés sous l’empire des lois de la Fédération de Russie qui avaient été appliquées à des faits antérieurs à la prise par la Fédération de Russie du contrôle effectif sur la Crimée, en violation du principe de légalité tel qu’interprété à la lumière du DIH et ce, de surcroît, de manière imprévisible (paragraphe 1274 ci-dessus). Si le principe de protection lié à la compétence en matière pénale, ou principe de la compétence personnelle passive (reconnu à l’article 12 § 3 du CPFR, A 4), permet à l’État d’interdire et de réprimer certaines infractions commises entièrement en dehors de son territoire par des personnes qui n’ont pas sa nationalité, la Cour estime, sur la base des éléments du dossier et à la lumière des considérations qui précèdent, que les cas susmentionnés de privation de liberté visaient plutôt à réprimer la liberté d’expression et des activités associatives dirigées contre la politique de l’État russe.

1374. Enfin, la Cour relève l’argument du gouvernement requérant selon lequel la loi russe a été modifiée de manière à être instrumentalisée contre toute position pro-ukrainienne en Crimée (paragraphe 1344 in fine ci-dessus). Si la Cour ne dispose d’aucun élément suffisant qui lui permettrait de tirer une conclusion aussi générale quant à la raison d’être de ces modifications, force est pour elle de constater que la législation russe a connu depuis février 2014 des réformes notables qui ont alourdi et élargi la responsabilité pénale à raison de comportements relevant de l’exercice des libertés d’expression, de réunion pacifique et d’association (paragraphes 1344 et suivants ci‑dessus). La Cour rappelle que des éléments contextuels du même type avaient été pris en compte dans l’arrêt Navalnyy (précité, § 172) afin de confirmer la thèse selon laquelle les autorités étaient devenues particulièrement sévères dans leurs réactions face au comportement des militants politiques en matière de liberté de réunion.

1375. La Cour considère que tous les facteurs évoqués ci-dessus lui suffisent pour conclure que les inculpations et condamnations des personnes mentionnées par le gouvernement défendeur étaient motivées par un but politique inavoué qui visait en fin de compte à réprimer et à faire taire toute opposition politique.

δ) Sur la prédominance du but inavoué

1376. La Cour doit à présent rechercher si le but inavoué en question était le but prédominant des restrictions litigieuses. Elle rappelle que le point de savoir quel but précisément est prédominant dans une affaire donnée dépend de l’ensemble des circonstances de la cause. Dans son appréciation à cet égard, elle prendra en considération la nature et la gravité du but inavoué censé avoir été poursuivi. Elle gardera aussi à l’esprit que la Convention est destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique régie par le principe de la primauté du droit (Merabishvili, précité, § 307).

1377. À cet égard, la Cour estime que cette question doit être analysée au vu du contexte général de l’affaire. Le caractère répréhensible du but inavoué en question est confirmé par le fait que, par un certain nombre de résolutions, le Conseil de l’Europe ou l’Union européenne ont exhorté la Fédération de Russie à libérer les « prisonniers politiques » détenus soit en Crimée, soit en Russie (voir les résolutions de l’APCE ou du Parlement européen, A 67‑69 et A 76-77), le Parlement européen ayant constaté que « le système judiciaire est utilisé comme un outil politique pour réprimer les opposants à l’annexion de la péninsule de Crimée » (A 77). La Cour en conclut que les cas des « prisonniers politiques ukrainiens » sont emblématiques d’une pratique tendant à ouvrir des poursuites en représailles et à une instrumentalisation du droit pénal et qu’ils sont l’illustration d’une répression générale de l’opposition à la politique russe en Crimée.

1378. Ainsi que l’explique le gouvernement requérant, les personnes physiques évoquées dans son formulaire de requête ont été persécutées non pas (ou, du moins, pas seulement) en tant que simples particuliers auteurs d’actes répréhensibles, mais en tant qu’individus ayant exprimé des critiques et des désaccords politiques. De plus, la Cour relève que les pratiques administratives dont l’existence a été constatée ci-dessus pourraient s’analyser en des « infractions graves » au sens de la quatrième Convention de Genève (voir les dispositions de l’article 147 de cette convention – A 49). Comme la Cour l’a souligné, l’invocation de la conscience d’appartenir à une minorité ainsi que la préservation et le développement de la culture d’une minorité ne sauraient passer pour constituer une menace pour la « société démocratique », même si cela conduit à des tensions. En effet, l’apparition de tensions est une conséquence inévitable du pluralisme, c’est-à-dire du libre débat sur toute idée politique. En pareilles circonstances, le rôle des autorités consiste non pas à éliminer la cause des tensions en supprimant le pluralisme, mais à veiller à ce que les groupes politiques concurrents se tolèrent les uns les autres (voir, mutatis mutandis, Ouranio Toxo et autres c. Grèce, no 74989/01, § 40, CEDH 2005-X (extraits)).

1379. Dans ces conditions, la Cour considère que, en dernière analyse, les autorités russes ont cherché à étouffer le pluralisme politique, qui est un attribut du « régime politique véritablement démocratique » encadré par la « prééminence du droit », deux notions auxquelles renvoie le préambule de la Convention (voir, mutatis mutandis, Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 98, CEDH 2006 IV, Karácsony et autres, précité, § 147, et Navalnyy, précité, § 175). Pour cette raison, la Cour attache la plus haute importance aux effets dissuasifs des restrictions litigieuses.

1380. Au vu de ce qui précède, la Cour est convaincue que le but inavoué des restrictions des droits des « prisonniers politiques ukrainiens » était le but prédominant.

ε) Conclusion

1381. Au vu des circonstances exposées ci-dessus, la Cour est convaincue que les éléments du dossier démontrent l’existence non seulement d’irrégularités systématiques, mais aussi d’une politique gouvernementale continue visant à étouffer toute opposition à la politique russe, une ligne de conduite qui a été élaborée et défendue publiquement par d’éminents représentants d’importantes autorités russes, et qui vaut donc preuve d’une « tolérance officielle ».

1382. La Cour en conclut à une violation de l’article 18 combiné avec les articles 5, 6, 8, 10 et 11 de la Convention à raison d’une pratique administrative toujours en cours de restrictions des droits et libertés garantis par la Convention en Crimée visant des « prisonniers politiques ukrainiens » et poursuivant un but inavoué non prévu par la Convention. Le but inavoué de ces restrictions n’ayant pas varié, elle est convaincue en outre qu’aucune question ne se pose quant à la règle des six mois.

4. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION
1. Article 46 de la Convention

1383. L’article 46 de la Convention dispose, en ses parties pertinentes :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution.

(...) »

1384. En ce qui concerne les mesures à adopter par l’État défendeur, sous le contrôle du Comité des Ministres, pour mettre un terme aux violations constatées, la Cour rappelle que ses arrêts ont un caractère déclaratoire pour l’essentiel et qu’en général il appartient au premier chef à l’État en cause de choisir les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions et l’esprit de l’arrêt de la Cour. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États défendeurs : assurer le respect des droits et libertés garantis (voir, entre autres, Kurić et autres c. Slovénie (satisfaction équitable) [GC], no 26828/06, § 80, CEDH 2014).

1385. Toutefois, lorsque la nature même de la violation constatée n’offre pas réellement de choix parmi différentes sortes de mesures susceptibles d’y remédier, la Cour peut décider d’indiquer une mesure individuelle particulière, comme elle l’a fait dans les arrêts Ilaşcu et autres (précité, § 490), Aleksanyan c. Russie (no 46468/06, §§ 239-240, 22 décembre 2008), Fatullayev c. Azerbaïdjan (no 40984/07, §§ 176-177, 22 avril 2010), Del Río Prada c. Espagne ([GC], no 42750/09, §§ 138-139, CEDH 2013), Kavala (précité, § 240), et Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, § 442). Elle estime que les principes généraux ci-dessus s’appliquent aussi dans les affaires interétatiques.

1386. En l’espèce, la Cour rappelle avoir conclu à une violation du droit au respect de la vie familiale de prisonniers criméens à raison de leur transfèrement de la Crimée vers des établissem*nts pénitentiaires situés sur le territoire de la Fédération de Russie, au mépris de l’article 8, considéré isolément et en combinaison avec l’article 18 de la Convention. En sus de ce contexte factuel, elle relève aussi que les autorités russes ont rejeté de nombreuses demandes formulées par l’État ukrainien tendant au transfèrement de ces prisonniers.

1387. À la lumière de sa jurisprudence exposée ci-dessus et eu égard aux circonstances particulières de l’affaire, en particulier à son constat de violation de l’article 18 combiné avec l’article 8, la Cour considère que l’État défendeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer, dès que possible, le retour, en toute sécurité, des prisonniers en question transférés de la Crimée dans des établissem*nts pénitentiaires situés sur le territoire de la Fédération de Russie.

2. Article 41 de la Convention

1388. L’article 41 de la Convention dispose ce qui suit :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1389. Dans ses observations au stade de la recevabilité, le gouvernement requérant a dit qu’il n’avait « pas pour but de faire constater des violations individuelles et de demander une satisfaction équitable » (paragraphe 235 de la décision sur la recevabilité). Cependant, dans ses observations du 28 février 2023 (paragraphe 16 ci-dessus), il demande « une satisfaction équitable pour les violations exposées dans [ces] observations, notamment l’indemnisation des victimes ».

1390. La Cour estime que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état.

1391. À cet égard, elle rappelle que « l’article 41 de la Convention s’applique bien, en tant que tel, aux affaires interétatiques » (Chypre c. Turquie (satisfaction équitable), précité, § 43), et elle renvoie aux trois critères qu’elle a fixés pour établir s’il est justifié d’accorder une satisfaction équitable dans le cadre d’une affaire interétatique : « i) le type de grief formulé par le gouvernement requérant, qui doit porter sur la violation de droits fondamentaux de ses ressortissants (ou d’autres victimes) ; ii) la possibilité d’identifier les victimes, et iii) l’objectif principal de la procédure » (Géorgie c. Russie (I) (satisfaction équitable) [GC], no 13255/07, § 22, 29 janvier 2019, et Géorgie c. Russie (II), précité, §§ 350).

1392. Dans les arrêts précités Géorgie c. Russie (II) (§ 351) et Géorgie c. Russie (I) (satisfaction équitable) (§ 60), la Cour a rappelé en outre le devoir de coopération des États contractants, qu’elle a exposé comme suit :

« 60. (...) [C]ette obligation de coopération, qui s’applique également dans les affaires interétatiques (voir Géorgie c. Russie (I) précité, §§ 99-110), revêt une importance particulière pour la bonne administration de la justice lorsque la Cour est amenée à accorder une satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention dans ce type d’affaires. Elle s’applique aux deux parties contractantes : d’une part au gouvernement requérant, qui doit, conformément à l’article 60 du règlement, étayer ses prétentions, mais également au gouvernement défendeur, à l’égard duquel l’existence d’une pratique administrative en violation de la Convention a été constatée dans l’arrêt au principal. »

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Concernant les deux requêtes

1. Dit que l’État défendeur a manqué à ses obligations découlant de l’article 38 de la Convention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative excluant que les juridictions criméennes puissent passer pour avoir été « établies par la loi » au sens de cette disposition ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative consistant à ne pas instaurer de système effectif de renonciation à la nationalité russe ;
4. Déclare recevable le grief formulé par le gouvernement requérant relativement à l’existence alléguée d’une pratique administrative de violation du droit au respect de la vie familiale de détenus criméens découlant du transfert de ces détenus de la Crimée vers des établissem*nts pénitentiaires situés sur le territoire de la Fédération de Russie et dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention à raison de cette pratique ;
2. Concernant la requête no 20958/14

1. Dit qu’elle est compétente pour examiner les griefs formulés par le gouvernement requérant pour autant qu’ils portent sur des faits survenus avant le 16 septembre 2022 ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative de disparitions forcées et d’un défaut d’enquête effective sur les allégations de disparitions forcées ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative de mauvais traitements infligés à des soldats ukrainiens, à des personnes d’origine ethnique ukrainienne, à des Tatars de Crimée et à des journalistes ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 de la Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative de détentions au secret non reconnues de soldats ukrainiens, de personnes d’origine ethnique ukrainienne, de Tatars de Crimée et de journalistes ;
5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative d’interventions et de perquisitions arbitraires dans des lieux d’habitation privés ;
6. Dit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative de harcèlement et d’intimidation de dirigeants religieux ne se conformant pas au culte orthodoxe russe (en particulier de prêtres orthodoxes ukrainiens et d’imams), d’interventions arbitraires dans des lieux de culte et de confiscation de biens religieux ;
7. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative de répression contre des médias non russes, notamment de chaînes de télévision ukrainiennes et tatares de Crimée ;
8. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative d’interdiction de rassemblements publics et de manifestations de soutien à l’Ukraine et à la communauté tatare de Crimée ainsi que d’intimidations et de détentions arbitraires visant les organisateurs de telles manifestations ;
9. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative d’expropriation sans indemnisation de biens appartenant à des personnes civiles ou à des entreprises privées ;
10. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative de bannissem*nt de la langue ukrainienne dans les écoles et de persécution d’élèves ukrainophones ;
11. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative de restriction de la liberté de circulation entre la Crimée et l’Ukraine continentale résultant de la transformation de facto (par l’État défendeur), de la ligne de démarcation administrative en une frontière d’État séparant la Fédération de Russie et l’Ukraine ;
12. Dit qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec les articles 8, 9, 10, 11 de la Convention et avec l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative prenant pour cibles les Tatars de Crimée ;
3. Concernant la requête no 34338/18

1. Dit qu’elle est compétente pour examiner les griefs formulés par le gouvernement requérant pour autant qu’ils portent sur des faits survenus avant le 16 septembre 2022, et aussi ultérieurement mais pour les seules situations de détention nées antérieurement à cette date ;
2. Dit que les faits liés à des événements survenus en Crimée dénoncés par le gouvernement requérant relèvent de la « juridiction » de la Fédération de Russie au sens de l’article 1 de la Convention, et rejette l’exception préliminaire d’incompatibilité ratione loci avec les dispositions de la Convention et de ses protocoles soulevée par le gouvernement défendeur à cet égard ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner plus avant la question de la juridiction de l’État défendeur au sens de l’article 1 de la Convention en ce qui concerne les faits dénoncés par le gouvernement requérant qui se seraient produits sur les territoires contrôlés par la « RPD » et la « RPL » ;
4. Dit que les faits liés à des événements supposément survenus au Bélarus qui sont dénoncés par le gouvernement requérant ne relèvent pas de la « juridiction » de l’État défendeur aux fins de l’article 1 de la Convention ;
5. Déclare irrecevable le grief formulé par le gouvernement requérant sur le terrain de l’article 8 de la Convention quant à une impossibilité d’obtenir le retour en Ukraine des « prisonniers politiques ukrainiens » ayant été arrêtés et condamnés dans la Fédération de Russie puis incarcérés dans des établissem*nts pénitentiaires situés dans la Fédération de Russie, eu égard au fait qu’il ne relève pas de la compétence ratione materiae de la Cour ;
6. Déclare que la règle de l’épuisem*nt des voies de recours internes ne s’applique pas dans les circonstances de l’espèce et, en conséquence, rejette l’exception préliminaire de non-épuisem*nt des voies de recours internes soulevée par le gouvernement défendeur ;
7. Joint au fond la question du respect du délai de six mois et la rejette après examen du fond ;
8. Déclare recevables les griefs formulés par le gouvernement requérant dans la requête no 38334/18 qui sont exposés aux points 9 à 14 ci-dessous, et déclare irrecevable le surplus de la requête ;
9. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative de mauvais traitements infligés aux « prisonniers politiques ukrainiens » en Crimée et dans la Fédération de Russie ;
10. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à raison du défaut d’enquête effective s’agissant de mauvais traitements infligés aux « prisonniers politiques ukrainiens » en Crimée et dans la Fédération de Russie ;
11. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à raison de l’existence d’une pratique administrative consistant à détenir des prisonniers dans de mauvaises conditions au SIZO de Simferopol (Crimée) ;
12. Dit qu’il y a eu violation des articles 5 et 7 de la Convention à raison d’une pratique administrative toujours en cours consistant à priver de liberté, à inculper et à condamner irrégulièrement des « prisonniers politiques ukrainiens » reposant sur l’application du droit russe en Crimée ;
13. Dit qu’il y a eu violation des articles 10 et 11 de la Convention à raison de l’existence en Crimée d’une pratique administrative consistant à priver de liberté, inculper et condamner irrégulièrement des « prisonniers politiques ukrainiens » pour avoir exercé leurs libertés d’expression, de réunion pacifique et d’association ;
14. Dit qu’il y a eu violation de l’article 18 combiné avec les articles 5, 6, 8, 10 et 11 de la Convention à raison de l’existence en Crimée d’une pratique administrative toujours en cours consistant à restreindre les droits et libertés garantis par la Convention visant les « prisonniers politiques ukrainiens » et poursuivant un but inavoué non prévu par la Convention.
4. Application des articles 41 et 46 de la Convention

1. Dit que l’État défendeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer, dès que possible, le retour, en toute sécurité, des prisonniers en question transférés de la Crimée dans des établissem*nts pénitentiaires situés sur le territoire de la Fédération de Russie ;
2. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;

en conséquence,

a) la réserve en entier ;

b) invite le gouvernement requérant et le gouvernement défendeur à lui adresser par écrit, dans le délai de douze mois à compter de la date de notification du présent arrêt, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la Cour le soin de la fixer au besoin.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 25 juin 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Søren Prebensen Síofra O’Leary
Adjoint à la greffière Présidente

[ANNEXE](https://echr.coe.int/documents/d/echr/hudoc-20958-14-annex-judgment-gc)

* * *

[1] La résolution CM/Res(2022)2 du Comité des Ministres est consultable à cette adresse : https://search.coe.int/cm/Pages/result_details.aspx?ObjectId=0900001680a5da52.

[2] La résolution de la Cour est consultable à cette adresse : https://www.echr.coe.int/documents/d/echr/Resolution_ECHR_cessation_membership_Russia_CoE_FRA.

[3] La résolution de la Cour plénière est consultable à cette adresse : https://www.echr.coe.int/fr/d/resolution_echr_cessation_russia_convention_20220916_eng?p_l_back_url=%2Ffr%2Fsearch%3Fq%3DResolution.

[4] « Euromaïdan » ou « Maïdan » sont des termes couramment employés pour désigner la vague de manifestations qui se déroulèrent en Ukraine entre le 21 novembre 2013 et le 21 février 2014, en réponse semble-t-il à la décision du Conseil des ministres de suspendre les préparatifs de la signature de l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne. Les manifestations aboutirent à la révolution ukrainienne de 2014 (également connue sous le nom de « Révolution de la dignité ») et se soldèrent, fin février 2014, par l’éviction de Viktor Ianoukovitch, quatrième président de l’Ukraine. Par la suite, le système politique ukrainien connut une série de changements, notamment la formation d’un nouveau gouvernement provisoire, le rétablissem*nt de la précédente Constitution et la tenue d’élections présidentielles improvisées. Pendant le Maïdan, plus de cent personnes liées aux manifestations auraient été tuées, dont plus de soixante-dix par balle, et environ un millier de manifestants auraient été blessés. Par ailleurs, les manifestations auraient fait au moins treize morts et environ mille blessés dans les rangs de la police (pour plus de détails, voir Shmorgunov et autres c. Ukraine, nos 15367/14 et 13 autres, §§ 9-17, 21 janvier 2021).

[5] « Hizb ut‑Tahrir » – le Parti de la libération islamique, est une organisation islamique internationale qui possède des ramifications dans de nombreuses régions du monde, notamment au Moyen-Orient et en Europe. Elle prône le renversem*nt de gouvernements et leur remplacement par un État islamique qui rétablirait le régime du califat. Hizb ut-Tahrir a fait son apparition parmi les Palestiniens de Jordanie au début des années 1950. Elle a fait des adeptes, peu nombreux mais très engagés, dans un certain nombre d’États du Moyen‑Orient et a développé sa popularité parmi les musulmans d’Europe occidentale et d’Indonésie. Elle a commencé à opérer en Asie centrale au milieu des années 1990 et a gagné des partisans résolus en Ouzbékistan et dans une moindre mesure dans les pays voisins, au Kirghizistan, au Tadjikistan et au Kazakhstan (Kasymakhunov et Saybatalov c. Russie, nos 26261/05 et 26377/06, § 7, 14 mars 2013).

[6] Pour plus de détails, voir https://www.gov.uk/government/news/home-secretary-declares-hizb-ut-tahrir-as-terrorists (dernière consultation le 17 avril 2024).

[7] Consultable à cette adresse : https://rsf.org/fr/chronique-des-attaques-contre-les-médias.

[8] Le Mejlis des Tatars est le haut représentant et l’organe exécutif des Tatars de Crimée. Il a été fondé en 1991 aux fins de la défense des intérêts des Tatars de Crimée devant les autorités ukrainiennes et criméennes ainsi qu’au sein des organisations internationales.

[9] Outre ces affaires, la Cour a dit, dans des arrêts qui concernaient des allégations de violation de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention (Dobrovitskaya et autres c. République de Moldova et Russie [comité], nos 41660/10, 8064/11, 25197/11, 6151/12, 28972/13 et 29182/14, 3 septembre 2019, et Golub c. République de Moldova et Russie [comité], no 48020/12, § 57, 30 novembre 2021), que les décisions portant interdiction de quitter le territoire de la « RMT » que les autorités de la « RMT » avaient prises à l’égard des requérants n’étaient pas conformes au droit moldave et étaient donc illégales.

CEDH, AFFAIRE UKRAINE c. RUSSIE (CRIMÉE), 2024, 001-234984 (2024)

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